Le goût de la cerise (08.06.2011)

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Une idée lumineuse : en 1997, le jury du festival de Cannes, présidé par Isabelle Adjani, décida de décerner une double palme d'or, à Shohei Imamura pour L'anguille et à Abbas Kiarostami pour Le goût de la cerise. Bien sûr, le public s'en ficha comme de son premier et dernier Apichatpong Weerasethakul, ce qui fit plafonner les deux titres gagnants autour de 160 000 entrées. Peu importe. Dans le cas de Kiarostami, la récompense venait signaler le pic d'une extraordinaire période courant sur une dizaine d'années, ayant débuté avec la découverte occidentale de Où est la maison de mon ami ? (1988) et qui allait bientôt se clore avec Le vent nous emportera (1999).

Les travaux suivants du cinéaste - comme, probablement, ses précédents - ont leur beauté, mais ceux des années 90 sont admirables pour leur capacité à nous ouvrir à un monde, à extirper de sa réalité des récits divers et à tenir des propos variables, tout en empruntant, à chaque fois, peu ou prou, les mêmes chemins. Subtilement auto-réflexifs, basés sur les figures du retour, de la spirale, de la boucle, les films de cette série dialoguent les uns avec les autres.

Ici, le goût de la cerise, c'est le goût de la vie, que semble avoir perdu Monsieur Badii. Cet homme, nous le suivons pendant 90 minutes, presque en temps réel, alors qu'il sillonne à bord de son Range Rover les alentours de Téhéran à la recherche d'une bonne âme susceptible de l'aider à mener à bien un projet qu'il tarde à (nous) révéler. Son 4x4, nous le quittons très rarement, et lorsque cela arrive, il n'est jamais très loin. La mise en scène d'un trajet est fréquente chez Kiarostami. Il sait que le déplacement automobile est un fantastique moteur narratif. Il n'y a qu'à filmer la route qui défile et c'est tout le film qui avance et qui ne cesse de s'ouvrir aux possibilités de l'espace et du temps. Un jeu s'instaure entre l'intérieur et l'extérieur, une alternance entre les vues embarquées, au plus près du conducteur, et celles, beaucoup plus larges, qui suivent de loin le véhicule en train de se frayer son chemin ou de s'arrêter au cœur du paysage.

Mais la voiture de Monsieur Badii, c'est un peu, déjà, son tombeau, son trou. Comme celui qu'il vient de creuser, celui dans lequel il mourra et sera enterré ou duquel il sera extirpé vivant au petit matin, cela dépendra... Dès le premier plan du film, l'homme est au volant, dans l'habitacle. Il en sortira peu. La vie, elle est au dehors et elle tente de le retenir, lui, le suicidaire. La tension qui se crée entre le dedans et le dehors structure le récit et agit sur plusieurs plans, suivant une évolution rigoureuse. Le prologue montre quelques personnes abordées à travers la fenêtre du véhicule en marche et qui refusent le dialogue ou proposent des choses qui n'intéressent pas le conducteur. Pris en stop, un jeune militaire accepte, malgré sa réserve, la balade proposée mais s'enfuit aussitôt la mission exposée au bord de la "tombe". Ensuite, un séminariste grimpe sans problème pour faire le même tour. Mais pour rendre cette rencontre possible, Monsieur Badii a déjà dû descendre de son véhicule. Essuyant à nouveau un refus, il jette son dévolu sur un vieux taxidermiste, qui se porte volontaire pour l'aider dans son funeste projet. Pourtant, ce nouvel échange, loin de l'apaiser, va le pousser un temps hors de son refuge à quatre roues, l'entraîner dans une course soudaine pour poser une dernière question à son passager. Au fur et à mesure, Monsieur Badii est donc ramené vers l'extérieur, vers la vie.

Notons que chaque trajet, bien qu'ayant le même but, diffère. Le premier tourne court, le deuxième est bouclé normalement, le troisième se prolonge à la faveur de multiples détours. Cette progression déstabilise encore le désespéré (dont il faut préciser que nous ne savons rien de tout le film, sinon, justement, le désespoir). L'espace s'y met, la parole aussi. Le militaire est peu loquace et se contente de réponses brèves et peu assurées. Le séminariste provoque la discussion sur le thème de l'interdit religieux du suicide. Le taxidermiste se lance dans un long monologue, tentant de convaincre Monsieur Badii tout en respectant son choix.

Celui-ci est donc en train d'effectuer un passage. Il s'efface, il s'enfonce. Une séquence de transition, aux accents antonioniens, le surprend à regarder les travaux qui s'effectuent dans une carrière. Les monceaux de terre et de gravats qui s'abattent le font par moments disparaître derrière un écran de poussière. Mais il faut bien voir que ce n'est justement que de la poussière et entendre que les bruits assourdissants envahissant la bande son sont exactement ceux des engins du chantier. En effet, la grandeur du cinéma de Kiarostami est là : jamais l'élévation du propos ne se fait à la suite d'un détachement du réel. Les deux sont présents dans le plan, en même temps, et nous sommes libres de lire celui-ci "à plat" ou "en profondeur".

Dans Le goût de la cerise, nous sommes libres aussi de conclure. Il n'y a pas de retour bienheureux à la vie. Kiarostami ne filme pas un retournement positif mais bien le vacillement d'une conscience. L'incongruité de certains détails, l'astuce malicieuse qui consiste à différer le dévoilement du projet de Monsieur Badii (sa ronde automobile a, au début, des allures de drague homosexuelle), l'appel par le vieux taxidermiste à profiter du goût de la mure et de la cerise, ainsi que les dernières images, hors fiction, ensoleillées et légères, ne suffisent pas à masquer la noirceur du propos, l'inquiétude devant ce pays noyé dans la poussière, les interrogations naissant de ce défilé social et culturel dans la voiture (un Kurde, un Afghan, des allusions aux guerres menées par l'Iran... : tout cela ne peut être anodin).

Cette douleur rentrée est merveilleusement rendue par l'acteur Homayoun Ershadi. Autant que son mutisme final, son énervement grandissant face aux tergiversations du jeune soldat bouleverse. A l'instar de sa voiture, ses phrases se mettent à tourner, à partir dans une spirale sans fin. Elles sont alors, aussi, à l'image du cinéma de Kiarostami, dont Ershadi devient le double comme le font sentir les plans subjectifs du début. Qui parle ? Est-ce le personnage ou le cinéaste en reportage ? Ces questions viennent avec les premières images, déjà, sans les parasiter pour autant. Et l'étonnant final voit débouler Kiarostami lui-même. Pour désamorcer peut-être, stimuler encore et toujours, certainement.

 

(Note rédigée dans le cadre d'un concours organisé par PriceMinister. Page du DVD du Goût de la cerise sur le site.)

 

kiarostami,iran,90sLE GOÛT DE LA CERISE (Ta'm e guilass)

d'Abbas Kiarostami

(Iran / 95 mn / 1997)

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