Duch, le maître des forges de l'enfer (06.02.2012)

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Quelques années après avoir tourné S21, la machine de mort khmère rouge, Rithy Panh a saisi l'occasion du procès de Kaing Guek Eav (finalement condamné au début de ce mois à la perpétuité) pour rencontrer cet homme qui, sous le nom de Duch, a dirigé sous Pol Pot la prison de Phnom Penh où près de 13000 personnes furent torturées et exécutées. Le cinéaste a laissé s'exprimer pendant des heures l'ancien dignitaire et en a tiré ce documentaire dans lequel aucune autre parole, pas même la sienne, ne se fait entendre.

Au-delà du témoignage pour l'histoire, l'idée est donc de chercher à voir s'il est possible de s'immiscer dans le cerveau d'un homme qui peut personnifier le Mal, même présenté sous une apparence banale, et de comprendre à travers lui les rouages d'une idéologie criminelle. Cette mise à jour est facilitée par le fait que Duch est un intellectuel, comme il se définit lui-même, un formateur qui excella à diffuser le poison khmer dans les esprits de ses subordonnés. D'un côté, l'homme vante ses propres mérites, son professionnalisme, sa capacité à faire son travail, son inventivité productive. De l'autre, il se dit le simple instrument d'une machine qui a tout broyé sur son passage. Son discours éclaire donc sur le fonctionnement de ce totalitarisme-là. En revanche, cerner le personnage est beaucoup plus compliqué. Rithy Panh en est conscient mais il prend ce risque.

La parole de Duch oscille constamment entre deux pôles : elle revendique ou dédouane. Elle véhicule l'aveu ou la négation. Le chemin vers la vérité est plein d'embûches et il est souvent inaccessible. De plus, Duch est ici interrogé entre deux procès, incarcéré. Ce qu'il livre à Rithy Panh fait donc aussi partie, d'une certaine matière, de sa stratégie de défense. Il est ainsi fort probable qu'il s'applique à "lâcher" la plupart des choses qui sont de toute manière prouvées par les documents regroupés pour mieux en dissimuler d'autres. Parfois, devant les témoignages à charge montrés par le cinéaste, il laisse échapper un rire. Les rescapés et les familles de victimes doivent trouver dans ce rire un mépris insupportable. Rithy Panh le premier. Mais il faut souligner que s'il laisse toute latitude verbale à Duch sans aller le reprendre, il ne cherche pas non plus à le pièger en le volant à l'aide de sa caméra.

Toutefois, entre ou "sous" les propos de Duch sont régulièrement glissées d'autres images que celles du vieillard parlant derrière une table. Elles appartiennent à la propagande khmère quand elles montrent les populations au travail (forcé) ou les dirigeants en action, ou bien elles viennent d'autres sources lorsqu'elles donnent à voir des charniers. Mais un troisième type est le plus souvent utilisé : Rithy Panh intègre de longs extraits de son propre documentaire S21, extraits montrés, au moins pour une partie d'entre eux, à Duch, à l'aide d'un ordinateur portable. Cet apport est la seule contradiction que s'autorise à apporter le cinéaste à son interlocuteur. Il permet parfois d'accompagner une phrase ou une expression (par exemple, lorsque Duch dit qu'il ne "voulait pas voir", déboule le plan d'une main masquant un objectif) et, plus souvent, de contextualiser certains propos. A certains moments pourtant, surtout lorsqu'il s'agit de courts inserts, le lien, la signification, sont obscurs.

Avançant au gré de l'esprit tortueux de son sujet, Duch, le maître des forges de l'enfer est un film important pour de multiples raisons dépassant le cadre de cette modeste note mais, bien qu'il soit aussi effroyable à écouter, il me semble moins impressionnant cinématographiquement que S21, le document-matrice dont il découle.

 

duch00.jpgDUCH, LE MAÎTRE DES FORGES DE L'ENFER

de Rithy Panh

(France - Cambodge / 103 mn / 2011)

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