D'accord, la première demi-heure de La Vie d'Adèle n'est qu'une mise en place. Si, déjà, l'accumulation de moments sonnent justes, l'emballement tarde quelque peu. Mais l'inquiétude ne pointe pas puisque l'on sait que le film va s'étendre et travailler sur la longueur, qu'Abdellatif Kechiche en a forcément pensé le mouvement en fonction de ces trois heures de projection. Et effectivement, ces premières scènes, en un sens uniquement de situation, s'avèrent nécessaires pour que l'on sente, en un instant, la poussée du décollage, que l'on ait conscience de prendre le dernier virage avant la longue série d'ascensions.
Ce moment est celui du baiser échangé dans un escalier du lycée, coup de théâtre mais aussi brusque changement de braquet, élévation de l'intensité dans l'effort. A partir de là, le film décolle, et nous, on colle à Adèle, au plus près de son trouble, de ses craintes et de ses désirs. En cyclisme, nous serions dans une étape de montagne où les cols se succèdent, mais passés à la mi-journée, le dernier étant situé assez loin de la ligne d'arrivée. C'est en effet au centre du film que l'on est plongé dans les séquences les plus denses : fête, sexe, liesse... La Vie d'Adèle est pensée en ces termes de montée et de descente, Kechiche faisant et tenant le pari que la tension et l'attention ne retomberont pas dans la dernière ligne droite.
Ce relief particulier est aussi une conséquence de la construction en deux volets dont le collage bord à bord provoque un effet de miroir. Chaque face réfléchit l'autre, la trajectoire d'Adèle se reflète. Montée et descente, naissance et mort d'un amour, mais aussi passage de l'étudiante à l'enseignante, symétrie d'aventures avec deux hommes. En décentrant l'axe des miroirs, on observe en outre deux confrontations parentales, deux fêtes à la maison, deux expositions... Autre opposition, ou écart, celui de l'âge des deux filles, faible mais rendu très sensible, ce qui n'est pas, au cinéma, si fréquent (on peut dire qu'ici la bouille d'Adèle suffit à prouver sa jeunesse).
L'opposition est aussi de classe, ce qui nous entraîne, en même temps que sur le terrain du réalisme, sur celui du social. Alors, Kechiche, cinéaste réaliste et social ? Sans doute, mais à sa manière. Disons qu'il s'y intéresse fortement mais autrement, qu'il en passe par là pour attraper autre chose au vol. La façon dont il s'approche de son Adèle impressionne. Il le fait d'abord ponctuellement, insérant ces plans qui en seraient presque, dans les premières minutes, gênants. Puis il l'enserre véritablement, la tient et ne la lâche plus. Dans la très belle séquence du premier échange au bar, le plan qui cadre Adèle littéralement cernée par les lesbiennes, signe magistralement cette emprise. Adèle est toute entière sur l'écran et ne s'éloignera pas avant l'ultime minute. Kechiche vient donc au plus près d'elle, de sa peau, de sa bouche. Un pas de plus et on ne verrait plus rien. Même si nous en avons vu d'autres, les scènes d'amour laissent penser que l'on ne peut pas aller plus loin sur ce plan. Impression faussée, peut-être, et qui sera éventuellement contredite dans quelques mois, qui sait ? Peu importe. En ces instants, on se trouve bien au cœur. Et Kechiche se tient sur la crête.
On le sait, il filme sa formidable actrice jusqu'à ce qu'il capte quelque chose de rare (je n'oublie pas Léa Seydoux, mais nous sommes bien dans La Vie d'Adèle : tout passe par elle). Il la met en "danger" et regarde. Face aux autres, Adèle (le personnage), semble désirante mais sur la défensive, en attente de quelque chose. Elle n'est pas inactive, au contraire, mais elle prend ce qui vient à elle, avec maladresse parfois, voracité toujours. Comme acculée, elle ne repousse pas, elle ingurgite, elle se nourrit de tout. Elle prend des baffes mais aussi des forces pour plus tard.
Dans tout ça, dans ce film qui est d'abord, rappelons-le après tout le monde, un grand film d'amour et un saisissant portrait de fille, le social est tour à tour présent (les descriptions sont nettes et précises) et évacué du cadre. Le regard n'est pas porté sur la société directement, il l'est sur Adèle, qui y est intégrée et qui s'y débat. Et quand la passion amoureuse devient le sujet unique du film, l'environnement ne devient plus qu'un fond, une toile qui ne doit pas distraire du spectacle de ces deux visages et de ces deux corps qui s'entremêlent. Dans la seconde partie, les séquences dans l'école maternelle frappent d'une part par la façon dont les collègues restent à l'arrière-plan et d'autre part par la teneur des plans réservés aux enfants, qui véhiculent d'abord le regard d'Adèle avant d'aider à notre compréhension par des liaisons narratives et un assemblage traditionnel. De la même manière, on remarquera que la (deuxième) scène de retrouvailles au café, qui débouche sur un jeu physique douloureux et sexuel, ne dispense pas, contre toute attente, de plan de réaction d'autres clients, pourtant bien présents.
Tout est donc soumis au flux et aux fluides d'Adèle (ceux sortant de ses yeux, de son nez, de sa bouche et de son sexe). Dans le film, devait alors forcément prendre place une séquence de baignade en mer, là où Adèle se laisse ballotter par les vagues. Le style cinématographique de Kechiche est là, dans ce flux et, surtout, ce reflux qui irriguent tous ses films, qui les caractérisent chacun, des détails à l'ensemble. Il suffit de penser à ces scènes d'engueulades qui, toujours, trouvent à se relancer, qui ne s'épuisent jamais au premier coup. Ces mouvements sous la surface provoquent aussi des remous (d'où le vertige qui nous prend dans les moments les plus incandescents), des superpositions de forces contraires. L'évidence de ces courants est la plus forte lorsque l'oralité est à l'honneur. La fête organisée par Adèle pour Emma et ses amis des Beaux-Arts constitue sans aucun doute, de ce point de vue, l'un des sommets de l'art de d'Abdellatif Kechiche. Porteuses de sens social, les paroles s'y croisent sans jamais coïncider. Cette disjonction est prolongée dans l'image par l'organisation de l'espace en tranches successives, le fond du plan ajoutant une dimension, une toile où est projeté Le Journal d'une fille perdue de Pabst et de Louise Brooks. Projection vivifiant encore le dispositif scénique et gratifiante pour le spectateur. Projection impudique, voire prétentieuse. Passons sans état d'âme : la puissance se dégageant, lorsqu'il est à son meilleur, du cinéma de cet homme-là est si rare par ici.