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france - Page 4

  • Les adieux à la reine

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    Quatre journées de juillet 1789, à partir du 14, vues à travers les yeux de la lectrice de Marie-Antoinette, à la cour de Versailles, observée comme par le trou de la serrure. Un tournage effectué pour une bonne part sur place. Une proximité avec les personnages entretenue par une caméra agile et tenace.

    On pense d'abord que la grande affaire des Adieux à la reine sera celle du réalisme dans la reconstitution historique. Or, ce réalisme est vite recouvert par autre chose, qui fait le prix du film de Benoit Jacquot. La façon dont celui-ci colle aux basques de sa Sidonie Laborde peut rappeler, superficiellement, la méthode des frères Dardenne. La jeune femme que campe Léa Seydoux serait un petit soldat s'activant au service de la reine. Mais la part d'aveuglement qui entre en jeu dans son application à servir Marie-Antoinette est suffisamment relevé, et surtout, là où Rosetta avançait inlassablement, Sidonie, elle, traverse. Jacquot la suit dans les couloirs, la cadre dans les enfilades de portes, joue de la perspective et du défilement.

    Cette manière de faire séduit ici, justement, parce que c'est Versailles qui est traversé. Le lieu, si chargé, n'est pas admiré. Pas de plan décoratif dans Les adieux à la reine (un seul plan général, me semble-t-il, très bref, lors de la promenade en barque). Dans la scène du salon de la reine, au cours de laquelle celle-ci brûle des lettres et fait attendre Sidonie à la porte, le plan séquence permet d'aller de l'une à l'autre en balayant la pièce, et ce mouvement, il n'est impulsé que par ce qui circule entre les deux personnages et donne à sentir le lien qui se tisse, élément bien plus important que le décor, le mobilier.

    Contraint de filmer des bouts de façades et de "perforer" l'espace des salles et des couloirs pour évacuer du cadre le plus simplement possible les signes d'aujourd'hui, Jacquot parvient par ce geste à lier forme et fond. Le prisme est celui du regard de Sidonie. Nous l'épousons, même si nous observons forcément avec amusement la façon dont les informations relatives aux événements de la Bastille arrivent jusqu'aux arrières-salles de Versailles.

    Mais ce qui est important, me semble-t-il, c'est que, au fur et à mesure, ce regard devient sujet à caution. Les nuits au château deviennent progressivement plus importantes que les jours. Les chutes, les affaissements, les évanouissements et les assoupissements s'enchaînent. Sidonie tombe dans le sommeil à plusieurs reprises, inopinément. Dès lors, ne rêve-t-elle pas ? A partir d'une magnifique scène-pivot, agitation spectrale d'aristocrates dans l'un des boyaux de Versailles, l'onirisme ne prend-il pas le pouvoir sur le film ? Sidonie, que quelques cadrages destineraient plutôt à devenir une future Mme Campan (Noémie Lvovsky), rêve de prendre place tout près de la reine, dans son cœur. Elle se sent dans la peau de Gabrielle de Polignac (Virginie Ledoyen), amante (?) de Marie-Antoinette. Elle fantasme.

    Et elle le réalise en quelque sorte, grâce ou à cause, d'une "manipulation a posteriori" de la reine à son encontre. A la fin, sa calèche s'enfonce dans le noir d'une forêt, nous laissant sur un doute. Celle qui daigne se présenter uniquement à ce moment-là (en voix-off), n'a-t-elle pas affabulé tout du long ? Pour une lectrice, cela n'aurait rien d'étonnant. D'ailleurs, cela expliquerait aisément la faculté qu'elle aura eu à attraper toutes ces conversations et cela rendrait logique les disparitions soudaines de certaines silhouettes (le gondolier). Pour ne rien dire de ces trouées à la lisière du fantastique : la reine et sa bougie, dans le couloir, ces aristocrates au teint blafard, affolés. Leur monde se meurt. Il se meurt de n'avoir regardé le peuple que dans l'entrebâillement d'une porte de calèche (Les adieux à la reine est un grand film de portes entrouvertes et de rideaux écartés).

    La musique de Bruno Coulais, que l'on craint au début envahissante, agit en fait comme signe de ce glissement. Elle accompagne parfaitement la démarche du cinéaste qui filme une classe dominante inquiète et un changement d'époque comme un passage d'une dimension à une autre, du réel à l'onirique. Ce dernier restant cependant toujours attaché au corps et donc au dynamisme et au désir.

     

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    jacquot,france,histoire,2010sLES ADIEUX A LA REINE

    de Benoit Jacquot

    (France - Espagne / 100 min / 2012)

  • Je crois que je l'aime

    jecroisqueje.jpg

    Le patron d'une grande entreprise tombe amoureux d'une céramiste mais leur histoire met du temps à se nouer car il la fait espionner par un collègue avant de s'engager vraiment.

    C'est une comédie française versant "Qualité" rendue plutôt confortable par la simplicité de la mise en scène de Pierre Jolivet et le métier d'un couple attachant. Les seconds rôles font leur travail, tout comme les dialoguistes qui parviennent à faire sourire de temps à autre. Le film critique gentiment la vie des businessmen, prône la sincérité et le cosmopolitisme.

    On aimerait que le récit quitte au moins pour quelques instants les rails fixés au sol mais les conventions persistent à s'imposer d'un bout à l'autre. Si elles sont, dès le coup de foudre initial, assumées, elles ne donnent pas moins l'impression d'un film-programme sans aucune surprise, hormis deux ou trois tours de forces scénaristiques maladroits. Je crois que je l'aime ne donne guère à penser, et pas plus à s'émouvoir.

    Question : Le fait que Vincent Lindon semble ici un peu au-dessus de sa partenaire est-il le seul à l'origine du sentiment que le personnage féminin, l'artiste, fait finalement plus de chemin vers le grand patron que celui-ci n'en fait dans l'autre sens ?

     

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    jecroisqueje00.jpgJE CROIS QUE JE L'AIME

    de Pierre Jolivet

    (France / 90 min / 2007)

  • Solo

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    Bien que je savais la réputation de ce film-là bonne, la découverte de Solo a été pour moi, assez peu familier du cinéma de Jean-Pierre Mocky, une excellente surprise. Laisser-aller technique, facilité des caricatures, raccourcis narratifs... tout ce qui est habituellement retenu, à tort ou à raison, pour poser les limites du travail du bonhomme s'effacent ici ou bien sont retournées à son avantage.

    Solo, tourné en très peu de temps, est un film qui va vite, toujours en mouvement. Devant une caméra extrêmement mobile, soumise à un découpage nerveux, l'histoire racontée est celle d'une course poursuite entre la police et un groupe d'anarchistes ayant décidé de passer à l'action terroriste. A cette poursuite s'ajoute une autre : Vincent, violoniste et arnaqueur de bourgeois(es), court après le chef de la bande, qui n'est autre que son jeune frère, Virgile, dans le but de limiter les dégats et le protéger. Le sentiment d'urgence est donc redoublé. Régulièrement, le montage se fait parallèle et montre deux actions en cours simultanément, entrelaçant ainsi les trajectoires et préparant une fin douloureusement ironique, au cours de laquelle les retrouvailles ne pourront se faire malgré la proximité. D'une séquence à l'autre ou d'un plan à l'autre, nous sautons souvent par ellipses et ces accélérations libèrent presque un parfum d'irréalité. Les personnages, qui ne cessent d'utiliser des moyens de locomotion (voiture, bateau, train, camion...), sont élevés par moments au rang de figures, comme lors des affrontements entre les deux frères séparés et les deux policiers en charge de l'enquête, en retard mais finalement toujours là où les choses se passent. L'ambiance nocturne (l'histoire se déroule en une seule nuit) accentue l'étrangeté.

    Le film est double à bien des égards. Il est par exemple à la fois décalé et en plein dans son époque. Il évoque, à travers ses seconds rôles notamment, le cinéma français des années trente et aborde pourtant un sujet alors brûlant d'actualité (68 et après ?). Un leitmotiv musical de Moustaki l'enveloppe de manière nostalgique, pesante (au bon sens du terme), laissant peu d'espoir. Solo est une course à perdre haleine dans laquelle ce sont les cadavres qui égrènent le compte à rebours. Les protagonistes vont à leur perte en toute conscience mais ne peuvent s'empêcher de rester en mouvement, pour se sentir vivre. Un duel entre deux hommes du même groupe provoque un double effondrement, de part et d'autre d'un revolver tombé au sol. La mise en scène de Mocky est inspirée, expressive mais aussi, parfois et de manière assez inattendue, subtile (pour ce qui est des touches humoristiques, entre autres).

    Comme la musique calme le jeu, apporte une épaisseur, une ombre et une émotion, les personnages ont le temps de discourir. Et ces discours, le cinéaste les désamorce parfois mais les écoute toujours. Si des aberrations et des sottises sont proférées par ces gens, ceux-ci sont sauvés par leurs convictions et leur énergie. On sait pertinemment à qui va sa sympathie mais il ne tape pas aveuglément : dans Solo, Mocky ne se moque pas. Cette attitude se vérifie jusque dans la description du travail des flics, jamais montrés comme étant des imbéciles. Quant aux bourgeois, ils ne font de toute façon que (tré)passer. S'il fait sourire parfois, Mocky ne rabaisse pas.

    A l'écran, il joue lui-même Vincent, séduisant, de noir vêtu, s'exprimant d'une voix faussement neutre qui va à merveille avec le personnage, solo... ce qui ne veut pas dire sans morale, ni sans fidélité, ni sans cœur.

     

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    mocky,france,polar,70sSOLO

    de Jean-Pierre Mocky

     (France - Belgique / 83 min / 1970)

  • Duch, le maître des forges de l'enfer

    duch.jpg

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    Quelques années après avoir tourné S21, la machine de mort khmère rouge, Rithy Panh a saisi l'occasion du procès de Kaing Guek Eav (finalement condamné au début de ce mois à la perpétuité) pour rencontrer cet homme qui, sous le nom de Duch, a dirigé sous Pol Pot la prison de Phnom Penh où près de 13000 personnes furent torturées et exécutées. Le cinéaste a laissé s'exprimer pendant des heures l'ancien dignitaire et en a tiré ce documentaire dans lequel aucune autre parole, pas même la sienne, ne se fait entendre.

    Au-delà du témoignage pour l'histoire, l'idée est donc de chercher à voir s'il est possible de s'immiscer dans le cerveau d'un homme qui peut personnifier le Mal, même présenté sous une apparence banale, et de comprendre à travers lui les rouages d'une idéologie criminelle. Cette mise à jour est facilitée par le fait que Duch est un intellectuel, comme il se définit lui-même, un formateur qui excella à diffuser le poison khmer dans les esprits de ses subordonnés. D'un côté, l'homme vante ses propres mérites, son professionnalisme, sa capacité à faire son travail, son inventivité productive. De l'autre, il se dit le simple instrument d'une machine qui a tout broyé sur son passage. Son discours éclaire donc sur le fonctionnement de ce totalitarisme-là. En revanche, cerner le personnage est beaucoup plus compliqué. Rithy Panh en est conscient mais il prend ce risque.

    La parole de Duch oscille constamment entre deux pôles : elle revendique ou dédouane. Elle véhicule l'aveu ou la négation. Le chemin vers la vérité est plein d'embûches et il est souvent inaccessible. De plus, Duch est ici interrogé entre deux procès, incarcéré. Ce qu'il livre à Rithy Panh fait donc aussi partie, d'une certaine matière, de sa stratégie de défense. Il est ainsi fort probable qu'il s'applique à "lâcher" la plupart des choses qui sont de toute manière prouvées par les documents regroupés pour mieux en dissimuler d'autres. Parfois, devant les témoignages à charge montrés par le cinéaste, il laisse échapper un rire. Les rescapés et les familles de victimes doivent trouver dans ce rire un mépris insupportable. Rithy Panh le premier. Mais il faut souligner que s'il laisse toute latitude verbale à Duch sans aller le reprendre, il ne cherche pas non plus à le pièger en le volant à l'aide de sa caméra.

    Toutefois, entre ou "sous" les propos de Duch sont régulièrement glissées d'autres images que celles du vieillard parlant derrière une table. Elles appartiennent à la propagande khmère quand elles montrent les populations au travail (forcé) ou les dirigeants en action, ou bien elles viennent d'autres sources lorsqu'elles donnent à voir des charniers. Mais un troisième type est le plus souvent utilisé : Rithy Panh intègre de longs extraits de son propre documentaire S21, extraits montrés, au moins pour une partie d'entre eux, à Duch, à l'aide d'un ordinateur portable. Cet apport est la seule contradiction que s'autorise à apporter le cinéaste à son interlocuteur. Il permet parfois d'accompagner une phrase ou une expression (par exemple, lorsque Duch dit qu'il ne "voulait pas voir", déboule le plan d'une main masquant un objectif) et, plus souvent, de contextualiser certains propos. A certains moments pourtant, surtout lorsqu'il s'agit de courts inserts, le lien, la signification, sont obscurs.

    Avançant au gré de l'esprit tortueux de son sujet, Duch, le maître des forges de l'enfer est un film important pour de multiples raisons dépassant le cadre de cette modeste note mais, bien qu'il soit aussi effroyable à écouter, il me semble moins impressionnant cinématographiquement que S21, le document-matrice dont il découle.

     

    duch00.jpgDUCH, LE MAÎTRE DES FORGES DE L'ENFER

    de Rithy Panh

    (France - Cambodge / 103 mn / 2011)

  • Les nouveaux chiens de garde

    nouveauxchiens.jpg

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    Projet initié par un groupe de personnes proches de l'ACRIMED, Les nouveaux chiens de garde est le prolongement cinématographique du livre du même nom publié en 1997 par Serge Halimi (et qui renvoyait lui-même à l'essai de Paul Nizan, Les chiens de garde, 1932). Quinze ans après, une réactualisation a dû être opérée mais rien n'a véritablement changé dans ce monde des médias dominants, cible de ce pamphlet. Au contraire, le constat est sous doute plus désespérant encore.

    Le film expose et dénonce les ahurissantes relations incestueuses existant entre les stars du journalisme, les experts économiques les plus exposés, les hommes politiques au pouvoir et les patrons de grands groupes industriels. Il questionne successivement trois valeurs constamment brandies par ces gens-là qui rient bruyamment des époques précédentes où, rendez-vous compte !, "il y avait un ministre de l'information" : le pluralisme, l'objectivité et l'indépendance. La première serait assurée par la multiplication des supports d'information. Or c'est bien l'uniformité de la parole qui caractérise nos grands médias, les mêmes personnalités s'échangeant à chaque inter-saison les postes de direction et d'animation des titres de presse, des chaînes et des stations de radio. La seconde est l'un des fondements du journalisme et de la recherche. Comment soutenir qu'elle a permis le glissement vers une information cannibalisée par les faits divers et le thème de l'insécurité ? qu'elle guide les expertises de fameux économistes cathodiques louant jusqu'au plus fort de la crise les mérites du libéralisme ? La troisième est la valeur absolue. Mais qu'elle soit revendiquée par des animateurs invitant consciencieusement leurs propres patrons dans leurs émissions, par des journalistes accumulant les prestations commerciales hautement tarifées (les "ménages" pour telle ou telle entreprise) ou par des experts-chercheurs du CNRS jamais présentés comme les administrateurs de grands groupes qu'ils sont aussi, cela est particulièrement dégoûtant.

    Gilles Balbastre et Yannick Kergoat frappent fort et juste. Ils avancent les noms, montrent les documents et les chiffres. Ils tendent quelques pièges et usent de l'arme du montage. "Procédés fallacieux", "amalgames", "manque de nuance" et "absence de contradiction" ont tôt fait de dénoncer certains pantins ici attaqués, tel l'impayable Laurent Joffrin. Pour eux, il est certes plus confortable d'applaudir à l'attribution d'une Palme d'or à Michael Moore...

    Oui, le film est partisan et non, il ne donne pas la parole à ceux qui, de toute façon, la monopolisent déjà. Les images reprises sont souvent connues, comme les petites affaires, les compromis et les pratiques condamnables. Mais les voir regroupées ainsi provoque la nausée. Nausée devant les propos onctueux de Michel Drucker et Jean-Pierre Elkabbach face à un Arnaud Lagardère mal à l'aise de voir ses bottes lêchées à ce point, devant les revirements du rebelle Michel Field, devant la gentillesse d'une Isabelle Giordano acceptant de donner un petit coup de pouce à une nouvelle société pour 12000 euros, devant David Pujadas voulant absolument qu'un ouvrier de Continental lance, avant toute chose, "un appel au calme", devant un Michel Godet économiste qui semble passer sa vie à demander la réduction du SMIC, devant un Alain Minc trouvant que l'économie mondiale est très bien gérée, et j'en passe... Ces images sont là, elles existent, elles sont bien réelles. Elles ne sont pas sorties de leur contexte, qui est parfaitement connu. Le montage auquel elles sont soumises n'est pas mensonger, même si il cherche parfois à provoquer le rire (jaune).

    En revanche, ce montage rend perceptible le formatage de la pensée qui est à l'œuvre depuis des années à travers les médias français les plus influents. Ce système qu'il est vain d'attaquer "de l'intérieur" vu sa capacité à récupérer ses opposants (Field, Val), cette caste regroupant les personnalités les plus en vue dans chacune de ces professions (stupéfiant défilé mensuel de vedettes de l'information, de la politique, de l'économie et de la finance, pour les réunions, à la teneur strictement confidentielle, du "club du Siècle", dans un grand hôtel parisien), ces décideurs vivant dans leur monde, imposent ainsi leur vision de la société, dictent les priorités, bourrent les crânes à grands coups de "sécurité", de "responsabilité", de "réforme", de "modèle anglais" (ou allemand) en une démarche politique allant toujours dans le même sens, et, bien sûr, étouffent les voix discordantes.

    Clairement construit, habillé d'animations et de musiques ludiques, laissant entre les flots d'images télévisées se développer les réflexions d'une poignée de journalistes et économistes "dissidents", se faisant ironique ou direct quand il le faut, ce documentaire peut, dans le même temps, faire rire, mettre en colère et affliger. Il a, parmi ses nombreux mérites, notamment celui de nous faire éteindre cette saloperie de télévision, si la chose n'est pas déjà faite. De toute manière, il n'y passera jamais.

     

    Site du film : ici

     

    nouveauxchiens00.jpgLES NOUVEAUX CHIENS DE GARDE

    de Gilles Balbastre et Yannick Kergoat

    (France / 104 min / 2011)

  • Le Havre

    kaurismäki,france,2010s

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    Oui, je sais, cela ne se fait pas de dire du mal d'un film humaniste à Noël. Mais que voulez-vous... ma déception devant Le Havre a été à la hauteur de l'attente, celle conditionnée par le souvenir des quatre merveilleux opus kaurismäkiens qui le précédent (Au loin s'en vont les nuages, Juha, L'homme sans passé, Les lumières du faubourg). Alors, cette fois-ci, Aki la faute ?

    A notre langue tout d'abord, que Kaurismäki a choisi d'utiliser intégralement. A l'époque, j'avais déjà été un peu moins séduit que d'ordinaire lorsque le cinéaste avait fait appel à sa French connection (J'ai engagé un tueur et La vie de bohème). Aujourd'hui, la transposition en France de l'univers du Finlandais me semble encore moins convaincante. Dès les premières minutes, les dialogues sonnent mal. On devine les énormes efforts que réalise Kati Outinen pour s'exprimer distinctement et ceux des autres pour ralentir leur tempo naturel (Jean-Pierre Darroussin paraissant finalement le plus à l'aise dans cet exercice).

    A ce premier obstacle succède bientôt un autre, celui de l'empilement des références et des signes renvoyant vers le passé. Dans les cadres peu chargés qu'affectionne Kaurismäki, ils se voient d'autant plus. Bien sûr, ses films ont toujours eu un cachet intemporel mais ici, et sans doute le fait que l'on soit en France, sans distance culturelle, n'y est-il pas pour rien, tout paraît clairement daté et pour ainsi dire, vieillot. Dans chaque plan, il faut que l'on remarque tel ustensile désuet, telle marque de produit disparue, telle vieille enseigne, telle vignette automobile, telle voiture d'époque, telle prise de courant hors-norme. Le Havre c'est Jean-Pierre Jeunet meets Robert Bresson. Assez vite monte en nous la sensation d'être enfermé dans la chambre de Papi. Au décor s'ajoutent encore les clins d'œil cinématographiques : l'héroïne s'appelle Arletty, le héros Marcel (Marx, mais on pourrait entendre Carné). Le réalisme poétique des années 30 a déjà suffisamment d'ennemis comme ça pour que ses amis ne lui rendent pas d'aussi mauvais services, en le congelant de la sorte...

    Bien évidemment, la raideur que Kaurismäki impose à ses collaborateurs est encore à l'origine de quelques agréables compositions contrastées mais le film s'enlise dans son train-train et ne redémarre qu'en de rares occasions. Cela survient en général lorsque les personnages bougent vraiment ou lorsque le cinéaste va au bout de ses désirs de conte et de mélo, sans peur du ridicule. Ainsi, de beaux plans subsistent, trop éparpillés.

    Le rendez-vous est donc manqué. Il l'est aussi avec l'actualité brûlante, celle que Kaurismäki ne nous avait pas donné l'habitude de traiter aussi directement. Entre les images du démantèlement de la "jungle" des migrants tirées d'un reportage de France 3 et celle des immigrés d'Aki, il y a une sacrée différence. Certes, on peut apprécier qu'un cinéaste fasse preuve de recul émotionnel tout en restant clair quant à sa position morale et politique, qu'il ne se pose pas en donneur de leçons d'humanité, qu'il insiste sur la dignité des pauvres, mais enfin tout cela manque d'inquiétude et d'urgence. Dès sa première apparition, le méchant commissaire nous montre qu'il n'est pas celui que l'on croit. Le délateur, lui, est une exception dans la communauté de braves gens. Même en saluant l'audace poétique du dénouement, j'ai du mal à ne pas le résumer ainsi : sauvez un immigré, vous obtiendrez un miracle. C'est un peu court cher ami de Little Bob... Oui, Le Havre est vraiment un petit Aki.

     

    kaurismäki,france,2010sLE HAVRE

    d'Aki Kaurismäki

    (France - Allemagne - Finlande / 93 min / 2011)

  • (Encore) Quatre films de Gérard Courant

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    Troisième voyage dans la filmographie de Gérard Courant (le premier ici, le deuxième ), toujours grâce à son aimable concours.

    Les deux films les plus anciens de ce lot procurent un sentiment comparable, celui d'assister à une expérience limite bouleversant notre rapport au récit cinématographique et posant une quantité de questions sur la nature même de cet art, l'aspect "ouvert à tous vents" (à toutes les interprétations) caractérisant ces propositions pouvant parfois décourager.

    A travers Je meurs de soif, j'étouffe, je ne puis crier, Gérard Courant semble se (nous) poser la question suivante : A partir de quand une image animée devient du cinéma ? Pour tenter d'y répondre, il part à peu près du même point que pour ses Cinématons. Il convoque cinq modèles (Marie-Noëlle Kaufmann, Gina Lola Benzima, Tessa Volkine, F.J. Ossang et Philippe Garrel) et les laisse improviser ou simplement prendre la pose dans divers endroits, seuls ou en groupe.

    L'unité rythmique de la série de séquences obtenues ne semble trouvée qu'à l'aide de la bande son, exclusivement de nature musicale. C'est elle qui donne le mieux le sentiment de la possibilité d'un récit et d'un sens. La musique, entendue sur de très longues plages, est de trois sortes : classique, électronique et punk. Le film démontre toute l'importance qu'elle peut avoir dès qu'elle est plaquée sur des images, toutes les variations qu'elle peut apporter. Plus elle est contemporaine, plus elle tire vers le réel, le document (comme ici lors d'un concert du groupe de F.J. Ossang). A cette actualité et ce côté brut s'oppose le lyrisme de l'opéra. Une distance se crée et ce recul permet l'installation d'un récit d'une part et de l'intemporalité d'autre part. Accompagnant une prise de vue, un portrait en mouvement, la musique apporte un surcroît d’émotion. Ici, elle magnifie en premier lieu les plans consacrés à Marie-Noëlle Kaufmann, figure des plus cinégéniques. Ne rien faire d’autre qu'être là, bouger à peine, mais avec l’assurance de capter le regard…

    Comme beaucoup de travaux de Gérard Courant, celui-ci nous renvoie à l’histoire ancienne du cinéma, au muet accompagné de musique, et au temps des mythes Garbo, Dietrich ou Monroe, dont les visages apparaissent plusieurs fois sur l’écran. Toutefois, les liens existant entre les images assemblées restent obscurs et, à mon goût personnel, trop lâches.

    Le questionnement se prolonge devant She’s a very nice lady, autre défi narratif. Avant une plus grande ouverture dans son dernier mouvement, ce film "improvisé par Gérard Courant", selon son générique, repose essentiellement sur trois sources d’images : des plans nocturnes de circulation automobile, des portraits filmés de deux femmes (et d’un enfant), toujours dans le style Cinématon, et des images de Gene Tierney dans le très beau Péché mortel de John Stahl (1945), diffusées sur un écran de télévision, enregistrées et retravaillées par des ralentis, des recadrages ou des teintures. Le montage fait alterner ces différentes vues, au rythme de la musique dont le rôle est de déterminer en fait la durée des séquences qui, sans elle, ne pourraient être distinguées les unes des autres. Le spectre musical va de Brian Eno à Richard Wagner. Les morceaux utilisés sont répétitifs et, parfois, répétés. Les images peuvent l’être aussi et comme la captation de celles de Gene Tierney génère un effet stroboscopique, l’hypnose n’est pas loin.

    L’idée de récit, elle, s’éloigne encore, malgré la proposition faite par le cinéaste sur la jaquette de son DVD. Courant y raconte une histoire précise, mais qui pourrait tout aussi bien ne pas être prise en considération et être remplacée dans la tête du spectateur du film par une autre. Si celui-ci tient à le faire… Pour ma part, j’ai abandonné rapidement la recherche d’un fil conducteur. Il me restait alors à observer ces instantanés, ces altérations d’images, ces jeux de lumières sur ces visages, et à m’interroger sur le cinéma... Y a-t-il une équivalence entre la star de la fiction et le simple modèle ? Ce qui émane de leur présence à l’écran est-il du même ordre ? Leurs images, mises côte-à-côte, dialoguent-elles ensemble ? Se produit-il un écho à partir du cinéma classique hollywoodien ? Qu’est-ce qui se crée dès qu’une caméra tourne ?

    Et encore : Comment garder un moment de cinéma et le faire sien ? Derrière cette question-là se niche sans doute ce qui fait de She’s a very nice lady un film très personnel : la recherche d’une conservation. Celle des plans d’un film (d’une actrice) aimé(e) ou celle des traces de la présence des proches. Le sentiment nostalgique qui découle de cet essai cinématographique vient de là.

    Devant ces deux films, trouver sa place n’est pas évident. On peut hésiter longtemps entre l’abandon à la pure sensation et la réflexion permanente. L’équilibre est difficile à tenir sur 90 minutes, l’esprit a tendance à divaguer et à fatiguer, et je pense qu’il vaut mieux faire son choix clairement, dès le départ, pour profiter pleinement de l’expérience, ce que je n’ai pas su (ou pu) faire. Cette veine expérimentale de l’œuvre de Gérard Courant n’est apparemment pas celle à laquelle je suis le plus sensible.

    Avec Carnet de Nice, nous nous trouvons dans un registre voisin, toujours assez expérimental mais plus direct, moins réflexif. Nous sommes dans la série des Carnets filmés, là où Gérard Courant donne naissance à l’équivalent d’un journal intime rendant compte de ses voyages. Ici, le prétexte est un séjour niçois durant le temps d’un weekend de novembre 2010.

    Débutant avec l’arrivée en train du cinéaste, le film nous montre la promenade des Anglais de manière tout à fait originale : les images enregistrées au rythme du marcheur défilent à l’écran en accéléré. Cette compression produit un drôle d’effet visuel et sonore. Bien qu’encore très longue, la séquence acquiert ainsi une durée supportable, mais c’est surtout la puissance sonore que l’on retient. Le son direct compressé donne un brouhaha assourdissant dès que le moindre roller double le cinéaste-arpenteur. De plus, nous sommes pris en tenaille par les bruits de la circulation sur la voie principale et celui de la mer, régulier et monotone. L’idée est toute simple mais traduit parfaitement la sensation que procure ce genre de ville côtière.

    Après la balade, Gérard Courant filme des bribes des Rencontres Cinéma et Vidéo de Nice, festival dont il est l’invité, ainsi que l’envers du décor de quelques Cinématons tournés à l’occasion. Sa mise en scène de la présentation en public de ses propres œuvres, effectuée par l’un de ses meilleurs connaisseurs, Vincent Roussel, est très astucieuse. Il superpose aux images de l’intervenant en train de parler de son cinéma celles du Cinématon que ce dernier avait tourné précédemment. Dans ce Cinématon, Vincent Roussel présente à la caméra divers objets culturels bien choisis (livres, DVD) et donc, en même temps, par transparence, il présente sur scène l’œuvre de Gérard Courant, qui, par ce collage, présente à son tour Vincent Roussel...

    La dernière partie de Carnet de Nice est essentiellement consacrée à une autre promenade au bord de la mer. On y voit comme en direct les prises de vue se faire selon l’instinct du cinéaste. Il marche et il filme, il cherche des idées de cadrage, en trouve parfois, pas toujours. Il faut accepter cette règle du jeu, ne pas avoir peur de passer par des moments d’ennui. Dans cette série de plans, on voit les ratures et les traits qui se précisent. Gérard Courant filme les flots inlassablement, tente de jouer sur les échelles de plans, du lointain au détail grossi, sur la lumière et les reflets, et obtient quelques belles images touchant à l’abstraction. Avec ce long final, on s’aperçoit que la mer ne nous a jamais vraiment quitté et qu’elle ne nous a guère laissé de répit au cours de ce séjour à Nice.

    Le quatrième film de cette livraison appartient lui aussi à une série, intitulée Mes villes d’habitation, dont il constitue le troisième volet. A travers l’univers est consacré à Saint-Marcellin, ville de l’Isère de 8 000 habitants dans laquelle Gérard Courant a passé une partie de son enfance dans les années cinquante. Le principe est ici de filmer une à une toutes les rues et les places du lieu. Chaque vue est précédée d’un plan sur la plaque nominative et dure une vingtaine de secondes. Pendant 1h18 sont donc listées les 127 rues et les 17 places d’une ville que la majorité d’entre nous n’a jamais traversé ni même, probablement, jamais entendu parler. A priori, ce programme est des plus austères et fait plutôt fuir... A posteriori, l’expérience est particulièrement vivifiante...

    Commençons par la question récurrente : Est-ce un film, est-ce du cinéma ? Réponse : Oui. 144 fois oui. Pour chaque prise de vue, Gérard Courant s’impose une fixité du cadre. Le choix de l’endroit où il pose sa caméra pour filmer la voie est donc, déjà, primordial. Ensuite, cette fixité renforce la conscience des limites physiques de l’image et, par extension, du hors-champ. Celui-ci à tout autant d’importance que le champ, que ce soit sur le plan visuel (les entrées et les sorties) ou, surtout, sonore (tous les bruits dont on ne voit pas l’origine, les bribes de conversation de passants invisibles, les pleurs ou les cris d’enfants...).

    La durée de chaque vue est la même. Enfin... sensiblement la même, car il m’a semblé qu’elle pouvait varier de quelques secondes. En effet, Courant choisit avec précautions l’endroit de ses coupes, dans le but de créer une véritable dynamique à partir du réel qu’il enregistre. Ce réel est en fait tiré vers des formes de micro-récits et, compte tenu de la courte durée de chaque plan, c’est bien le soin apporté à leur ouverture et leur clôture qui donne ce sentiment. Ainsi, le film est fait de 144 scènes. Un ballet automobile, un coup de klaxon, un salut adressé au caméraman, la trajectoire d’un piéton, l’apparition d’un chat, le reflet d’une vitre, l’attente d’une vieille dame : ces petits riens font l’événement et suffisent. Notre œil et notre oreille s’exercent. Nous sommes en état d’alerte toutes les vingt secondes, à l’affût de quelque chose (et parfois, nous est octroyée, simplement, une pause). Assurément, tout est affaire de regard. Le nôtre, aiguillé par celui du cinéaste. A travers l’univers, malgré la rigueur de son dispositif, n’a vraiment rien à voir avec de la vidéo-surveillance.

    Il serait toutefois abusif de vous promettre du rire, de l’action et de l’émotion. Quoi que… L’humour est bien présent. On s’amuse bien sûr en voyant la plaque de la Rue de la Liberté complétée à la bombe par un cinglant "de mon cul", mais également en découvrant qu’un bruit pétaradant de scooter annonce l’arrivée dans le cadre... d’un cycliste. Tel déplacement, telle attitude, peuvent de même prêter à sourire. L’action, elle, est assurée grâce à la position particulière que choisit parfois le cinéaste : en bout de rue, probablement sur un trottoir faisant face à un stop. Dans le cadre, les voitures avancent donc vers nous et la question de savoir si elles vont vraiment tourner au dernier moment se pose… Quant à l’émotion, elle jaillit au générique de fin lorsque Barbara entonne Mon enfance sur des photos de Saint-Marcellin. La chanteuse y a en effet passé une partie de la guerre, réfugiée avec sa famille juive.

    Dans les choix du cinéaste, un autre me paraît très important : la succession des rues à l’écran dans l’ordre alphabétique. A l’inverse d’une approche par quartier par exemple, ce déroulement assure un panachage qui ménage les surprises. D'une rue à l'autre, tout peut changer. Les violents contrastes visuels et sonores sont réguliers car nous passons sans transition d'une artère de grande circulation automobile à une rue au calme résidentiel ou à une route menant vers la campagne où chantent les oiseaux.

    A nouveau voici un film sous-tendu par l'idée de conservation, de la fixation d'un présent qui pourrait éclairer un futur. A travers l'univers est un travail pour demain. Mais vu aujourd'hui, c'est avant tout un film contemporain qui, malgré la modestie de sa forme, nous fait partager de la manière la plus juste qui soit l'expérience de la vie dans nos villes françaises.

     

    courant,france,documentaire,70s,80s,2000s,2010sJE MEURS DE SOIF, J'ÉTOUFFE, JE NE PUIS CRIER

    SHE'S A VERY NICE LADY

    CARNET DE NICE (Carnet filmé : 19 novembre 2010 - 22 novembre 2010)

    Á TRAVERS L'UNIVERS

    de Gérard Courant

    (France / 67 min, 90 min, 81 min, 79 min / 1979, 1982, 2010, 2005)

  • Hors Satan

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    ****

    Bruno Dumont, tout en gardant son esthétique du hiatus qui fait la force de son cinéma, abandonne les discours bi-dimensionnels qui plombaient d'inégales manières ses trois précédents longs métrages : l'ennui profond collé à l'insupportable déchaînement de violence dans Twentynine Palms, l'opposition entre islam et christianisme dans le gênant Hadewijch, la confrontation des jeunes du pays à la guerre au Moyen-Orient et à ses horreurs attendues dans Flandres, meilleur titre de cette période qui aura vu le cinéaste se perdre quelque peu. Avec ce magnifique Hors Satan, c'est donc comme si nous repartions directement après La vie de Jésus et L'humanité.

    Le montage est effectué par Dumont lui-même, qui offre un film plus découpé qu'à l'ordinaire (mais Hadewijch, déjà, amorçait ce mouvement). Quelque chose de très fort se dégage de la façon dont il colle ses plans les uns aux autres, comme en les entrechoquant. Les changements d'échelles sont brusques et se font parfois dans le plan lui-même lorsque, dans le cadre large, s'incruste quelqu'un, cette entrée totalement inattendue créant un "premier plan" qui change notre perception de l'image. De même, le système de champ-contrechamp qui s'organise est absolument fascinant. Dumont s'attarde beaucoup sur les deux personnages principaux qui prient ou qui portent leur regard au loin. Or, entre ce qu'ils voient et ce que voit le spectateur, il y a un flottement. Ce qu'il peut voir ou ce qu'il croit voir, devrais-je dire. Parfois, le contrechamp nous est refusé, une autre fois, il nous semble ne pas être aussi signifiant que doit le penser le personnage supposé s'y perdre, une troisième, il colle parfaitement et nous met en phase. La (première) scène de meurtre procure une sensation encore différente. Quelque chose ne fonctionne pas normalement dans cette articulation entre le plan du tireur et celui de sa victime, se dit-on. Il y a une règle qui n'est pas suivie : l'axe choisi ne peut pas être celui-là.

    Ces choix sont le signe de la liberté du cinéaste mais ils donnent aussi sa liberté au spectateur. Dans Hors Satan, le vent souffle où il veut et le spectateur voit ce qu'il veut. C'est d'autant plus étonnant que Bruno Dumont donne l'impression de montrer tout, avec sa manière de filmer très frontale. Pourtant, il laisse aussi ouvert. Il n'explique pas, il laisse l'énigme de cette histoire, de ce gars qui tue et redonne la vie, alternativement.

    Tout converge vers ce mec, ce vagabond exorciste. La fille est attirée par lui, une mère de famille accourt le chercher pour qu'il sorte sa gamine de sa catatonie, la routarde nymphomane le hèle du bord de la route, un chien vient à sa rencontre, et forcément les gendarmes finissent par s'intéresser à lui... mais son mystère demeure, il ne peut être percé. Tout converge aussi parce que la mise en scène de Dumont rend sensible ces forces. Surtout grâce au travail sur le son. Ce son est celui de la respiration de l'homme qui marche, le bruit de ses pas et de ses gestes, celui du frottement de ses vêtements. Ainsi, même s'il se trouve éloigné de nous dans l'image, sa présence physique est affirmée.

    L'autre son marquant de ce film dénué de musique est celui du vent, enregistré directement, laissant comme une piste sonore mal nettoyée. Ce vent typique de ces bords de mer s'infiltre partout, balaie les dunes et évacue de l'écran les couleurs trop vives. Soumis à ce souffle, le paysage dunaire renvoie une lumière particulière, qui émane aussi des visages du gars et de la fille (David Dewaele et Alexandra Lematre sont admirablement dirigés et deviennent inoubliables). Hors Satan est sans doute le film le plus beau, plastiquement, qu'ait signé le cinéaste.

    Mais il n'en est pas moins perturbant. A cause notamment de cette balance constante entre la douceur et la violence, entre le sacré et le banal, entre la sordidité du fait divers et la nudité de la spiritualité. Et ce double mouvement ne cesse de s'accentuer jusqu'à la fin, en passant par une dernière demie-heure qui n'en finit pas de proposer des fins possibles, où Dumont tente des choses incroyables et parvient à désamorcer au fil de ses séquences des équations risquées (comme : femme = démon) en ne comptant que sur notre ressenti. Domptant toutes ces forces contradictoires, Hors Satan dégage une puissance cinématographique vraiment hors norme.

     

    horssatan00.jpgHORS SATAN

    de Bruno Dumont

    (France / 110 min / 2011)

  • L'horrible Docteur Orlof & Une vierge chez les morts vivants

    franco,erotisme,fantastique,france,espagne,belgique,60s,70s

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    ****/****

    Il est assez amusant de découvrir L'horrible Docteur Orlof après La piel que habito, tant la parenté entre les deux semble évidente. L'idée de base, celle du "savant fou" travaillant en secret pour trouver une "nouvelle peau" à sa femme, est exactement la même (on pense également, bien sûr, aux Yeux sans visage de Franju). Toutefois, autant le film d'Almodovar est une variation glacée, insidieuse et tournoyante, autant celui de Franco est une tentative expressionniste, directe et syncopée.

    Le recul vers un passé situé en 1912 et le choix du noir et blanc donnent un certain cachet esthétique à ce film, l'un des premiers signés par Jess Franco (puisqu'il semble être le 11ème d'une série, en cours, de 185 titres). Ambiances nocturnes et humides, orgues et percussions, cadrages déroutants à la Orson Welles... malaise, vertige et surprise sont recherchés. L'œuvre est construite autour de plusieurs fulgurances, au point que certains plans déboulent tout à coup, venus d'on ne sait où, comme celui qui nous donne à mater furtivement, sans préavis ni suite, une paire de seins gigotant sous des mains ennemies. Le montage est effectué à la hache. A l'intérieur même des séquences, nous avons l'impression de sauter d'un endroit à un autre, dans l'espace du film.

    Le récit souffre d'une alternance entre l'enquête ennuyeuse d'un inspecteur de police et les méfaits du Docteur Orlof tenant sous sa coupe un ancien condamné à mort aveugle mais d'une redoutable efficacité lorsqu'il s'agit d'enlever les jeunes femmes esseulées. Jess Franco n'hésite pas à emprunter des tunnels explicatifs longs comme la mort et à laisser dérouler des dialogues au ras du pavé luisant, dialogues à travers lesquels absolument tout est exposé, passé ou présent.

    Les femmes sont imprudentes, crient et meurent. Elles sont souvent portées à bout de bras, à la fois proies et déesses. Elles sont toujours belles. La fin est expédiée.

    Plus raide encore est Une vierge chez les morts vivants. Là, des prétentions artistiques à la Marguerite Duras s'installent dans un cadre narratif et une économie de série Z. Le film "raconte" l'histoire de Christina, jeune femme venant à la rencontre de membres de sa famille qu'elle ne connaît pas, dans un château inhabité. Bien vite, nous nous aperçevons, sans trop savoir si l'héroïne en est elle-même consciente ou pas, que ceux-ci sont tous, non pas des morts vivants, mais des fantômes, malgré leur apparence très charnelle. Soumise à des visions d'horreur et d'érotisme, Christina va perdre la raison et la vie.

    Jess Franco expérimente à tout va. Malheureusement, il le fait dans la répétition improductive. Chez lui, une séquence repose sur une idée de mise en scène (à partir de l'usage du zoom, souvent) reproduite jusqu'à son terme au fil des plans qui la compose, générant parfois un sentiment d'absurdité. Dès lors, le déroulement narratif, qui paraît totalement aléatoire, issu d'un scénario capricieux et informe, se voit entrecoupé par des moments de stagnation, des séquences figées ou tournant sur elles-mêmes selon l'effet qui y est répété. Comme dans L'horrible Docteur Orlof, nous est réservée une explication in extenso concernant un événement supposé s'être passé précédemment.

    Il faut admettre que quelques divagations ou déplacements au cœur de la nature ont leur beauté propre, même si ces passages sont souvent gâchés, à un moment ou à un autre, par un zoom inconcevable, un recadrage impromptu (sur un nénuphar ?!?), un tremblé, un raccord dont le qualificatif "faux" sonne encore trop faiblement pour en rendre compte correctement. Plus que les délires érotico-fantastiques mis en images, pas bien méchants, c'est donc bien ce "style" qui rend le film si bizarre et qui retient par conséquent d'en parler comme d'un navet absolu. A moins que ce ne soit l'abondance de jolies filles dénudées pour un oui ou pour un non par leur metteur en scène tout puissant.

    Je frémis tout de même à l'idée que ces deux DVD que l'on m'a gracieusement prêté renferment deux films parmi les plus réputés et donc probablement les meilleurs de Jess Franco (avec tous le respect que je dois, notamment, au descendant de l'Horrible Docteur)...

     

    franco,erotisme,fantastique,france,espagne,belgique,60s,70sfranco,erotisme,fantastique,france,espagne,belgique,60s,70sL'HORRIBLE DOCTEUR ORLOF (Gritos en la noche)

    UNE VIERGE CHEZ LES MORTS VIVANTS (ou CHRISTINA CHEZ LES MORTS VIVANTS ou CHRISTINA, PRINCESSE DE L'ÉROTISME)

    de Jess Franco

    (Espagne - France, Belgique - France - Italie - Liechtenstein / 90 min, 76 min / 1962, 1973)

  • La désintégration

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    ****

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    (avant-première, sortie en salles le 15 février 2012)

    La graphie du titre dans le générique le confirme si besoin est, La désintégration c'est bien La dés-Intégration, soit la dynamique inverse de celle recherchée depuis des décennies maintenant. En dessinant la trajectoire de trois jeunes hommes de la banlieue lilloise poussés par un quatrième jusqu'à l'extrémité de l'activisme islamique, Philippe Faucon raconte avant tout l'histoire d'un échec, celui de la République.

    Le sujet est délicat à traiter tant les pièges disposés sont nombreux, le plus redoutable étant celui de la caricature. Entre cette dernière et l'équilibre trop prudent menant à la tiédeur, la voie est très étroite. Pour décrire une série de faillites, Philippe Faucon n'a peur ni des mots, ni des situations. Cette volonté fait la force du film, couplée à l'art du réalisme du cinéaste. Son approche vivante et respectueuse des personnages fait que la clarté et l'importance du discours n'étouffent pas la singularité.

    La première moitié du récit est chorale, les pistes suivies sont nombreuses et la dramaturgie "basse". Les caractérisations sont précises sans être manichéennes. La sensibilité des acteurs et la distance trouvée par la caméra sont à l'origine de quelques belles séquences, d'instants souvent émouvants (les relations entre parents et enfants, les prises de photos de l'un des héros avec son portable). Les clichés ont la peau dure mais on ne s'en contente pas (un dialogue autour de la rédaction d'un CV évoque avec humour l'idée du changement de nom pour augmenter les chances de réponses positives mais le plan ne s'arrête pas là, il n'en fait pas un slogan).

    Un personnage met cependant en péril l'édifice : l'endoctrineur. Faucon a voulu fuir le cliché du barbu illuminé mais il a chargé son aura, dans un autre sens. Habits noirs, voix basse, monocorde, cherchant à envoûter, et regard ténébreux par en dessous, dès son apparition la catégorisation est faite. Intelligent, psychologue, pertinent parfois avec certains arguments peu contestables, il est et reste le mauvais génie taillé d'un bloc. Certes, trouver la façon d'incarner un recruteur djihadiste est une gageure...

    Si les balises sociales sont habilement disposées dans la première partie, afin de faire sentir comment l'islam devient refuge et comment les islamistes deviennent pour cette jeunesse maghrébine les derniers interlocuteurs le long d'une chaîne brisée en amont, la seconde donne à voir une position qui se raidit. Dès lors, il est difficile de ne pas raidir aussi le film. Évacuant les points de vue différents et contradictoires pour se concentrer sur un seul, le récit finit en ligne droite, gagnant en force dramatique ce qu'il perd en subtilité. Il se fait un peu trop balisé. Toutefois, reconnaissons-lui le mérite d'aller au bout de sa logique, jusqu'à une explosion et une libération d'inquiétudes.

     

    faucon,france,2010sLA DÉSINTÉGRATION

    de Philippe Faucon

    (France / 78 min / 2011)