Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

fantastique

  • Les bêtes du Sud sauvage

    C'est un premier long métrage assez impressionnant dans sa manière de donner à voir un microcosme qui devient, par l'ampleur de la mise en scène, l'univers entier. Il n'est toutefois pas sans défaut, ce qui l'empêche d'atteindre par exemple le niveau des deux premiers Terrence Malick, modèle avoué de Benh Zeitlin. Ces quelques scories ne gâchent pas le plaisir si l'on veut bien considérer qu'elles sont la conséquence de la fougue du réalisateur. Mais celui-ci abuse, en particulier dans la dernière partie, des plans programmés pour l'émotion, des champs-contrechamps au bord des larmes, des photos de groupe bien soudé. Par ailleurs, pointant sa caméra sur la Louisiane et ses catastrophes, s'il repousse au maximum, à bon escient, les instants de confrontation (et leur cortège de justifications et d'explications) entre la communauté quasiment coupée du monde qui capte toute son attention et la ville et ses institutions à côté, le message politique qu'il fait passer n'en pèse pas moins son poids à la suite des choix dramatiques de la fin du film.

    Mais l'essentiel n'est pas là. La grande affaire des Bêtes du Sud sauvage, c'est la création perpétuelle d'un monde, celui, étrange, dur et merveilleux, de la petite Hushpuppy, fillette nous servant de guide et portant tout le récit sur ses épaules. Sur ce plan-là, la réussite de Zeitlin est totale. Ce parti-pris du point de vue exclusif fait d'abord passer la tarte à la crème de la caméra portée, fiévreuse et pugnace. La technique, que l'on ne pensait pas a priori parfaitement adaptée ici, s'avère finalement performante pour rendre la présence de ce formidable paysage du bayou et pour opérer une fragmentation de ce monde. Fragmentation qui est pourtant remise en ordre par le regard d'Hushpuppy qui effectue comme une recomposition sous forme de puzzle "libre" et harmonieux. Menés par elle, nous sommes donc soumis aux décrochages de la réalité, aux rêveries, aux pertes de repères. Les allers et retours entre la vie et la mort, les enroulements du temps, assurés de manière très fluide, parviennent à nous faire accepter le conte et également à nous toucher lorsqu'ils concernent ce rapport entre un père et sa petite fille. Ce sont ces accidents de la ligne narrative, ainsi que ces échanges-disputes s'étirant régulièrement jusqu'à l'explosion vivifiante des corps (bander ses muscles et crier pour montrer que l'on va survivre à tout), qui émeuvent, plus que les excès de mélo pointant ça et là.

     

    LES BÊTES DU SUD SAUVAGE de Benh Zeitlin (Beasts of the Southern wild, Etats-Unis, 92 min, 2012) ****

    zeitlin,etats-unis,fantastique,mélodrame,2010s

  • Faust

    faust.JPG

    La caméra part du ciel, transperce les nuages, embrasse le paysage et plonge vers la petite ville. Si le mouvement est imaginé pour introduire et situer, il annonce aussi un écrasement. Pour observer des micro-organismes au microscope, il faut les placer préalablement entre deux lamelles et bien plaquer celles-ci. Pour son Faust, Sokourov réalise une expérience à partir du mythe, une expérience à la fois sur le microscopique et sur l’immensité, et pour se faire, il maintient fermement ses personnages entre ses deux lamelles.

    Le format "muet" de l’image prive d’espace sur les côtés et du salut par le haut n’est laissée que l'illusion, les issues étant là aussi bouchées. Les forêts de Faust sont denses au-dessus de troncs bien alignés, les colonnes des bâtiments soutiennent des masses compactes, la ville regorge d’arcades, de passages couverts, de tunnels, de murs de pierre semblant se rabattre sur les habitants. De plus, toutes les lignes de fuite, Sokourov peut les tordre par déformation de l’image. Les corps, les objets, les structures sont étirés pour mieux être courbés. En fait, tout, dans Faust, est recouvrement. Des décors intérieurs qui privilégient les amas à la bande sonore dans laquelle se superposent bruits, dialogues et musiques pour obtenir un bourdonnement continu, pesant à son tour comme une épaisse couverture.

    Ce maillage très serré rend l’approche difficile et les premières minutes éprouvantes car loin de donner naissance à une œuvre figée, le cinéaste en propose une qui n’est, au contraire, que mouvement et action (l’un des mots récurrents du dialogue), cela jusqu’à l’agitation et la confusion, dans une ville et un temps qu’il n’est pas facile de déterminer. Le film, rapidement, prend la forme d’un échange entre le docteur Faust et l’usurier, instrument du diable. Un échange en marche permanente, où les deux se cognent régulièrement entre eux et aux autres dans les ruelles ou les tavernes. A la profusion de gestes, s’ajoutent les sautes dans les plans, les mouvements de caméra et le fait que les dialogues s’entassent eux aussi en feuillets, le principal, servant de fil directeur, semblant d’un seul tenant alors que différentes actions se succèdent pourtant en différents lieux arpentés.

    Certainement, ce Faust peut paraître épuisant à bien des égards mais il se renouvelle sans cesse, puisant ses nouvelles énergies on ne sait trop où, et, grâce peut-être à son resserrement narratif central, continue de tenir autant par le col que par les yeux. Sokourov ne lâche rien et secoue. Il mêle indistinctement grotesque et sublime. Il fait s’entrechoquer les corps, ses personnages se collant tout le temps, se reniflant, comme attirés naturellement. Ils peuvent se mettre littéralement les uns sur les autres pour s’entasser, se recouvrir, eux aussi, tels des animaux certes dotés du verbe mais peinant à l’utiliser comme tremplin pour s’élever au-dessus de ces singes, ces porcs, ces cigognes qui les entourent.

    Tous les corps ploient, même les plus purs, celui de Margarete n'y échappant pas. Ils ont une tendance à l’inclinaison, à la retombée. Comme l'environnement, les corps des autres ont leur poids, mais leur simple présence à distance, leurs simples regards pèsent aussi. Où qu’il se rende, le docteur Faust n’est jamais seul. Toujours une oreille indiscrète, une intrusion inattendue, une rencontre non désirée se signalent. Ainsi, l’intimité avec Margarete est impossible.

    Il faut se rendre à l’évidence, ici, tous sont des oppresseurs et tous sont en affaire avec le diable. On ne s’en sort pas et Faust a beau parcourir des kilomètres à pied dans sa ville ou dans la forêt qui l’entoure, il ne fait que tourner en rond. Cette ville, d’ailleurs, ressemble à un labyrinthe. Telle qu’elle est vue par l’œil de Sokourov, elle ne semble pas avoir de réalité géographique stable. Pour Faust, il faudra donc effectuer une ultime ascension, afin qu’il se défasse de l’emprise de l’usurier dans un final enfin vertical, dégagé sans doute, mais conduisant peut-être aussi au néant.

    Faust, film dense, mystérieux, fantastique par touches plutôt que par genre, est riche d'images hallucinantes. Et comme cela fut plutôt rare en cette année cinéma 2012...

     

    ****

    faust00.jpgFAUST

    d'Alexandre Sokourov

    (Russie / 140 min / 2011)

  • Des monstres attaquent la ville

    desmonstresattaquent.jpg

    Si, à propos de la série B, l'expression "charme désuet" revient souvent, elle sert parfois à masquer trop facilement ce qui s'avère très insuffisant, voire totalement nul.

    Faire entrer un monde dans les étroites limites d'un cadre mis sous pression par les contraintes économiques et techniques, voilà l'un des buts communs à ces productions. Ici, dans le pourtant assez réputé Des monstres attaquent la ville, la tentative se solde par un échec. Malgré les efforts déployés, notamment au niveau d'un scénario qui impose pendant longtemps l'idée du maintien d'un secret absolu entre une poignée de personnes, le film de Gordon Douglas n'arrive jamais à justifier de façon convaincante que, dans une mésaventure aux répercutions si inquiétantes (est en jeu l'avenir de l'humanité, rien que cela), seulement quatre personnes (un policier, un agent du FBI, un scientifique et sa fille) se chargent de tout (enquête policière, exploration scientifique, décisions politiques, actions militaires...) et soient partout (parcourant le sud-est des Etats-Unis), du début à la fin, tout juste aidés (logistiquement pourrait-on dire) par l'armée dans la seconde partie.

    Parmi les aberrations narratives, la gestion du temps, court ou long, pose de sérieux problèmes au spectateur le mieux disposé. A peine l'appel à un gars du FBI est-il évoqué dans un bureau qu'il y déboule dans le plan suivant. De manière plus générale, la rapidité avec laquelle arrivent les événements laisse sceptique. L'idée du film est celle-ci : suite aux essais nucléaires de 1945 au Nouveau-Mexique, des fourmis ont muté pour atteindre une taille gigantesque. Les autorités s'en rendent compte lorsque, en l'espace de quelques heures, plusieurs personnes disparaissent ou sont retrouvées mutilées. Les maladroites tentatives d'explication du scientifique n'y font rien : on se demande bien pourquoi de telles bestioles (présentes par centaines) n'ont jamais été repérées auparavant, l'une des deux fourmilières ayant pourtant trouvé sa place dans les égouts de Los Angeles !

    Si dans les premières minutes Gordon Douglas parvient à créer une tension certaine en montrant uniquement le résultat de deux attaques dans le désert, celle-ci s'évanouit lorsqu'apparaissent les monstres sanguinaires, grandes et lentes peluches mécaniques bien inoffensives auxquelles même votre grand-mère, qui n'est pourtant pas bien vaillante, parviendrait à échapper. Ajoutons à cela des personnages transparents, l'invraisemblable sauvetage de deux jeunes garçons entourés par plusieurs mandibules ou le pauvre message final véhiculant l'inquiétude post-atomique...

    Certes, plus positivement, relevons aussi quelques passages évitant au film de sombrer entièrement, comme l'introduction déjà citée, traversée notamment par une petite fille rendue muette par la terreur, ou l'exploration du réseau d'une fourmilière géante en plein désert. Mais le film ne propose pas plus d'un plan marquant. Celui-ci arrive assez tôt. Il s'agit d'un surgissement, à la sortie d'un trou, qui toutefois n'a rien de terrible et ne donne rien de poilu à voir. C'est l'apparition, à la descente d'un avion, des jambes de la jeune scientifique à la jupe courte. Un instant coincée à mi hauteur de l'échelle verticale tombant du ventre de l'appareil, elle se présente d'abord ainsi à ceux qui l'accueille sur la piste : par ses belles gambettes.

    Ce moment mis à part, le film n'est vraiment pas fourmidable.

     

    ****

    desmonstresattaquent00.jpgDES MONSTRES ATTAQUENT LA VILLE (Them !)

    de Gordon Douglas

    (Etats-Unis / 92 min / 1954)

  • Edward aux mains d'argent

    burton,etats-unis,fantastique,90s

    Aux couleurs éclatantes des murs, des objets, des véhicules et des vêtements des habitants de cette zone pavillonnaire dans laquelle Tim Burton situe l'histoire d'Edward aux mains d'argent sont opposés la blancheur du teint et le noir de l'accoutrement de son héros qui le rend d'abord invisible au regard lorsqu'il se tient blotti sous le toit de son château avant de s'extraire de ce néant, de renaître. A ce château haut perché, les nuages chargés ont d'ailleurs l'habitude de s'accrocher pour le plonger régulièrement dans la pénombre. A l'intérieur, un gris poussiéreux recouvre les machines abandonnées.

    Le noir et blanc, c'est le cinéma des origines. C'est de là que tout part et c'est là-bas qu'il faut revenir, au moins de temps en temps, pour s'extraire du monde de trop de couleurs. Et le lieu le plus accueillant est celui du genre qui marque le plus l'enfance, qui laisse les traces les moins effaçables : le fantastique, le conte, l'horreur.

    Ce qui rend beau ce retour nostalgique, c'est qu'il est accompagné par l'idée de transmission, à travers la présence de Vincent Price jouant l'inventeur, le père, le professeur d'Edward (et ici, Burton est à chercher bien sûr dans les deux à la fois : la créature aux ciseaux et son créateur). Remarquons cependant que Price n'est pas déjà mort, qu'il n'est pas embaumé par la grisaille : ses yeux bleus percent, des touches de couleur parsèment son apparence. Avant qu'Edward soit propulsé dans les rues de la riante banlieue, c'est Peg, la mère de famille, qui effectue le premier pas, imposant sa présence incongrue dans la bâtisse suposée hantée sans se départir de son entrain et de sa sincérité désarmante. Grâce à cela, grâce à elle, le récit naît, l'improbable se réalise. Grâce, donc, à la mère de Kim qui elle-même racontera à sa petite fille l'histoire. La transmission remonte à loin.

    Des habitants, Kim est celle qui, à la fin, sera vétue de blanc. Un blanc finalement taché de rouge, ce qui rendra la réclusion à nouveau nécessaire. Elle ne devrait pourtant pas être la règle : les couleurs ont leur place là-haut, comme l'échange est possible en bas. Plusieurs points de rencontre sont là pour le prouver. Le plus beau est peut-être cet instant partagé le soir de Noël. Edward, recherché par tout le monde, revient un moment dans la maison de sa famille adoptive. Il entre dans le salon, décoré pour l'occasion mais paraissant soudain épuré, doucement éclairé, irréel, comme si l'aura d'Edward l'avait précédée. Une main s'approche alors dans le but de toucher le dos du jeune homme dans un cadrage très courant dans le genre fantastique. Or le sursaut ne se fait pas. Les gestes sont calmes et tendres. La main se pose légèrement sur l'épaule. Les deux mondes se mêlent dans ce qui est un magnifique prélude à la poignante séquence de l'impossible étreinte.

    Le film nous demande d'aller aux delà des apparences. Il nous aide à voir le jardin verdoyant, créatif et harmonieux au-delà des grilles inquiétantes du château. Ce jardin est le cœur d'Edward, c'est le gâteau de cette forme que dirige l'inventeur pris de vertige vers la poitrine de l'un de ses robots rudimentaires. L'autre recommandation est d'être soi-même, afin de ne pas devenir interchangeable comme ces ménagères peuplant la petite ville et posant dans le studio télé des questions bêtes, à leur niveau, bien qu'elles ouvrent malgré tout, involontairement, quelques gouffres ("Si vous deveniez comme tout le monde, vous ne seriez plus différent ?", "Avez-vous une petite amie ?"). Cette banlieue est aussi celle des frères Coen et de Lynch, il suffit d'accentuer légèrement, d'y mettre un peu d'ordre esthétique, d'en grossir des détails, pour qu'en sorte la part monstrueuse.

    On l'avait un peu oublié depuis, l'éloignement et les récents échecs de Burton faisant écran, mais Edward aux mains d'argent est un film qui n'est pas surchargé, qui pose les choses simplement. Si les contre-plongées peuvent y être extrêmes, elles ne sont pas là pour épater mais pour exprimer le plus purement possible l'idée du déplacement du personnage sur un fond auquel il n'appartient pas. L'idée des ciseaux à la place des mains est également des plus simples. Le principal est qu'elle soit prolongée dans toutes ses dimensions : ludiques, dangereuses ou sexuelles. Et qu'elle ne débouche pas sur une confortable résolution. Le merveilleux conte de Burton n'élude ni la violence ni la mort, d'où, au-delà de l'émotion qu'il suscite encore, sa tenue, son exemplarité, sa beauté.

     

    ****

    burton,etats-unis,fantastique,90sEDWARD AUX MAINS D'ARGENT (Edward Scissorhands)

    de Tim Burton

    (Etats-Unis / 105 min / 1990)

  • Dark shadows

    Burton,fantastique,Comédie,Etats-Unis,2010s

    Un vampire est libéré de son cercueil, deux cents ans après y avoir été enfermé et déboule au début des années 70 chez ses descendants, retrouvant à cette occasion la sorcière qui l'avait à l'époque condamné à disparaître.

    Si Dark shadows avance claudiquant, la cause n'est pas à chercher dans le décalage temporel sur lequel repose cette histoire (nous avons là plutôt l'un des points forts du film) mais plus certainement, d'une part dans le déroulement d'un scénario un poil faiblard, et d'autre part dans les quelques rechutes minant ça et là la mise en scène de Tim Burton, cinéaste-fantôme des années 2000. L'œuvre glisse sur de nombreux thèmes chers au créateur d'Edward aux mains d'argent (opposition entre deux mondes, immortalité, cupidité, part animale, enfance délaissée...) et brasse un nombre de personnages assez nombreux se plaçant successivement à côté du principal pour guider la narration. Découlent de cela des abandons de pistes et d'étranges absences prolongées (celles de Vicky dans la partie centrale empêche le spectateur d'être véritablement pris par l'amour qu'elle vit avec Barnabas). Voilà qui est regrettable car tous les personnages sont bien campés.

    Burton, lui, est toujours dans sa mauvaise passe quand il s'agit d'œuvrer dans le spectaculaire. La débauche d'énergie et les rebondissements du dénouement provoquent la fatigue plus qu'autre chose alors qu'une scène d'amour dévastatrice agace à force de mêler le grotesque et la pudibonderie. Mais force est de constater que, globalement, le cinéaste a mis la pédale douce et qu'il a été bien inspiré de s'accrocher un peu plus fermement au réel que dernièrement. On balance ainsi entre des effets grandiloquents et des touches plus discrètes, on se réjouit de la permanence d'une certaine méchanceté (étonnante ponctuation de la scène avec les hippies), on apprécie la beauté d'une ultime morsure au cou, on profite d'une nouvelle variation autour du monstre passant du statut d'objet de curiosité à celui de bouc émissaire, on s'amuse d'entendre résonner dans les enceintes le Superfly de Curtis Mayfield et le Season of the witch de Donovan, on relève une idée carrément géniale lorsque Barnabas-Depp se lamente en s'appuyant involontairement sur un synthétiseur, créant ainsi une irrésistible plainte gothique.

    L'histoire se déroule précisément en 1972, moment de l'explosion du glam rock, mouvement baignant allègrement dans la décadence, la provocation, le travestissement, l'excentricité, le macabre et la folie. Dès lors, la convocation d'Alice Cooper pour une longue séquence va au-delà du clin d'œil et n'est pas dénuée de sens. S'orchestre là une sorte de croisement idéal entre l'imaginaire gothique hammerien et les diableries pop rock, Tim Burton ayant de surcroît trouvé une bonne dynamique musicale, ses plans semblant parfois tenir entre eux par la bande son qui les recouvre.

    Je serai donc tenté de prendre Dark shadows comme un retour aux fondamentaux burtoniens plutôt bénéfique, la balance penchant cette fois-ci, comme jamais en dix ans, du bon côté.

     

    ****

    Burton,fantastique,Comédie,Etats-Unis,2010sDARK SHADOWS

    de Tim Burton

    (Etats-Unis / 110 min / 2012)

  • Les noces funèbres & Alice au pays des merveilles

    burton,etats-unis,fantastique,animation,2000s,2010s

    burton,etats-unis,fantastique,2010s

    ****/****

    Ces deux titres valent pour moi confirmation : le cinéma de Tim Burton n'est plus. Le supplément d'âme qui l'habitait l'a quitté au moment de passer à l'an 2000, ne laissant qu'une enveloppe aussi belle qu'inutile. Cette disparition est d'autant plus spectaculaire qu'elle n'a, en dix ans, jamais été contredite malgré la relative variété des six longs-métrages réalisés sur la période. Blockbuster hollywoodien ou œuvre sombre et torturée, film d'animation retournant à la source ou vrai spectacle pour enfants, projet éminemment personnel ou adaptation sur-mesure, quelque soit le registre, rien n'aura fonctionné...

    Les noces funèbres est un film de marionnettes. Encore faut-il voir quelques images du making of pour s'en convaincre car le progrès technique aidant, le lissage des mouvements et autres aspérités est tel que l'on se croit d'un bout à l'autre devant un film d'animation entièrement conçu à l'ordinateur. Envolée donc la magie qui animait les figurines de L'étrange Noël de Monsieur Jack, place à la pure efficacité visuelle chargée de véhiculer les thèmes chers au cinéaste. Les thèmes rabattus dirait-on, tant l'impression de redite est forte. Passage entre deux mondes supposés s'ignorer, inversion des valeurs qui leurs sont d'ordinaire associées (sinistre et monochrome monde des vivants versus enthousiasmant et coloré monde des morts), jeu entre le haut et le bas, marginalité de personnages doucement rêveurs, visions gothiques et clins d'œils cinéphiliques... L'emballage est là, les éléments constitutifs également, mais la machine tourne à vide. Les personnages sont oubliés aussitôt qu'ils ont quittés la scène, tout comme les notes de musique d'un Danny Elfman en roue aussi libre que celle de son camarade cinéaste (on bâille gentiment pendant les séquences musicales). Et ce n'est pas la conduite du récit qui peut nous tirer de notre torpeur, celui-ci se dirige exactement vers là où il doit aller.

    Cinq ans plus tard, la matière est plus riche. L'idée était bonne de raconter le retour d'Alice au pays des merveilles (Burton s'inspire surtout de la suite écrite par Lewis Carroll, De l'autre côté du miroir). Un retour amnésique qui produit chez la jeune fille le même étonnement et les mêmes erreurs. Le problème est que, passé un prologue pourtant prometteur décrivant une société anglaise de spectres empoudrés et de petits tyrans ridicules, visualisant une sorte de cauchemar aux frontières poreuses (le lapin en costume apparaît déjà dans le jardin, Alice s'éloigne à peine avant de tomber dans le trou) et faisant d'emblée remonter son sous-texte (terreur de l'âge adulte, des fiançailles, de la tromperie), le voyage proprement dit prend la forme d'un grand Barnum numérique. Nul jeu temporel à chercher ici mais une simple ligne droite suivie en mode héroïque. Nous attendions la féérie, nous subissons le film d'action fantasy : Alice au pays du seigneur des anneaux (sans la cohérence esthétique ni l'assise scénaristique de la trilogie plutôt estimable de Jackson). De combats en poursuites, nous sommes, sans aucun répit, soumis à un flux d'images surchargées jusqu'à un générique de fin au cours duquel nous réalisons que c'est bien, à nouveau, Elfman qui a pondu cette musique ne se signalant que par sa lourdeur martiale et son volume assourdissant. Nous en prenons conscience alors qu'Avril Lavigne est en train de nous percer les tympans avec sa chanson de fin. Juste avant cela, ajoutons qu'il a fallu observer une danse débile de Johnny Depp et un retour à la réalité permettant la remise à sa place de la triste société décrite plus haut par Alice devenue une femme libre. Or, à ce moment-là, nous ne voyons pas en elle une aventurière partant vers la Chine mais un entrepreneur. Burton, lui, n'est plus qu'une marque, une étiquette.

     

    burton,etats-unis,fantastique,animation,2000s,2010sburton,etats-unis,fantastique,2010sLES NOCES FUNÈBRES (Corpse bride)

    de Tim Burton et Mike Johnson

    (Etats-Unis / 74 min / 2005)

    ALICE AU PAYS DES MERVEILLES (Alice in Wonderland)

    de Tim Burton

    (Etats-Unis / 104 min / 2010)

  • L'horrible Docteur Orlof & Une vierge chez les morts vivants

    franco,erotisme,fantastique,france,espagne,belgique,60s,70s

    franco,erotisme,fantastique,france,espagne,belgique,60s,70s

    ****/****

    Il est assez amusant de découvrir L'horrible Docteur Orlof après La piel que habito, tant la parenté entre les deux semble évidente. L'idée de base, celle du "savant fou" travaillant en secret pour trouver une "nouvelle peau" à sa femme, est exactement la même (on pense également, bien sûr, aux Yeux sans visage de Franju). Toutefois, autant le film d'Almodovar est une variation glacée, insidieuse et tournoyante, autant celui de Franco est une tentative expressionniste, directe et syncopée.

    Le recul vers un passé situé en 1912 et le choix du noir et blanc donnent un certain cachet esthétique à ce film, l'un des premiers signés par Jess Franco (puisqu'il semble être le 11ème d'une série, en cours, de 185 titres). Ambiances nocturnes et humides, orgues et percussions, cadrages déroutants à la Orson Welles... malaise, vertige et surprise sont recherchés. L'œuvre est construite autour de plusieurs fulgurances, au point que certains plans déboulent tout à coup, venus d'on ne sait où, comme celui qui nous donne à mater furtivement, sans préavis ni suite, une paire de seins gigotant sous des mains ennemies. Le montage est effectué à la hache. A l'intérieur même des séquences, nous avons l'impression de sauter d'un endroit à un autre, dans l'espace du film.

    Le récit souffre d'une alternance entre l'enquête ennuyeuse d'un inspecteur de police et les méfaits du Docteur Orlof tenant sous sa coupe un ancien condamné à mort aveugle mais d'une redoutable efficacité lorsqu'il s'agit d'enlever les jeunes femmes esseulées. Jess Franco n'hésite pas à emprunter des tunnels explicatifs longs comme la mort et à laisser dérouler des dialogues au ras du pavé luisant, dialogues à travers lesquels absolument tout est exposé, passé ou présent.

    Les femmes sont imprudentes, crient et meurent. Elles sont souvent portées à bout de bras, à la fois proies et déesses. Elles sont toujours belles. La fin est expédiée.

    Plus raide encore est Une vierge chez les morts vivants. Là, des prétentions artistiques à la Marguerite Duras s'installent dans un cadre narratif et une économie de série Z. Le film "raconte" l'histoire de Christina, jeune femme venant à la rencontre de membres de sa famille qu'elle ne connaît pas, dans un château inhabité. Bien vite, nous nous aperçevons, sans trop savoir si l'héroïne en est elle-même consciente ou pas, que ceux-ci sont tous, non pas des morts vivants, mais des fantômes, malgré leur apparence très charnelle. Soumise à des visions d'horreur et d'érotisme, Christina va perdre la raison et la vie.

    Jess Franco expérimente à tout va. Malheureusement, il le fait dans la répétition improductive. Chez lui, une séquence repose sur une idée de mise en scène (à partir de l'usage du zoom, souvent) reproduite jusqu'à son terme au fil des plans qui la compose, générant parfois un sentiment d'absurdité. Dès lors, le déroulement narratif, qui paraît totalement aléatoire, issu d'un scénario capricieux et informe, se voit entrecoupé par des moments de stagnation, des séquences figées ou tournant sur elles-mêmes selon l'effet qui y est répété. Comme dans L'horrible Docteur Orlof, nous est réservée une explication in extenso concernant un événement supposé s'être passé précédemment.

    Il faut admettre que quelques divagations ou déplacements au cœur de la nature ont leur beauté propre, même si ces passages sont souvent gâchés, à un moment ou à un autre, par un zoom inconcevable, un recadrage impromptu (sur un nénuphar ?!?), un tremblé, un raccord dont le qualificatif "faux" sonne encore trop faiblement pour en rendre compte correctement. Plus que les délires érotico-fantastiques mis en images, pas bien méchants, c'est donc bien ce "style" qui rend le film si bizarre et qui retient par conséquent d'en parler comme d'un navet absolu. A moins que ce ne soit l'abondance de jolies filles dénudées pour un oui ou pour un non par leur metteur en scène tout puissant.

    Je frémis tout de même à l'idée que ces deux DVD que l'on m'a gracieusement prêté renferment deux films parmi les plus réputés et donc probablement les meilleurs de Jess Franco (avec tous le respect que je dois, notamment, au descendant de l'Horrible Docteur)...

     

    franco,erotisme,fantastique,france,espagne,belgique,60s,70sfranco,erotisme,fantastique,france,espagne,belgique,60s,70sL'HORRIBLE DOCTEUR ORLOF (Gritos en la noche)

    UNE VIERGE CHEZ LES MORTS VIVANTS (ou CHRISTINA CHEZ LES MORTS VIVANTS ou CHRISTINA, PRINCESSE DE L'ÉROTISME)

    de Jess Franco

    (Espagne - France, Belgique - France - Italie - Liechtenstein / 90 min, 76 min / 1962, 1973)

  • Le moine

    kyrou,france,italie,fantastique,70s

    ****

    Le hasard me permet de faire une transition pleine de souplesse : après mon texte sur Positif, je peux enchaîner avec une note consacrée à ce film d'Ado Kyrou, l'un des principaux animateurs des premières années de la revue.

    Le moine est la transposition au cinéma du scandaleux roman gothique du même nom écrit par Matthew Gregory Lewis en 1796. Luis Buñuel, qui avait longtemps caresser le projet de cette adaptation, se chargea d'en écrire le scénario en compagnie de son compère Jean-Claude Carrière, mais choisit finalement d'en confier la réalisation à son ami, assistant et exégète Ado Kyrou (déjà auteur de quelques courts métrages et d'un long, Bloko, en 1965). En dépit de ce parrainage, le film connut bien des difficultés de distribution et fut rapidement mis aux oubliettes. Si l'on aurait pu s'attendre à ce que la sortie récente de la version de Dominik Moll lui redonne une certaine visibilité, il n'en fut rien. Tout juste certains critiques mentionnèrent rapidement son existence, Positif se signalant fort étrangement par son silence, comme elle l'avait fait en 1973 (alors que Bloko fut largement commenté).

    Mauvais signes que tout cela ? Pas forcément. S'il n'est pas transcendant, l'ouvrage n'a rien de déshonorant et son intrigue se suit avec intérêt. La patte de Buñuel se fait sentir dans plusieurs détails, dans quelques dialogues résonnant de manière absurde, dans l'apparition d'un bestiaire étrange... La dernière séquence, surtout, est un hommage (trop) direct à L'âge d'or. Mais au-delà de ces signes disposés ça et là, Ado Kyrou parvient à se démarquer en insistant sur les aspects gothiques et fantastiques, en abordant sans détour le thème de la sorcellerie et en adoptant une structure narrative basée sur une suite d'éclats, autant de choix que l'on retrouve peu ou pas du tout dans l'œuvre de son mentor, qui a, de son côté, tendance à aplanir les choses, à les ramener dans un entre-deux improbable.

    Le cheminement est donc ici chaotique. Le film est fait de grands fragments disjoints, les sauts d'une séquence à l'autre sont importants, au point que, parfois, le doute peut s'installer provisoirement dans l'esprit, le temps de reconstituer une continuité. Mais ce type de construction, plein de heurts, soutient apparemment aussi le roman d'origine. A un découpage en champs-contrechamps est souvent préféré l'usage de plans longs et posés, ce qui induit une sorte de faux-rythme entre les pics. Les personnages eux-mêmes sont soumis à de spectaculaires changements d'humeur, ces revirements déstabilisant encore et accentuant l'étrangeté.

    Franco Nero est fiévreux (pléonasme ?) et Nathalie Delon est filmée en tentatrice insaisissable, fortement érotisée, proche et inatteignable à la fois (on pense aux écrits de Kyrou sur Marlene Dietrich). Cette direction d'acteurs, l'opposition entre quelques beaux cadres fixes de la nature environnante et les nombreux intérieurs sombres et l'alternance entre les effets liés au genre et les grandes plages de calme et de retenue font qu'une certaine distance s'installe entre nous et l'horreur de l'histoire qui est contée. Car le mal est ici présent partout, chacun est coupable. Le seigneur, bienfaiteur de l'église, est un assassin d'enfants, le moine Ambrosio, prônant la chasteté, force les jeunes filles, l'inquisition torture même après l'aveu. Et les pauvres ne sont pas plus bienveillants ni mieux attentionnés. La vision est noire (les violences faites aux jeunes personnes sont certainement le frein principal à la diffusion du film), mais Kyrou a eu raison d'ouvrir plusieurs pistes sans vraiment les refermer au final. Entre un délire, un cauchemar, une diablerie ou une machination, nous pouvons choisir selon notre inclinaison, ou pas.

    Merci à Fred.

     

    kyrou,france,italie,fantastique,70sLE MOINE

    d'Ado Kyrou

    (France - Italie - Allemagne / 90 min / 1972)

  • L'imaginarium du Docteur Parnassus

    gilliam,grande-bretagne,fantastique,2000s

    ****

    Bien sûr, on ne peut pas dire que L'imaginarium du Docteur Parnassus soit une éclatante réussite. C'est même, si l'on veut, un ratage. On grimace devant certains choix esthétiques, on entend plusieurs rouages couiner, on s'ennuie parfois, et surtout on observe Terry Gilliam qui bataille ferme, dans l'incapacité de se rapprocher des mémorables Brazil et Munchausen. Mais ce ratage a quelque chose de touchant. Le cinéaste, dès les années 80, n'eut de cesse d'avancer péniblement contre des vents contraires et ici, une nouvelle fois, il fut servi, avec la mort en plein tournage de son acteur principal. Sans doute Gilliam sait-il jouer, par ailleurs, de cette image d'artiste à l'imagination fabuleuse bridée par les financiers et les évènements malchanceux, mais il est intéressant de voir comment cette friction transparaît maintenant assez clairement dans son cinéma (si tant est que cet opus soit représentatif de l'œuvre récente de Gilliam, car je ne connais ni Tideland, ni Les Frères Grimm).

    Les scènes introductives montrent la mise en place laborieuse, décalée, incongrue, du petit cirque du Docteur Parnassus. Sa mini-troupe se déplace en roulotte, se pose et monte sa scène désuète et encombrée sur les parkings des night clubs londoniens, créant ainsi, par sa simple apparition dans le paysage, une trouée dans le présent, un saut en arrière dans le temps (et ce que ce spectacle propose est bien sûr plus étonnant encore : un saut dans les rêves de chacun). Cet écart donne tout son sel à la première partie.

    La construction de l'ensemble étant particulièrement chaotique, nous sommes menés par la suite vers un long tunnel central moins inspiré (la rencontre du groupe avec le personnage de Heath Ledger) puis vers un dernier segment pas beaucoup plus enthousiasmant. Pour les séquences fantastiques qu'il ne put tourner avec lui, Gilliam a eu l'excellente idée de remplacer Ledger successivement par trois acteurs différents. Il faut dire cependant que notre intérêt, au fil du récit, suit à peu près la même courbe descendante que celle dessinée par ce défilé : on tombe en effet de Johnny Depp à Jude Law puis à Colin Farrell... En revanche, pour rester du côté de l'interprétation, on apprécie sur toute la durée, dans un rôle diabolique, un Tom Waits pas forcément indigne de Walter Huston chez Dieterle, cabotinage effréné compris.

    A l'aise pour rendre l'agitation, réussissant plusieurs séquences de cohue, Gilliam fait toutefois, en quelques endroits, pencher dangereusement son véhicule à force de surcharge plastique. Il agglomère quantité d'éléments disparates : le numérique côtoie le trucage à la Méliès, l'imaginaire pur se déploie près des spectacles les plus basiques, archaïsme et modernité s'opposent constamment, le beau succède au laid. Cela ne fonctionne pas toujours, loin de là, et il ne reste parfois que l'imagerie. Ou le ressassement, comme avec ces variations autour d'anciens intermèdes monty-pythonesques à base de destructions soudaines, de policiers en bas résilles et de changements d'échelle. L'usage fréquent, au-delà du nécessaire et du raisonnable, de focales déformantes est plus intéressant. Un certain malaise naît de ces images, la surface, ailleurs un peu trop lisse, prend un étrange relief et la monstruosité n'est pas loin.

    Terry Gilliam semble à nouveau nous chanter les louanges des raconteurs d'histoires. Le Docteur Parnassus, comme lui fait remarquer sa charmante fille, ne finit jamais les siennes. Ne pas les finir (ou qu'elles n'aient ni queue ni tête) est une chose mais les commencer n'importe quand et n'importe comment en est une autre. Et Gilliam, sur ce plan-là, n'est guère regardant...

    Tout compte fait, la foi et la pugnacité du réalisateur de L'armée des douze singes me lui font pardonner bien des errements narratifs et des impasses esthétiques. Sans doute accentuée par le dédain exprimé depuis quelques années par nombre de commentateurs à son encontre, ma bienveillance, finalement, se rapproche de celle que j'ai pu assumer dans les premiers temps de ce blog à propos d'une autre gloire de la fin du siècle dernier, Emir Kusturica.

     

    imaginarium00.jpgL'IMAGINARIUM DU DOCTEUR PARNASSUS (The imaginarium of Doctor Parnassus)

    de Terry Gilliam

    (Grande-Bretagne - Canada - France / 123 mn / 2009)

  • L'étrange affaire Angélica

    oliveira,portugal,fantastique,2010s

    ****

    Si le fantastique est l'intrusion du surnaturel dans le monde réel, il naît par conséquent du déplacement et du décalage. L'étrange affaire Angélica est donc un très grand film fantastique.

    Le récit débute avec la visite d'un inconnu à un jeune photographe amateur, Isaac, au cours d'une nuit pluvieuse. Celui-ci est invité dans un vaste domaine à faire le portrait mortuaire d'une jeune femme. Dans ces premières scènes, Oliveira s'évertue à donner à certains éléments de l'image une valeur de signes annonciateurs et souvent inquiétants : une colombe, un regard appuyé derrière une vitre mouillée, une statue indiquant une direction. Mais l'étrangeté s'installe également par des moyens plus subtils. La progression est fluide, les enchaînements cohérents, et pourtant, il y a déjà comme un décalage produit par les raccords. Il arrive que le contrechamp ne semble pas appartenir tout à fait à la même réalité que le champ. L'effet est frappant dans la série de plans qui poussent le héros de sa chambre à la vigne travaillée par les ouvriers sur l'autre versant. C'est une force indéfinissable qui donne l'impulsion, le respect d'une continuité par le traitement de l'espace et de la lumière ne semblant pas primordial.

    Cela n'a rien d'une erreur ou d'une faiblesse. Le travail effectué sur la lumière, qu'elle soit naturelle à l'extérieur ou issue d'une source électrique à l'intérieur, est prodigieux. Dès les premiers plans, la nuit s'impose comme étant véritablement ténébreuse, emprisonnant les personnages qui la traversent avec précautions. Seuls des points lumineux s'extraient, soit de manière très vive, soit presque imperceptiblement, mais restant toujours cernés par le noir. Les plans d'Oliveira sont des tombeaux. Le dernier donne à voir la fermeture de volets. C'est la fermeture du caveau, du cercueil, de la boîte.

    La série d'emboîtements à l'œuvre dans le film est moins ludique que funèbre. Elle se manifeste déjà par la présence des animaux domestiques prisonniers, oiseau en cage et poisson rouge dans son bocal (plus encore : l'oiseau est surveillé par un chat qui est lui-même menacé par un chien dont on entend l'aboiement). Ensuite, les surcadrages sont fréquents. La photographie est tenue dans les mains et lorsque l'image qui est prise s'anime, le fantastique, la folie, sont signalés mais affleure également l'idée d'une "réduction de la vie" à ce petit espace. Se remarquent aussi, de plus en plus au fil du récit, la présence de rideaux sur les bords des cadres. Il n'y a, dès lors, aucune surprise à ce que le dénouement prenne une forme ouvertement théâtrale.

    L'architecture des décors est de ce point de vue, très particulière. Le chambre qu'occupe dans cette pension le héros est un axe. Elle n'est vue, de l'intérieur, pratiquement que sous deux angles : vers la fenêtre donnant sur la rue et, à l'exact opposé, vers la porte s'ouvrant sur l'escalier du hall. La perception que l'on a des trois autres principaux décors (le salon de la pension, l'église et le domaine) est équivalente. Cette organisation scénique en profondeur, d'une porte à une fenêtre, souvent ouvertes de surcroît, crée une dynamique, un courant, un appel d'air. Ainsi, la fuite est facilitée, le héros n'hésitant d'ailleurs pas à quitter précipitemment ces lieux à plusieurs reprises. Mais celui-ci se voit aussi happé par le dispositif, entraîné vers un autre monde.

    Un ange l'attire et voir un ange, c'est déjà frayer avec la mort. Mais tous ceux qui l'entourent semblent participer à cette invitation au départ : la gouvernante peut prendre sans effort des airs inquiétants et les travailleurs de la vigne peuvent être rendus, par l'instantané photographique, très menaçants lorsqu'ils lèvent leur bêche. La nuit envahit son espace et les sons l'oppressent de la même façon, bruits des camions passant sous la fenêtre ou du tracteur travaillant la terre. Mais notre homme était prévenu dès le début. Lorsque le messager s'est manifesté la première fois, le bruit infernal d'un poste de radio irréparable se propageait tandis qu'une fumée de cigarette s'élevait pour envahir toute la chambre.

    S'il s'agit bien de l'histoire d'un passage qui nous est contée, l'espace et le temps doivent être brouillés. Le récit présente donc plusieurs "éternels retours". Les mêmes lieux sont investis plusieurs fois. Le mendiant ne cesse de quémander à la sortie de l'église. Le salon de la pension, par sa disposition, ressemble à s'y méprendre à la chambre d'Isaac et celui-ci y entre toujours (et en sort) le dernier. La fin du récit donne l'impression d'une boucle. Comme le héros le dit lui-même, à la suite du poète, le temps suspend son vol. Mais il s'enroule aussi quand la découverte d'une photo de jeunesse de la défunte provoque l'arrivée dans la pièce de petites filles bien réelles. De même, les travaux agricoles qui intéressent le photographe sont d'un autre âge. Le temps n'est pas le même pour tout le monde, autre source de décalage. Isaac, lors de la veillée ou de la messe, bouge quand les amis et les membres de la famille restent figés puis, lors d'un déjeuner au salon, se tient debout, immobile, pendant que les autres pensionnaires s'attablent et tiennent une discussion animée.

    Il est bien connu que Manoel de Oliveira a débuté au temps du muet. Je n'insiste donc pas plus sur son sens extraordinaire de la composition plastique, ni sur la beauté désuète des effets spéciaux utilisés dans les séquences de rêve. Un autre lien avec l'histoire de cinéma m'a semblé tissé fermement. Il y a dans L'étrange affaire Angélica la même liberté, la même sûreté des moyens, la même tranquille assurance, la même invention et la même transparence que dans les dernières œuvres de Buñuel. Deux séquences particulières rendent évidente, à mon avis, la parenté : la veillée mortuaire avec le héros déplacé au milieu de figures immobiles et celle du déjeuner qui voit le récit prendre un chemin de traverse inattendu, à la faveur de la discussion de deux comparses.

    Lenteur du rythme, archaïsme de la forme, frontalité des plans, préciosité du langage... Ce qui caractérise le cinéma d'Oliveira et qui peut rebuter, parfois, décuple ici la force du propos, la forme nourrissant idéalement le fond, et inversement.

     

    oliveira,portugal,fantastique,2010sL'ÉTRANGE AFFAIRE ANGÉLICA (O estranho caso de Angélica)

    de Manoel de Oliveira

    (Portugal - Espagne - France - Brésil / 97 mn / 2010)