****
Le hasard me permet de faire une transition pleine de souplesse : après mon texte sur Positif, je peux enchaîner avec une note consacrée à ce film d'Ado Kyrou, l'un des principaux animateurs des premières années de la revue.
Le moine est la transposition au cinéma du scandaleux roman gothique du même nom écrit par Matthew Gregory Lewis en 1796. Luis Buñuel, qui avait longtemps caresser le projet de cette adaptation, se chargea d'en écrire le scénario en compagnie de son compère Jean-Claude Carrière, mais choisit finalement d'en confier la réalisation à son ami, assistant et exégète Ado Kyrou (déjà auteur de quelques courts métrages et d'un long, Bloko, en 1965). En dépit de ce parrainage, le film connut bien des difficultés de distribution et fut rapidement mis aux oubliettes. Si l'on aurait pu s'attendre à ce que la sortie récente de la version de Dominik Moll lui redonne une certaine visibilité, il n'en fut rien. Tout juste certains critiques mentionnèrent rapidement son existence, Positif se signalant fort étrangement par son silence, comme elle l'avait fait en 1973 (alors que Bloko fut largement commenté).
Mauvais signes que tout cela ? Pas forcément. S'il n'est pas transcendant, l'ouvrage n'a rien de déshonorant et son intrigue se suit avec intérêt. La patte de Buñuel se fait sentir dans plusieurs détails, dans quelques dialogues résonnant de manière absurde, dans l'apparition d'un bestiaire étrange... La dernière séquence, surtout, est un hommage (trop) direct à L'âge d'or. Mais au-delà de ces signes disposés ça et là, Ado Kyrou parvient à se démarquer en insistant sur les aspects gothiques et fantastiques, en abordant sans détour le thème de la sorcellerie et en adoptant une structure narrative basée sur une suite d'éclats, autant de choix que l'on retrouve peu ou pas du tout dans l'œuvre de son mentor, qui a, de son côté, tendance à aplanir les choses, à les ramener dans un entre-deux improbable.
Le cheminement est donc ici chaotique. Le film est fait de grands fragments disjoints, les sauts d'une séquence à l'autre sont importants, au point que, parfois, le doute peut s'installer provisoirement dans l'esprit, le temps de reconstituer une continuité. Mais ce type de construction, plein de heurts, soutient apparemment aussi le roman d'origine. A un découpage en champs-contrechamps est souvent préféré l'usage de plans longs et posés, ce qui induit une sorte de faux-rythme entre les pics. Les personnages eux-mêmes sont soumis à de spectaculaires changements d'humeur, ces revirements déstabilisant encore et accentuant l'étrangeté.
Franco Nero est fiévreux (pléonasme ?) et Nathalie Delon est filmée en tentatrice insaisissable, fortement érotisée, proche et inatteignable à la fois (on pense aux écrits de Kyrou sur Marlene Dietrich). Cette direction d'acteurs, l'opposition entre quelques beaux cadres fixes de la nature environnante et les nombreux intérieurs sombres et l'alternance entre les effets liés au genre et les grandes plages de calme et de retenue font qu'une certaine distance s'installe entre nous et l'horreur de l'histoire qui est contée. Car le mal est ici présent partout, chacun est coupable. Le seigneur, bienfaiteur de l'église, est un assassin d'enfants, le moine Ambrosio, prônant la chasteté, force les jeunes filles, l'inquisition torture même après l'aveu. Et les pauvres ne sont pas plus bienveillants ni mieux attentionnés. La vision est noire (les violences faites aux jeunes personnes sont certainement le frein principal à la diffusion du film), mais Kyrou a eu raison d'ouvrir plusieurs pistes sans vraiment les refermer au final. Entre un délire, un cauchemar, une diablerie ou une machination, nous pouvons choisir selon notre inclinaison, ou pas.
Merci à Fred.
LE MOINE
d'Ado Kyrou
(France - Italie - Allemagne / 90 min / 1972)
Commentaires
Quelle rapidité ! Je le garde au chaud de mon côté. Peut être que le film a souffert à sa sortie d'arriver en pleine vague de films avec histoires de couvents, de nonnes et de moines lubriques, ce que l'on appelle la "nunxploitation". Quand au beau Nero, je l'ai connu décontracté :)
C'est que je tenais à ma transition !
La saturation devant ce type d'histoire très prisées à l'époque, oui, peut-être est-ce une raison. Il est quand même bizarre que le film n'ait jamais bénéficié d'un réel éclairage (on sait partout que Buñuel a fait cette adaptation, mais c'est tout).
Je ne connais pas très bien Nero (d'où le point d'interrogation après "pléonasme"), ma rencontre la plus récente date bien sûr de Keoma.
Non, non, non ! merci au taulier de la Caverne ! Retourne chez lui faire ta contrition !
Bon, le film est hilarant ou c'est moi ?
Mais tu n'arrêtes pas de te marrer, au cinéma, toi...
(oui, oui, oui, merci au taulier)
ben c'est fait pour ça le cinéma. Non ?
Mais non : tout le monde sait que nous autres, blogueurs(ses) cinéphiles, nous n'y allons que pour nous prendre la tête...
Ah pardon !
Je me suis trompée de porte.
Bonne continuation hein
De ce film je n'ai pu voir qu'un extrait d'une dizaine de minutes qui traîne sur un-célèbre-site-de-partage-de-vidéos, extrait qui m'a néanmoins semblé assez significatif quant aux grandes libertés qui ont été prises, du point de vue du récit, avec le matériau initial. Mais après tout, ce n'est pas forcément l'essentiel. "Structure narrative basée sur une suite d'éclats", "cheminement chaotique", "grands fragments disjoints", d'après ce que vous dites, du côté de la forme, le film de Kyrou a l'air de rester assez fidèle au chef-d'œuvre de Lewis, et à lire votre dernier paragraphe, le fond y est aussi. Cela me semble en tout cas plus prometteur que le récent film de Dominik Moll, que, j'avoue, je n'ai pas vu, faute d'avoir réussi à me motiver suffisamment pour cela. (Il faut dire aussi que j'en veux toujours beaucoup à Moll pour l'atrocement décevant "L'autre monde", mais c'est une autre histoire.)
L. : Sur le rapport entre le roman et le film, on peut lire ce texte, qui m'a personnellement informé sur le premier, que je ne connais point :
http://www.lafuriaumana.it/index.php/archive/53-la-furia-umana-nd-6-autumn-2010-/256-qle-moineq-dado-kyrou
Quant au film de Moll, et bien j'étais moi aussi très peu motivé, craignant d'observer une nouvelle étape dans la courbe descendante de ce cinéaste. Or, après avoir découvert le Kyrou, la curiosité me pousse à le voir à l'occasion et je me mets à espérer que, au pire, le ratage, si ratage il y a, reste "intéressant" et ne me poussera pas à rayer le nom d'un réalisateur plutôt singulier dans le paysage.