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  • La Saison des monstres (Miklos Jancso, 1987)

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    D'abord le choc de voir Jancso filmer au présent et comme dans un polar, avec cadavre de professeur gisant dans une chambre d'hôtel à Budapest. Étonnante aussi l'utilisation des postes de télévision qui dédoublent la vision d'un même objet sous un autre angle. Malheureusement, le film noir deviendra vite complètement opaque. Car Jancso quitte aussitôt le centre-ville pour retourner dans son décor de prédilection, ce corps de ferme et cette retenue d'eau, déjà vus à maintes reprises. Dès lors, son film se limite à une transposition formelle contemporaine, sans le poids de l'Histoire. Les voitures ont remplacé les chevaux pour assurer les courses folles. Les bourrasques sont produites par les hélicoptères, omniprésents. Tous les acteurs fétiches sont là (pour la troisième fois, au moins, depuis "Agnus Dei", Jozsef Madaras et Gyorgy Cserhalmi s'offrent une baston dans la poussière) mais habillés en jeans et blousons. Seuls ou par grappes, ils se mettent encore à courir, à s'arrêter, à tomber, à se relever. On sait de moins en moins pourquoi. On nous parle de science et de religion, de la langue hongroise et des exilés, tandis que les explosions se multiplient, que le feu et l'eau fusionnent. Chacun tire les ficelles tour à tour, en duperies enchâssées. Ces professeurs réunis en célébration festive sont rejoints par quelques jeunes femmes, des comédiennes de cirque nous dit-on. Elles sont le plus souvent nues, embrassées par les uns et les autres, en rondes infinies, entraînées dans les bras mais dans une ivresse partagée, gardant leur liberté (s'il faut, elles giflent ou frappent entre les jambes). Si le déséquilibre induit par ces nudités quasi-systématiques est plus flagrant que jamais, ces filles sublimes sont moins femmes-objets (les hommes n'ont guère plus d'épaisseur au sens traditionnel du terme appliqué à des personnages classiques) que femmes-idées (certes pas faciles à cerner).

  • Los Olvidados (Luis Buñuel, 1950)

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    Le plus dur et le plus direct des Buñuel. L'absence de concession dans la représentation réaliste d'un quotidien violent rend le film toujours aussi impressionnant, ne permettant pas d'attendrissement réconfortant. Sa seule "faiblesse" est la hauteur morale octroyée au directeur de la ferme-école, même si son stratagème bienveillant (laisser sortir Pedro avec de l'argent) a une conséquence fatale à la Oliver Twist. Dans la description de cet établissement de rééducation, la vision provisoirement plus optimiste des choses relaie sans doute l'appel lancé en ouverture du film aux forces progressistes. Quoi qu'il en soit, l'après est plus terrible encore que l'avant, avec le cercle de morts du dénouement (et par la suite l'histoire de l'humanité n'a pas vraiment pris la bonne voie). Les chances laissées à ces gamins par la société sont infimes, poussés au crime et mis en danger dès qu'ils tombent sur plus fort qu'eux : la petite Meche qui finit toujours par être agressée, Pedro accosté par un vieux saligaud de bourgeois dans la rue. Cette dernière scène est vue de l'intérieur d'une vitrine de magasin, le son des dialogues inaudible. Même en voulant établir un constat clair, Buñuel expérimente, ce qui décuple la puissance de son film. Dans ce contexte, la séquence du rêve, par exemple, pourrait paraître déplacée mais il n' en est rien. D'une part parce qu'elle enrichit la connaissance du personnage, d'autre part parce que son étrangeté est préparée par petites touches en amont (particulièrement à travers le bestiaire mobilisé : la poule qui apparaît brusquement face à l'aveugle mis à terre). Et même dans cet univers-là circule ce désir chauffé à blanc, lors de la plus que troublante ronde de séduction entre El Jaibo (Roberto Cobo qui sera, je l'avais oublié, dans "Ce lieu sans limite" de Ripstein) et la mère de Pedro (Estela Inda, encore un de ces éclats féminins chez Buñuel).

  • Le Passage du canyon (Jacques Tourneur, 1946)

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    Quand, dès l'une des premières scènes, dans un court plan en pied, on remarque par hasard, sans désignation par la caméra, que l'homme que l'on retrouve dans le couloir de l'hôtel après l'avoir vu traverser la rue boueuse a effectivement les bottes sales, on sait déjà que le film va être bon. Tavernier en bonus DVD, comme Lourcelles dans son dico, le désigne comme le premier western moderne. On comprend pourquoi. Dans la verticale du 1:33 se dressent les montagnes et les arbres de l'Oregon, et se pressent d'innombrables personnages. La multiplicité et la fluidité des passages de l'un à l'autre créent le fort sentiment de communauté, tandis que les délaissements assez fréquents du héros Dana Andrews montrent bien que la vie s'étend au-delà. Héros, d'ailleurs, c'est vite dit, car personne là dedans n'est vraiment sans reproche et tout le monde semble se tenir sous la menace de quelque chose (pas seulement des Indiens, qui subissent clairement l'accaparement des terres et dont l'attaque dévastatrice est déclenchée par un salaud de Blanc). Les pionniers se débattent comme ils peuvent, au milieu des éléments, avec leurs démons, leurs sentiments ambivalents et le cadeau empoisonné de l'or. Les événements dramatiques, au final, arrangeront bien les choses de l'amour mais cela ne fait pas oublier que des rapports particulièrement complexes ont été établis précédemment entre ces hommes et ces femmes (et de longue date, tout le monde se connaît déjà, dès le début). Et le tout en couleurs, subtilement cohérentes (les habits de chacun semblent s'accorder soit au décor, soit à leur tempérament) ou soudain très visibles, comme le rouge (le plan presque gore sur le crâne ensanglanté de Ward Bond lors de la bagarre de saloon est comme l'annonce de son triste destin : être scalpé).

  • L'Homme au complet blanc (Alexander Mackendrick, 1951)

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    Très bonne comédie sociale, précisément sur le monde de l'entreprise, développant une réflexion intéressante sur une invention (un tissu inaltérable) et ses possibles conséquences en termes d'emploi et d'équilibre économique. A partir d'un sujet pas forcément engageant sur le papier, Mackendrick réalise de manière très sûre, dynamique, avec des rythmes variés, des idées visuelles (les portes et les systèmes de cache) et sonores (la petite musique faite par les fluides dans les tubes à essai semble annoncer le travail de Tati autour de ses bruitages de matériaux). Les personnages ne sont jamais unidimensionnels, pas même le principal, pourtant obsessionnel, brillamment interprété par Alec Guinness.

  • Harold et Maude (Hal Ashby, 1971)

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    (ne connaissant pas le cinéma de Hal Ashby, hormis "Retour") Film typique du mouvement de bascule culturelle au sein du cinéma hollywoodien, avec plusieurs points d'originalité : l'énorme différence d'âge entre le couple formé (mais même s'il a l'air d'un adolescent, Bud Cort, sortant tout juste de "Brewster McCloud" - difficile de ne pas le citer tant on y pense -, avait quand même 22 ans), la pertinence du casting pour l'incarner (Cord donc, et Ruth Brown, pas 80 ans comme il est dit mais "seulement" 74), l'idée intéressante et développée comiquement de l'obsession de la mort à travers les enterrements et les fausses tentatives de suicide. La caricature est parfois un peu trop poussée et les personnages un peu trop déconnectés de la réalité mais certains passages sont efficaces. Le style d'Ashby me semble un peu hésitant, le nombre élevé d'insertions de chansons de Cat Stevens trahissant peut-être un manque de fluidité par ailleurs.

  • Le Cœur du tyran (Miklos Jancso, 1981)

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    Un jeune prince élevé en Italie est rappelé chez lui à la mort de son père. Sa mère, étrangement plus jeune que lui, semble atteinte de démence. Son oncle ambitieux ne cesse de mentir. Son ami italien (Ninetto Davoli) ne sait plus où donner de la tête au milieu des hongroises nues. Des acteurs multiplient les intermèdes. Les Turcs s'en mêlent. Sous-titré "Boccace en Hongrie", le film paye sa dette au théâtre. Même s'il recoupe toutes les préoccupations de Jancso, l'obscur scénario n'a pas grande importance, tant les revirements, les résurrections, les changements de ton sont nombreux, en un éclat de rire. L'artifice est assumé jusqu'au bout : chacun avoue finalement avoir tenu un rôle, avoir joué la comédie. L'intérêt du film est purement de mise en scène. L'imagination de Jancso paraît sans limite pour trouver d'étonnantes solutions visuelles rendant ce théâtre (tout est filmé en studio) parfaitement cinématographique. Limité par la réalité, le décor devient à l'écran mouvant, flottant, insaisissable, la caméra ne cessant de glisser latéralement tout en jouant de la profondeur grâce au zoom ou aux amorces. Les acteurs, aux réapparitions parfois stupéfiantes en bout de plan, glissent eux aussi pour achever de donner cette impression de rêve (avant un retour brutal à la réalité et à l'extérieur).

  • De l'or en barres (Charles Crichton, 1951)

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    Comédie Ealing sympathique, notamment parce que ses personnages le sont. C'est un exemple assez rare, me semble-t-il, de gang constitué de façon fortuite mais dont les quatre membres se révèlent aussitôt, entre eux, confiants et loyaux, les deux principaux (Alec Guinness et Stanley Holloway) créant une solide amitié. Dommage d'ailleurs que dans la dernière partie, leurs rapports ne soient pas plus creusés. A la place, est menée une course-poursuite au déclenchement (depuis Paris) et aux relances un peu artificiels. On y trouve cependant quelques débordements burlesques plutôt inattendus. La conclusion de ce film bref est un twist amusant : l'homme écoutant le récit-flashback de Guinness n'était pas un aimable convive comme on le croyait à l'introduction mais un policier le tenant par des menottes.

  • The Insider (Steven Soderbergh, 2025)

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    Retourné comme un gant. D'abord un peu agacé par le glacis, par le cynisme, par les bavardages, par la déshumanisation. Puis la mécanique s'emballe, merveilleusement perturbée ("to disrupt", formule de Fassbender en réaction). Et surtout, le facteur humain finit par émerger, enfin (notamment, avec "éclat", dans cette grande scène de retour autour de la table), préservant ce couple singulier. Bravo Steven.

  • Yûkoku - Rites d'amour et de mort (Yukio Mishima, 1966)

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    Je découvre Mishima avec ce coffret livre-DVD autour de son unique film, adapté de sa propre nouvelle "Patriotisme". Celle-ci est stupéfiante, inscrivant dans le quotidien, entre objets et pensées, une histoire d'amour fou glissant de l'union sexuelle ardente à l'atroce seppuku. La progression est si fluide que l'on ne réalise pas bien que l'horreur est inévitable. Par sa description du double suicide, Mishima nous laisse suffocants, autant à cause de la violence que de la continuité narrative imposée magistralement.
    Aussi marquant, le film fonctionne très différemment. De la continuité, on passe aux ruptures.
    Non seulement Mishima déplace cette histoire dans un décor épuré de type théâtre Nô, réduisant le réalisme environnemental de la nouvelle à quelques signes à peine, mais il ne cesse de fragmenter. Sans dialogue, le film est entrecoupé de longs intertitres qui forment six parties. La scène d'amour limite les plans larges et la caméra s'attarde essentiellement sur des parties des deux corps. La musique ("Tristan et Isolde" de Wagner) contraste aussi. Cinéma moderne des années 60, pleinement.
    Je me disais que Mishima choisissait cette solution pour représenter l'amour parce qu'il butait inévitablement, comme tout le cinéma (on pourrait dire jusqu'à ce qu'Oshima tourne "L'Empire des sens"). Il y a cette impossibilité de l'image par rapport aux pages correspondantes.
    Puis vient le moment du seppuku. Et là, choc, Mishima montre tout. Avec cette nouvelle rupture, le film devient fou. A l'incroyable éventration de Shinji répond, en contrechamp, le non moins incroyable visage de Reiko en pleurs. Puis sa façon de se relever difficilement, son kimono souillé, ses pas dans la flaque noire, etc. Là, Mishima trouve vraiment l'équivalence.
     
    PS : Dans le livret d'accompagnement, l'auteur, Stéphane Giocanti, fait manifestement une erreur en passant vite sur la réception du film : "En France, bien que le public lui fît un accueil circonspect, Yûkoku fut primé au Festival de Tours". Il se trouve que dans le Positif de juin 66, Robert Benayoun, rendant compte du fameux festival de courts métrages, défendit passionnément ce film "le plus exceptionnel, le plus haï et le plus discuté de tous", en concluant "Rites d'amour et de mort, faut-il le dire, n'eut aucun prix. Peut-être est-ce dans l'ordre. Si l'amour, graine de subversion, ne choquait pas encore les esprits distingués, serait-il l'amour ?"