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  • La Vie criminelle d'Archibald de la Cruz (Luis Buñuel, 1955)

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    L'esprit d'Archibaldo est sacrément tordu et le film l'est tout autant, bien qu'il le soit assez gaiement pour une histoire laissant derrière elle autant de mortes. Si les enchaînements à l'écran sont limpides, le temps est géré étrangement (un court flashback, un drame, un long flashback, un épilogue). Quand aux raisonnements et aux plans échafaudés par tous les personnages, ils sont particulièrement tarabiscotés, ne vont jamais simplement d'un point A à un point B. Tout n'est que substituts (travestissement, boîte à musique, mannequin), chemins détournés, jeux de comédie sociale, vies secrètes, faces cachées, désirs comblés mais autrement que ce qui est attendu (ce qui en gâche la satisfaction finale) : la mise en scène détaille les préparatifs d'Archibaldo ou illustre ce qu'il projette dans sa tête (dans ses films, Buñuel se satisfait rarement de deux niveaux narratifs, type présent/flashback, et ajoute souvent une couche, comme ici, la rêverie à l'intérieur du flashback) ; Patricia et son mari créent des situations de crise pour mieux solidifier leur couple ; Carlota a pour amant secret un homme marié ; à ses différents interlocuteurs, Lavinia désigne l'homme qui l'accompagne comme son mari, son père ou son oncle et le mannequin comme sa sœur...
    Mais où Buñuel a-t-il été chercher ces beautés si singulières, pour qu'elles papillonnent autour d'Ernesto Alonso, en mâle mexicain impuissant, et qu'elles produisent autant d'étincelles érotiques ? Miroslava Stern (Lavinia, suicidée quelques semaines après le tournage), Ariadne Welter (Carlota), Rita Macedo (Patricia), Chabela Duran (la bonne sœur), Leonor Llausas (la gouvernante).
    Un détail parmi d'autres prouvant le génie de Buñuel, et qui concerne le son. Archibaldo se rend chez Carlota et, juste avant de pénétrer dans la résidence, croise Patricia, qui lui fait du charme de manière très offensive. Troublé, il reprend son chemin, tandis que monte un thème musical (angoissant, indéfinissable, peut-être à l'orgue électrique ?). Deux contrechamps nous montrent alors la mère de Carlota, à la fenêtre, en train de l'observer. Au moment exact de la coupe, la musique s'arrête, pour revenir tout aussi brutalement au retour d'Archibaldo à l'image. Si la musique venait de la rue, cela se comprendrait. Mais sur de la "musique de film", "extradiégétique", de tels arrêts, cela ne se fait pas. Suprême audace, donc. Quoique... On se rend compte au final que ce thème musical, il ne vient que lorsque Archibaldo est en crise, dans un état second. Par conséquent, ce thème musical, il ne peut pas être "partagé". La coupe sonore est donc justifiée. Ce que l'on prend d'abord pour un agréable effet de distanciation n'a en fait rien de gratuit.

  • El (Luis Buñuel, 1953)

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    L'amour fou devient l'amour malade. Pourquoi les ciné-débats avec les associations d'aide aux victimes s'organisent-ils à partir d'horreurs comme "Jusqu'à la garde" plutôt que "El" ? Le cycle de la violence conjugale y est remarquablement exposé, montrant les différentes phases et les brusques sauts d'un état à l'autre (injustement accusateur/piteusement repentant etc). En plus de l'ironie constante envers le mélodrame et la figure du séducteur mexicain, la critique de la domination passe par des détails pertinents comme les deux plans de prises de photos-souvenirs par Gloria de Francisco qui refuse de lui laisser prendre la pose à son tour : pour lui, une inversion des positions est inconcevable, il doit rester au centre de l'attention et en surplomb, tout en faisant croire que cette petite humiliation est anodine.
    La violence physique reste hors-champ, ce qui ouvre à l'imagination du spectateur les pires possibilités, ou bien déplacée par la mise en scène, par exemple, lors de la très forte séquence de l'escalier et de la barre cognée frénétiquement contre les montants de la rampe.
    Le fou, c'est l'homme puissant, le notable installé, le chrétien insoupçonnable. La mère de Gloria se range aisément aux arguments de celui qui a tout pour lui et ne parle que de possession (la séduction du gendre a opéré dès avant le mariage, lors de l'invitation prétexte où Francisco avait trompé son ami en lui assurant qu'il "ferait la cour" à la mère pour que les tourtereaux profitent de la soirée). Il ne faut pas compter non plus sur l'écoute du prêtre, qui reste solidaire de la "bonne âme" Francisco, de sa classe surtout.
    Tout ça est d'ailleurs en grande partie la faute de l'Église : dans le lieu saint s'ouvre et se ferme la boucle du récit obsessionnel, de la rencontre au pic de la crise hallucinatoire (avant, évidemment, l'épilogue au monastère).
    La faute du père de Francisco aussi, peut-être. La marche en zigzag, à deux reprises, signale la folie mais la figure est inscrite avant : dans cette maison art déco imaginée par le paternel, avec ces motifs ajoutant aux piliers, murs et autres encadrements bien droits des courbes peintes en zigzag.
    Le film est étonnamment hitchcockien par la mise en scène virtuose de la montée en tension et "anticipe" d'ailleurs "Vertigo" avec la terrible visite du clocher. Mais comme souvent chez Buñuel, c'est l'audace narrative qui étonne. Sans prévenir, le récit est soudain pris en charge par Gloria, alors que le regard était initialement celui de Francisco, que l'on épousera à nouveau dans la dernière partie. Le long flashback central nous fait entrer dans la tête de Gloria mais comme en un système d'enchâssements, sous l'emprise permanente de Francisco.

  • Le Journal d'une femme de chambre (Luis Buñuel, 1964)

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    Adaptation très politique (revancharde, disaient les critiques de l'époque), dans laquelle Buñuel semble d'abord protéger sa Célestine des aberrations droitardes mais pour lui faire assumer finalement son pur arrivisme. C'est donc l'un de ses films les plus noirs et les plus pessimistes. C'est aussi, des trois adaptations vues, celle où le couple Célestine-Joseph me semble produire le plus d'étincelles, coupante Jeanne Moreau et torve Georges Géret. Cela dit, même la deuxième fois comme ici, l'entrée dans un Buñuel est rarement facile, séquences d'apparence banale, mise en scène sobre, petites manies, décors jouant sur "l'impression" plutôt que le sens direct... Mais au final tout a déraillé et, tout comme dans Belle de jour les bascules oniriques deviennent de moins en moins décelables, on est incapable de pointer le moment où le vertige a commencé à nous prendre.

  • Le Charme discret de la bourgeoisie (Luis Buñuel, 1972)

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    Je n'avais pas revu "Le Charme discret de la bourgeoisie" depuis longtemps. Le début, avec les toiles peintes derrière les fenêtres du salon raccordant mal avec les plans du jardin, l'exposition du trafic chez l'ambassadeur et le manège érotique un peu faux d'Audran et Cassel m'ont laissé penser que le film n'était peut-être pas si grand que ça. Mais bien sûr que si, il l'est. J'avais seulement oublié que son principe était la répétition de tous ses éléments (pas uniquement celle du repas impossible à prendre normalement). Répétition et variations, complètement inattendues. D'une part, donc, le début n'est qu'une préparation : le "faux" du décor prépare la séquence sur la scène de théâtre, les rêves d'abord classiquement racontés préparent leur assimilation totale au récit dans la deuxième moitié... D'autre part, la suite est de plus en plus vertigineuse : les points de départ des rêves des principaux protagonistes sont encore moins signalés que dans "Belle de jour" (ne m'en rappelant plus, je me suis "fait avoir" à chaque coup) et cela donne notamment naissance au plus génial des rêves enchâssés. De plus, on peut dire que la répétition joue encore au niveau supérieur : vers l'arrière, le film répète les films précédents de Buñuel (que de réminiscences !) et vers l'avant, il sera répété par Blier, Dupieux et d'autres.

  • La Mort en ce jardin (Luis Bunuel, 1956)

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    Je l'ai sans doute trop longtemps rêvé pour ne pas être un peu déçu à la découverte de "La Mort en ce jardin". Toute la première moitié est assez inégale, trop dispersée, parfois lourdement dialoguée, les rôles principaux majoritairement français (Marchal, Signoret, Vanel, Piccoli) au milieu de cette révolution latino-américaine fictive ajoutant à la bizarrerie. La réussite de la seconde moitié laisse finalement penser que tout cela n'est qu'une longue mise en place. Il faut en effet attendre la fuite dans la jungle pour retrouver le cinéaste dans la plénitude de ses moyens, à nouveau concentré sur son sujet et ses personnages, ses jeux d'oppositions et de retournements, sa tendresse et sa cruauté, ses collages et ses visions (l'insert de l'Arc de Triomphe en pleine forêt, les fourmis sur le serpent et sur la bible, le souvenir raconté par le prêtre, les corps mis à mal puis habillés de luxe par le hasard...).

  • Une mort interminable

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    "Seulement, il frappe ses personnages d'une malédiction qui est à la mesure de leur dérisoire petitesse : ils ne parviennent jamais à s'asseoir tous ensemble autour d'une table sans que des incidents fâcheux les précipitent dans la gêne, l'inconfort ou la disgrâce. Les fruits de leur position leur échappent comme la couronne de Richard III ramenée à une tranche de gigot. Même les commissaires de police sont en proie à la frustration : leurs prisonniers leur échappent, et leur rôle social reste incompris. Tout cela demeure inconscient, on peut le dire, entre la poire et le dessert. C'est un enfer bien plus intime que celui des séquestrés de la rue de la Providence, dans L'Ange exterminateur, dont ce film offre un peu l'écho sarcastique. Quelle que soit l'origine du complot qui les malmène (métaphysique, politique, obsessionnel), le complot est serein, la malédiction limitée, les victimes sinon consentantes, sont velléitaires et pleines d'allant. L'issue récurrente qui nous les montre cheminer ad aeternam sur une route en rase campagne n'est ni échevelée, ni hagarde : ces gens s'en tireront toujours, leurs agapes sisyphéennes n'auront ni terme ni début. Peut-être sont-ils morts comme leur classe, embaumée et réanimée pour un intemporel dîner en ville. Peut-être cheminent-ils sur cette voie lactée située au-delà du temps, celle de l'imagination bunuélienne, plus picaresque que jamais. Où qu'ils aillent, fût-ce en enfer (s'ils n'y sont déjà) ils trouveront encore quelqu'un à soudoyer, et se tailleront les places les plus tièdes. Bref cette mort est interminable, autrement dit ce n'est pas une mort, c'est un état crépusculaire, doucereux, et confortable. On comprendra que la bourgeoisie n'est pas seule en cause, dans ce film, même si dans son apparence extérieure il satisfait à ce point l'image que le Français moins que moyen se fait d'une classe scandaleusement désuète, et qui se repaît de ses propres scandales : ceci expliquant d'ailleurs que pour la première fois un film de Bunuel mène le box-office."

    Extrait de "Dîner en ville avec le commandeur", sur Le Charme discret de la bourgeoisie par Robert Benayoun, Positif n°146, janvier 1973

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  • Simon du désert

    (Luis Bunuel / Mexique / 1965)

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    simon.jpgSimon du désert (Simon del desierto) dure moins de 45 minutes et Bunuel n'y va pas par quatre chemins.

    Simon est un stylite, soit l'un de ces chrétiens des premiers siècles ayant choisi de faire pénitence au sommet d'une colonne pendant des jours, des mois, des années... Nous faisons sa connaissance alors que dans la foule des pèlerins, un riche notable lui propose un nouvel édifice, plus haut, plus beau, plus sûr. Simon est un jusqu'au-boutiste de la foi, un super-champion de l'ascèse. Seulement, plus il s'approche du ciel et plus il s'éloigne de l'homme. Le Saint devient méprisant et insensible.

    Les dévots qui l'entourent ne sont pas décrits de façon plus tendre. Les armées de prêtres sont en effet vues par Bunuel avec la même ironie dévastatrice que celle, plus tardive, des Monty Python. On pense en effet plusieurs fois au final de La vie de Brian, où les imbéciles se succédaient aux pieds des crucifiés et, de manière très précise, on découvre même un gag bunuélien dont on retrouvera l'idée dans le film anglais de 78 : la querelle entre différentes factions de chrétiens ("- A bas le Christ ! - Vive le Christ ! - A bas la Sainte Trinité ! - A bas... euh... Vive la Sainte-Trinité !").

    Aux côtés des officiels, le petit peuple est à peine mieux représenté : une mère qui ne comprend pas son fils, un nain zoophile, un paysan qui, une fois ses mains miraculeusement retrouvées, s'empresse de repartir travailler, giflant son gosse au passage... Autour de la colonne de Simon, on vient voir les miracles comme on va au marché. Et comme celui-ci le dit lui-même, "bénir fait passer le temps et cela ne fait de mal à personne".

    Simon a tout de même un problème : le Diable ne cesse de le tenter. Et comment pourrait-il résister alors que Satan a choisi le corps de Silvia Pinal pour s'exprimer ? L'érotisme est ici aussi direct que le message anticlérical.

    Pourtant, si Bunuel a fait grincer bien des dents, si certains de ses films, comme celui-ci, ont poussé très loin le bouchon, il s'est toujours trouvé des défenseurs des deux côtés, par exemple chez les bouffeurs de curés de Positif autant que chez les cathos des Cahiers du Cinéma. Chez les premiers, l'énervement était grand de voir leur auteur favori récupéré, après, certes, de nombreuses contorsions, par ceux qu'il aurait dû a priori choquer. C'est que si l'on peut voir dans Simon du désert (et les autres) l'expression d'un athéisme absolu et surréaliste (comme le voyait par exemple le flamboyant Ado Kyrou), on peut aussi y déceler une critique de l'intérieur et une critique, non du christianisme, mais de ses déviances. Devant l'insistance de Bunuel sur le sujet (quasiment du début à la fin de sa carrière), il faut bien se rendre à l'évidence que tout cela a pour origine autre chose qu'un simple rejet de principe. Cette petite ambiguïté toujours présente, malgré la vigueur de certaines flèches, rend finalement l'ensemble de l'oeuvre du maître d'autant plus passionnante.

    Deux remarques pour finir. D'une part, Simon du désert, si clair pendant quarante minutes offre au spectateur un dénouement sous forme de pirouette totalement inattendue et désarmante. Dans la folie d'une boîte de nuit new-yorkaise, Bunuel nous laisse pantois, au son d'un ultime cri diabolique de la Pinal. D'autre part, le cinéaste se plaignait parfois, semble-t-il, à propos de ce film-là, du manque de moyens et de temps. C'est pourtant l'une de ses plus belles réussites plastiques. Un Bunuel aux allures de pochade, même de trois quarts d'heure, même de transition, ne saurait que nous combler.

  • L'ange exterminateur

    (Luis Bunuel / Mexique / 1962)

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    Après l'opéra, les Nobile reçoivent chez eux vingt personnes du beau monde. Etrangement, tous leurs domestiques s'empressent dans le même temps de quitter la maison. A l'issue du dîner, les invités, pourtant fatigués, trouvent des excuses pour ne pas partir et se voient finalement dans l'impossibilité de sortir du salon. Ils restent ainsi cloîtrés plusieurs jours, les gens de l'extérieur ne passant pas, quant à eux, le portail de la demeure. Tel un petit groupe de rescapés livrés à eux-mêmes, ils doivent s'organiser malgré les tensions qui ne manquent pas d'éclater. Ils trouveront tardivement un moyen de sortir de cette situation absurde, mais la délivrance ne sera qu'illusoire.

    L'ange exterminateur (El angel exterminador) peut se laisser voir trois fois, quatre fois, indéfiniment, son mystère n'est jamais totalement percé. Luis Bunuel l'a voulu ainsi : insaisissable, irréductible à toute interprétation univoque, irrécupérable. Contrairement à L'âge d'or ou au Charme discret de la bourgeoisie, dont la force subversive découle en grande partie de constructions narratives déconcertantes, L'ange exterminateur apparaît paradoxalement comme l'un des films les plus réalistes de Bunuel. Le récit est ici linéaire. Les quelques rêves et hallucinations sont clairement circonscrits (et marquants : le très étrange songe collectif ou le cauchemar de la main coupée). La description des lieux et des personnages est des plus rigoureuse.

     

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    A chaque nouvelle vision, on reste stupéfait par la maîtrise du cinéaste dans le glissement vers l'irrationnel, tout en petites touches. Dès le début, au milieu d'amabilités convenues, des paroles semblent à double sens (souvent sexuel) quand d'autres ne semblent pas en avoir du tout. Mais avant même d'entendre ces conversations, et déjà étonnés du comportement des domestiques, nous  avons été troublés par un drôle de manège : nous avons vu les invités entrer deux fois dans le hall et leur hôte s'inquiéter de la même façon, doublement, de l'absence de son serviteur Lucas. Ceci n'est en fait que la première manifestation de la figure la plus notable du film : la répétition. Ainsi Nobile portera deux fois le même toast, deux invités se présenteront l'un à l'autre à plusieurs reprises dans la soirée, deux mains surgiront de l'armoire, le troupeau d'agneaux reviendra dans l'épilogue etc...

    angeb.jpgangea.jpgMais toutes ces répétitions, et c'est là tout le génie de Bunuel, ne se font pas de manière mécanique ni identique. Ainsi, l'arrivée des convives est filmée la seconde fois dans un rythme imperceptiblement différent et dans un cadrage légèrement rehaussé. Ce très léger décalage provoque un sentiment étrange, le spectateur percevant une image à la fois identique et à la fois différente. Bunuel joue en virtuose autour de cet entre-deux, faisant preuve d'une subtilité et d'une élégance confondante dans la description d'une situation si anormale. Une nouvelle preuve parmi d'autres : au début du repas, la chute du domestique avec son plateau est-elle vraiment un gag inventé par la maîtresse de maison, comme semblent le croire les invités ? Rien, bien évidemment ne nous en assure.

    On pourrait craindre que cette insolite claustration soit alimentée, à force, par des procédés d'écriture arbitraires. Il n'en est rien car là aussi, Bunuel fait preuve d'une intelligence incroyable. Chaque tentative de départ avortée d'un invité prend une forme différente. Le renoncement soudain sur le seuil peut être provoqué par un élément réaliste et crédible (l'arrivée du petit déjeuner qui redonnera des forces avant de partir), par un effondrement nerveux qui rameutera les autres convives, relancera le récit et recentrera l'action au milieu de la pièce, ou par une hésitation plus elliptique mais commentée en retrait par un petit groupe inquiet ("Regardez, ils vont s'arrêter... N'est-ce pas étrange ?"). Cette situation ne peut donc qu'être acceptée et alors, tout peut se détraquer petit à petit, le premier repère à se brouiller étant la notion du temps (personne ne réussissant précisément à savoir depuis combien de jours dure cette comédie).

     

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    Pendant 1h15, vingt protagonistes se croisent dans un décor unique (seules quelques échappées vers la rue sont accordées au spectateur). Par de délicats mouvements de caméra, on passe d'un petit groupe à un autre, au gré des conversations et des mouvements. Dans ce salon, Bunuel ne semble jamais choisir un cadrage ou un angle de prise de vue déjà utilisé auparavant. Comme s'il s'agissait d'épuiser toutes les possibilités avant de retomber au point de départ. C'est une fois que tous les recoins ont été scrutés, toutes les combinaisons ont été essayées, que le film peut s'arrêter, et par conséquent, le sortilège peut être levé. Les invités prennent conscience qu'après tant de jours passés dans cet enfer, ils ont retrouvé la place exacte qui était la leur au premier soir. Il leur suffit donc de rejouer le moment du départ pour, cette fois-ci, passer enfin le seuil. Dans le récit de L'ange exterminateur, il n'y a pas d'autre logique qu'une logique esthétique.

    Bunuel s'est toujours refusé à donner la moindre clé concernant son oeuvre, se bornant à répéter son avertissement initial : "La meilleure explication c'est que, raisonnablement, il n'y en a aucune." Inutile de convoquer le surnaturel. D'ailleurs, l'inefficacité des rituels superstitieux ou maçonniques est raillée, abaissant ceux-ci au même niveau que les ridicules croyances de la religion officielle. L'un des murs du salon se présente sous la forme de trois grands placards ornés d'images pieuses. Sous la protection des grands saints et à l'abri des regards, dans le premier, on se soulage dans des vases antiques, dans le deuxième, on cache les morts et dans le troisième, on consomme avant le mariage. La belle Silvia Pinal, après Viridiana, joue Leticia, qui sacrifiera sa virginité, se donnant derrière un rideau à Nobile dans un abandon qui déclenchera la sortie de la crise. L'athéisme (parfois ambigu) de Bunuel a toujours été réjouissant.

     

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    Parmi toutes les pistes broussailleuses qu'emprunte le film, il en est une qui paraît tout de même plus dégagée que les autres, celle d'une certaine vision politique et sociale. Tout d'abord, ce sont les domestiques qui sentent mieux que les autres que quelque chose va advenir. Seul le maître d'hôtel reste au service de ses patrons. Restant la première nuit dans la pièce adjacente au salon maudit, il finit par rejoindre les prisonniers. L'absence totale d'explication rationnelle à cette claustration laisse penser que celle-ci est finalement inconsciemment volontaire. Les us et les coutumes de la haute bourgeoisie ainsi poussés à l'extrême provoqueraient cet enfermement. La politesse empêche de partir. La volonté d'éviter à ses condisciples la honte pousse chacun à adopter les mêmes comportements, y compris les plus inconvenants. Le respect de l'étiquette ne peut mener qu'au conformisme et à la mort. Car la situation devient vite intenable. Tout ce que ces gens repoussent habituellement (vulgarité, crasse, laisser-aller...) s'infiltre irrémédiablement dans leur petit cercle. Mais c'est bien de l'intérieur que cette classe pourrit, contrairement à ce qu'elle croit (quand Leticia lance un cendrier à travers la vitre de la salle à manger, un convive, en pleine discussion dans la pièce d'à côté, pense que ce fracas est dû à "un juif qui passait").

    L'avertissement que constitue une telle mésaventure ne suffira pourtant pas. L'épilogue en donnera la preuve et cette fois la rue grondera de mouvements révolutionnaires. Cependant, Bunuel est bien trop malin pour brandir aussi simplement un drapeau. Il ne montre, brièvement, que des prémisses, une agitation, une répression militaire et termine sur un fameux plan de moutons s'engouffrant dans l'église où se rejoue le drame. Même la clé politique n'est donc pas dépourvue d'ambiguïtés et c'est bien cette position de méfiance devant toutes les idées reçues, doublée d'un rire salvateur, qui garantit la permanence de la place du cinéaste parmi les plus grands. Quand à cet Ange, précisément, on peut lui accoler facilement une bonne demie-douzaine de chefs-d'oeuvres bunueliens, s'étalant sur plus de quarante ans, mais il reste, je crois, le plus cher à mon coeur.

    Photos : dvd Calysta