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portugal

  • Les lignes de Wellington

    Jusqu'au 26 novembre se déroule le 23e Festival International du Film d'Histoire de Pessac. Avant de me lancer réellement, la semaine prochaine, dans une série de notes consacrées aux films que j'ai pu et que je pourrai encore y voir jusqu'à ce lundi, je vous propose d'ores et déjà ces quelques lignes sur le film de Valeria Sarmiento, présenté en avant-première au début de la manifestation et sorti entre-temps dans les salles.

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    En 1810, Masséna et ses troupes napoléoniennes livrent bataille à Buçaco contre l'armée portugaise aidée des Britanniques du Duc de Wellington. Celui-ci a fait bâtir, afin de protéger Lisbonne, des fortifications imprenables partant de la ville de Torres Vedras. Le repli de ses hommes et des soldats portugais derrière ces lignes, qui provoque également l'exode des civils soumis aux exactions des Français, devient l'enjeu du conflit. La manœuvre entraînera finalement la retraite de Masséna.

    Valeria Sarmiento concrétise le dernier projet de son mari Raul Ruiz en réalisant ce film romanesque possédant de nombreux points communs avec les Mystères de Lisbonne, à commencer par la présence du même scénariste, Carlos Saboga.

    Les lignes de Wellington (ou Les lignes de Torres Vedras du titre portugais) est un film qui s'organise entièrement autour de cette notion de linéarité. Les lignes de défense sont le but à atteindre, au bout d'un trajet que la cinéaste va décrire en une suite de lents et vastes panoramiques latéraux balayant les chemins encombrés de personnes déplacées et de colonnes de soldats. Ces mouvements de foule au rythme de la marche se déploient dans le format très allongé de l'écran.

    La linéarité se retrouve pareillement sur le plan narratif. L'abondance de personnages (la fresque en convoque un nombre incalculable jusqu'à faire apparaître une poignée d'actrices et d'acteurs français ayant travaillé avec Ruiz d'une manière purement "commémorative") et les croisements des trajectoires ne bouleversent pas l'ordre chronologique du récit. Si un retour en arrière peut s'intercaler à la faveur de l'explication d'un traumatisme, il n'altère nullement la progression logique. L'avancée inexorable se fait également par l'intermédiaire des nombreux plans séquences, figure de mise en scène privilégiée par la cinéaste. Ceux-ci décrivent, comme dans un livre. Le plan séquence, dans Les lignes de Wellington, est un paragraphe fait de quelques longues phrases. C'est ainsi que le film apparaît très littéraire (l'usage de la voix off accentuant encore, bien sûr, l'impression).

    Le déroulement de la narration se fait sans heurt. Comme les panoramiques vont souvent chercher à un bout du décor le personnage qui prendra le relais dans la scène, il n'y a guère de sursaut, de surprise ou de détour, ce qui se révèle à la fois un avantage et un inconvénient. Le film est étiré, étalé. Il ne tourbillonne pas.

    Mais bien sûr, des lignes finissent aussi par se briser. Une bonne part des protagonistes de cette histoire dramatique trépasse ou sombre dans la folie. Comme le dit l'Abbé égorgeur de Jacobins, l'enfer est ici-bas et non là-haut. La dernière partie du film, sombre, endeuillée, prenante, semble nous dire que tout le monde s'y enfonce inexorablement. Reste alors peut-être, seulement, la passion amoureuse : entre les deux grandes figures de Paulo Branco et de Raul Ruiz, Valeria Sarmiento (qui réalisa entre autres, en 1995, Elle, un étonnant "remake" du El de Buñuel) parvient notamment à imposer sa vision par la façon dont elle filme les nombreuses étreintes, le désir franc, les corps offerts, et par la place qu'elle donne aux personnages féminins, particulièrement déterminés.

     

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    sarmiento,portugal,histoire,2010sLES LIGNES DE WELLINGTON (As linhas de Torres Vedras)

    de Valeria Sarmiento

    (Portugal - France / 151 min / 2012)

  • Singularités d'une jeune fille blonde

    oliveira,portugal,2000s

    La durée de ce film de Manoel de Oliveira va à peine au-delà de l'heure (la conclusion arrive si tôt qu'il paraît trop court). Il n'est d'ailleurs consacré qu'à un seul récit, l'illustration d'une histoire racontée dans un train par un homme à la femme inconnue assise à côté de lui.

    Convoque-t-on abusivement les fantômes du cinéma muet dès que l'on rend compte d'un film du réalisateur centenaire ? Toujours est-il que, pour Singularités d'une jeune fille blonde, bien que l'on sache pertinemment que le format de l'écran est logiquement rectangulaire, les images semblent "carrées". Telle apparaît, dès le début, par sa composition, la vue d'ensemble dans le wagon, cédant bientôt la place de manière définitive à celle des deux sièges occupés par le conteur et son auditrice. Pour dérouler le flash-back ainsi amorcé, Oliveira base sa mise en scène sur les sur-cadrages qu'offrent les fenêtres, les portes, les miroirs et les tableaux. A l'instar du récit, qui a clairement un début et une fin, l'espace est tout le temps délimité à l'intérieur même du cadre.

    On note l'absence de véritable plan de paysage, hormis la reprise, nocturne ou diurne, d'une vue de la ville, toujours la même. Il existe peu de liaisons d'une scène à l'autre : quand on ne repasse pas par le présent du trajet en train, on saute sans prévenir les jours, les mois voire les années. L'explication d'une fortune amassée au Cap Vert tombe ainsi dans une ellipse gigantesque. En plein film, Luis Miguel Cintra est convoqué, sous son propre nom, par un maître de cérémonie, afin qu'il déclame un poème. Il disparaît aussitôt sa lecture faite. Singularités d'une jeune fille blonde ressemble à une série de tableaux miniatures, petites compositions réalisées par le grand cinéaste portugais et qui ne s'ouvrent pas outre mesure.

    Car si l'argument, tiré d'une nouvelle d'Eça de Queiros, est "actualisé" (comme l'annonce le générique) par Oliveira, il l'est à très petites doses. Par conséquent, il reste, en un sens, dépassé, malgré le bruissement de la rue et les allusions à la crise économique (l'argent est l'un des deux principaux nœuds du problème dramatique, étroitement associé à celui de la rigueur de la morale bourgeoise).

    L'anachronisme du film le fige encore un peu plus mais il peut aussi libérer des effluves d'un fantastique bienvenu (bien que "simple" et "réaliste", le cinéma d'Oliveira n'en est jamais très loin). En effet, particulièrement étranges apparaissent la raideur de certains acteurs, les effets de montage entre deux plans de fenêtres qui annulent la présence de la rue les séparant ou bien le volume, la disposition et l'éclairage de la chambre pauvrement meublée où le héros démuni trouve refuge.

    Certains admirateurs dénichent dans cette miniature d'Oliveira la quintessence de son cinéma. Personnellement, j'y vois plutôt une réduction, certes pas déagréable mais un peu en-deça de ce que j'en attendais.

     

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    oliveira,portugal,2000sSINGULARITÉS D'UNE JEUNE FILLE BLONDE (Singularidades de uma rapariga loura)

    de Manoel de Oliveira

    (Portugal - Espagne - France / 64 min / 2009)

  • Retour de La Rochelle (12/12) : Miguel Gomes

    Dernière note de ma série consacrée aux films vus au 40e Festival International du Film de La Rochelle. Y était rendu, en sa présence, un hommage au cinéaste portugais Miguel Gomes. Tabou, son troisième long métrage, sortira dans les salles le 5 décembre prochain. Ce sera l'un des plus beaux films de cette année 2012.

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    Miguel Gomes est joueur.

     

    La gueule que tu mérites

    Le premier jeu est un jeu d'enfants. Il se joue en deux parties.

    Partie 1. Francisco travaille dans l'éducation. Aujourd'hui, c'est à la fois son anniversaire et le carnaval d'école. Il est donc habillé en cowboy. Il n'est pas très aimable, râle sans cesse après les gamins et après sa copine, qu'il semble d'ailleurs tromper avec une collègue.

    Entre deux bouffées de comédie musicale, Miguel Gomes fait preuve d'un humour pince-sans-rire, un humour décalé passant essentiellement à travers les dialogues et le montage (qui fait aussitôt succéder à une chute la pose d'un bandage). Nous sommes à la fois avec les personnages et légèrement en retrait. Une musicalité naît, l'attachement se fait, une sensibilité "pop" émerge. Miguel Gomes, avec La gueule que tu mérites, passe en quelque sorte pour un cousin portugais de l'Argentin Martin Rejtman dans sa façon de faire un "cinéma du sourire". Attention, je n'ai pas dit "en coin". Et plaçant cela, je ne pense pas non plus à quelqu'un comme Wes Anderson : Gomes, lui, ne fait pas garder à Francisco son costume de cowboy sans une bonne raison. Par ailleurs, son cinéma est bien plus libre que celui de l'Américain.

    Partie 2. Francisco est tombé malade dans sa maison de campagne. Sans doute imagine-t-il... Comme chez Blanche-Neige, sept hommes doivent s'occuper de sa santé mais surtout doivent suivre les règles d'un jeu qu'il a inventé.

    Très vite au sein de son film, Gomes redistribue donc les cartes. Francisco disparaît totalement du champ. L'incongruité vire à l'absurde, seule règle à suivre dorénavant. Les sept personnes qui interviennent maintenant se croisent incessamment dans un ballet de plusieurs jours scandés par des cartons dessinés comme dans la littérature jeunesse. De fait, la seule logique qui vaille est celle de l'enfance. Le parti pris de Gomes est simple : faire que les adultes se comportent comme des enfants, sans exception, sans déviation, sans retour. Alors les chamailleries, les épreuves, les frissons devant les contes et la magie, mettent en action ces corps trop grands. Le résultat sur l'écran est littéralement déroutant puisque tout peut advenir. Il procure également des sentiments mélangés devant ce qui apparaît tantôt comme un savoureux décalage, tantôt comme du burlesque un peu laborieux. Quand la forme du film elle-même se met au diapason de cette liberté, comme à l'occasion d'un emboîtement narratif vertigineusement ruizien, l'expérience porte ses plus beaux fruits.

    Ici la (double) question est la suivante : si un trentenaire peut se comporter en gamin capricieux, un film entier peut-il tenir sur cette contradiction, et le sens donné aux actes peut-il s'échapper pour retrouver une innocence originelle, sans médiation, de façon directe ?

     

    Ce cher mois d'août

    Le deuxième jeu est plus long. Il consiste à faire naître une fiction.

    Ce cher mois d'août, c'est l'histoire d'une fille, de son père et de son cousin, tous les trois faisant partie d'un groupe de bal en tournée estivale dans les villages portugais. Mais cette histoire, au début en tout cas, elle n'est pas sur l'écran. Elle n'apparaît pas et pourtant elle est déjà en place... Le film commence comme un assemblage de repérages, d'éclats de réel, de prises de vues enregistrant des groupes de musique populaire portugaise et les lieux dans lesquels ils jouent les soirs d'été. On pense s'aventurer dans un documentaire très personnel, un sujet local que le cinéaste porterait en lui depuis longtemps. Mais des indices font réfléchir, le plus clair étant l'apparition d'une équipe de tournage. De manière progressive, la fiction s'en mêle, l'imbrication devenant de plus en plus complexe au fil du temps. Un plan documentaire recèle une "histoire" ou bien le réel s'invite dans un récit. Un glissement insensible s'opère pour finalement lancer la fiction dramatique, nourrie de tout ce qui l'a précédée, un lieu, une anecdote, une figure.

    Miguel Gomes s'est d'abord attaché à montrer le très particulier, ce qui l'entoure et qui n'a pas, a priori, un intérêt extraordinaire, seulement un certain pittoresque (par ailleurs, il croit fermement à la sublimation des éléments les plus "basiques" de la réalité par le cinéma : un bal populaire, une chanson de variété, un personnage local, un habitant comme les autres). Si Ce cher mois d'août est lent et long, c'est que le travail doit être patiemment réalisé, que l'idée du temps qui coule doit être suffisamment transmise pour provoquer l'ouverture d'esprit. Le cinéaste fait le pari de l'attention continue du spectateur lors de cette nouvelle expérience narrative. Et lorsque le mélodrame se déploie, on se dit effectivement que pour être incarné d'aussi belle manière, il a fallu que les corps qui le soutiennent aient été filmés ainsi, approchés et captés dans leurs élans les plus naturels.

    Ce film est un chant de liberté. La liberté procurée par les jours chauds de l'été, les soirs de bal sur les places publiques et les après-midi de baignade dans les rivières. Tout est fluidité, sensualité, présence au monde, humour (un gag hilarant clôt le film de pertinente et merveilleuse manière : on reproche à l'ingénieur du son d'avoir enregistré, au moment des prises, des bruits qui "n'existent pas dans la réalité").

    A travers Ce cher mois d'août, est formulée la question : un récit peut-il naître avec le temps sous nos yeux, comme de lui-même, au lieu d'arriver à nous déjà scellé ?

     

    Tabou

    Le troisième jeu est un jeu de mémoire.

    Pilar est une militante catholique qui s'enquièrent régulièrement de la santé de sa voisine Aurora, vieille dame digne mais colérique. Lorsque celle-ci meurt, son histoire est racontée. Dans le temps, elle avait en Afrique une ferme et un amant...

    Après un magnifique prologue illustrant une légende, s'ouvre une nouvelle œuvre à deux volets. La première partie de Tabou, contemporaine, est filmée avec simplicité bien que baignant dans le même (superbe) noir et blanc que le reste. C'est une succession de jours de fin d'année. Ces datations, le calme apparent, la sensation hivernale, l'ombre de la mort, font craindre une échéance. Mais tout ne s'arrête pas à minuit le 31 décembre. Une nouvelle année commence derrière. Le temps présent passe, c'est celui du non-événement.

    Il faut qu'un passé soit raconté pour entrer dans l'Histoire et en même temps pour placer des bornes narratives. Le titre de la deuxième partie est "Paradis" alors que celui de la première était "Paradis perdu". Sa principale caractéristique est d'être sonore mais muette. Sur l'écran, les gens parlent mais on ne les entend pas, alors que les bruits naturels émanant de leur environnement ou la musique diffusée arrivent très bien à nos oreilles. La seule voix qui nous guide est celle du conteur, voix off se posant sur les images et expliquant parfois ce que l'on ne voit pas. Cette voix prend en charge le récit et en libère toute la puissance.

    Le cinéma de Miguel Gomes est d'une grande douceur, même si il peut être traversé par des tensions dramatiques. De façon identique, la beauté visuelle comme le sérieux de l'entreprise n'imposent pas un rejet de l'humour ni l'invention de détails d'apparence anachronique (les dire "hors du temps" serait plus juste). Cette légère distance qui est introduite parfois n'a cependant rien à voir avec un quelconque second degré ou une ironie facile. Les saynètes musicales, par exemple, trahissent bien un goût, un amour et non un besoin de placer quelques références.

    Film après film, l'image qu'obtient Gomes devient de plus en plus éclatante et sensuelle, Tabou constituant, au moins de ce point de vue, un véritable sommet. Mais le son, lui aussi, est ciselé de manière unique. On le notait dès La gueule que tu mérites, Miguel Gomes aime travailler par superpositions et chevauchements, des musiques, des bruits, des voix pouvant même s'inviter depuis le hors-champ ou depuis un "hors-temps". Se fait sentir alors la présence de quelque chose de sous-jacent, quelque chose qui chemine sous la surface, et, dans le cas de Tabou, quelque chose d'immémorial. L'une des idées fortes du film est celle de la permanence de la mémoire, et précisément, d'une mémoire particulière (on pourrait rapprocher l'interrogation de Gomes de celle de Malick, la grandiloquence en moins). Cette réflexion recoupe bien sûr, immanquablement, celle portant sur l'histoire du cinéma. Si la pureté et l'éblouissement du cinéma muet peuvent être retrouvés, sous une forme ou une autre, c'est bien qu'il en subsiste des traces dans les images d'aujourd'hui. Sur ce plan-là, le geste de Gomes s'éloigne à la fois de la reproduction d'Hazanavicius et du requiem de Carax. C'est un geste de joueur, de parieur, de chercheur. Un geste calme et réflechi qui donne confiance et espoir.

    La question que pose Tabou ? Pouvons-nous, tous ensemble, retrouver notre innocence devant le spectacle, accéder à nouveau à une certaine pureté du regard et à un niveau de croyance élevé ?

    Le cinéma de Miguel Gomes (auteur "aventurier", comme le qualifie fort justement un ami dans sa présentation) est l'un des plus libres et des plus stimulants qui soient. Il faut bien sûr, pour en profiter pleinement, accepter une suspension, accorder une grande attention et s'abandonner au temps. Cet admirable Tabou refuse la facilité du mélange des époques, il est d'une seule coulée. Cela représentera peut-être, pour certains, une difficulté. C'est pourtant sa force, sa qualité, sa beauté, son honnêteté. Il faut absolument le découvrir.

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    lagueule00.jpgcechermoisdaout00.jpgtabou00.jpgLA GUEULE QUE TU MÉRITES (A cara que mereces)

    CE CHER MOIS D'AOÛT (Aquele querido mes de agosto)

    TABOU (Tabu)

    de Miguel Gomes

    (Portugal, Portugal - France, Portugal - Allemagne - Brésil - France / 110 min, 150 min, 120 min / 2004, 2008, 2011)

  • L'étrange affaire Angélica

    oliveira,portugal,fantastique,2010s

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    Si le fantastique est l'intrusion du surnaturel dans le monde réel, il naît par conséquent du déplacement et du décalage. L'étrange affaire Angélica est donc un très grand film fantastique.

    Le récit débute avec la visite d'un inconnu à un jeune photographe amateur, Isaac, au cours d'une nuit pluvieuse. Celui-ci est invité dans un vaste domaine à faire le portrait mortuaire d'une jeune femme. Dans ces premières scènes, Oliveira s'évertue à donner à certains éléments de l'image une valeur de signes annonciateurs et souvent inquiétants : une colombe, un regard appuyé derrière une vitre mouillée, une statue indiquant une direction. Mais l'étrangeté s'installe également par des moyens plus subtils. La progression est fluide, les enchaînements cohérents, et pourtant, il y a déjà comme un décalage produit par les raccords. Il arrive que le contrechamp ne semble pas appartenir tout à fait à la même réalité que le champ. L'effet est frappant dans la série de plans qui poussent le héros de sa chambre à la vigne travaillée par les ouvriers sur l'autre versant. C'est une force indéfinissable qui donne l'impulsion, le respect d'une continuité par le traitement de l'espace et de la lumière ne semblant pas primordial.

    Cela n'a rien d'une erreur ou d'une faiblesse. Le travail effectué sur la lumière, qu'elle soit naturelle à l'extérieur ou issue d'une source électrique à l'intérieur, est prodigieux. Dès les premiers plans, la nuit s'impose comme étant véritablement ténébreuse, emprisonnant les personnages qui la traversent avec précautions. Seuls des points lumineux s'extraient, soit de manière très vive, soit presque imperceptiblement, mais restant toujours cernés par le noir. Les plans d'Oliveira sont des tombeaux. Le dernier donne à voir la fermeture de volets. C'est la fermeture du caveau, du cercueil, de la boîte.

    La série d'emboîtements à l'œuvre dans le film est moins ludique que funèbre. Elle se manifeste déjà par la présence des animaux domestiques prisonniers, oiseau en cage et poisson rouge dans son bocal (plus encore : l'oiseau est surveillé par un chat qui est lui-même menacé par un chien dont on entend l'aboiement). Ensuite, les surcadrages sont fréquents. La photographie est tenue dans les mains et lorsque l'image qui est prise s'anime, le fantastique, la folie, sont signalés mais affleure également l'idée d'une "réduction de la vie" à ce petit espace. Se remarquent aussi, de plus en plus au fil du récit, la présence de rideaux sur les bords des cadres. Il n'y a, dès lors, aucune surprise à ce que le dénouement prenne une forme ouvertement théâtrale.

    L'architecture des décors est de ce point de vue, très particulière. Le chambre qu'occupe dans cette pension le héros est un axe. Elle n'est vue, de l'intérieur, pratiquement que sous deux angles : vers la fenêtre donnant sur la rue et, à l'exact opposé, vers la porte s'ouvrant sur l'escalier du hall. La perception que l'on a des trois autres principaux décors (le salon de la pension, l'église et le domaine) est équivalente. Cette organisation scénique en profondeur, d'une porte à une fenêtre, souvent ouvertes de surcroît, crée une dynamique, un courant, un appel d'air. Ainsi, la fuite est facilitée, le héros n'hésitant d'ailleurs pas à quitter précipitemment ces lieux à plusieurs reprises. Mais celui-ci se voit aussi happé par le dispositif, entraîné vers un autre monde.

    Un ange l'attire et voir un ange, c'est déjà frayer avec la mort. Mais tous ceux qui l'entourent semblent participer à cette invitation au départ : la gouvernante peut prendre sans effort des airs inquiétants et les travailleurs de la vigne peuvent être rendus, par l'instantané photographique, très menaçants lorsqu'ils lèvent leur bêche. La nuit envahit son espace et les sons l'oppressent de la même façon, bruits des camions passant sous la fenêtre ou du tracteur travaillant la terre. Mais notre homme était prévenu dès le début. Lorsque le messager s'est manifesté la première fois, le bruit infernal d'un poste de radio irréparable se propageait tandis qu'une fumée de cigarette s'élevait pour envahir toute la chambre.

    S'il s'agit bien de l'histoire d'un passage qui nous est contée, l'espace et le temps doivent être brouillés. Le récit présente donc plusieurs "éternels retours". Les mêmes lieux sont investis plusieurs fois. Le mendiant ne cesse de quémander à la sortie de l'église. Le salon de la pension, par sa disposition, ressemble à s'y méprendre à la chambre d'Isaac et celui-ci y entre toujours (et en sort) le dernier. La fin du récit donne l'impression d'une boucle. Comme le héros le dit lui-même, à la suite du poète, le temps suspend son vol. Mais il s'enroule aussi quand la découverte d'une photo de jeunesse de la défunte provoque l'arrivée dans la pièce de petites filles bien réelles. De même, les travaux agricoles qui intéressent le photographe sont d'un autre âge. Le temps n'est pas le même pour tout le monde, autre source de décalage. Isaac, lors de la veillée ou de la messe, bouge quand les amis et les membres de la famille restent figés puis, lors d'un déjeuner au salon, se tient debout, immobile, pendant que les autres pensionnaires s'attablent et tiennent une discussion animée.

    Il est bien connu que Manoel de Oliveira a débuté au temps du muet. Je n'insiste donc pas plus sur son sens extraordinaire de la composition plastique, ni sur la beauté désuète des effets spéciaux utilisés dans les séquences de rêve. Un autre lien avec l'histoire de cinéma m'a semblé tissé fermement. Il y a dans L'étrange affaire Angélica la même liberté, la même sûreté des moyens, la même tranquille assurance, la même invention et la même transparence que dans les dernières œuvres de Buñuel. Deux séquences particulières rendent évidente, à mon avis, la parenté : la veillée mortuaire avec le héros déplacé au milieu de figures immobiles et celle du déjeuner qui voit le récit prendre un chemin de traverse inattendu, à la faveur de la discussion de deux comparses.

    Lenteur du rythme, archaïsme de la forme, frontalité des plans, préciosité du langage... Ce qui caractérise le cinéma d'Oliveira et qui peut rebuter, parfois, décuple ici la force du propos, la forme nourrissant idéalement le fond, et inversement.

     

    oliveira,portugal,fantastique,2010sL'ÉTRANGE AFFAIRE ANGÉLICA (O estranho caso de Angélica)

    de Manoel de Oliveira

    (Portugal - Espagne - France - Brésil / 97 mn / 2010)

  • Christophe Colomb, l'énigme

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    Après avoir été assidu durant toutes les années 90, je suis devenu depuis dix ans, et pour des raisons essentiellement pratiques, très infidèle au cinéma de Manoel de Oliveira (ma dernière expérience remontait au Principe de l'incertitude). Je ne sais trop si cela est dû à la longueur de cette parenthèse, mais j'ai ressenti une étrange sensation devant ce Christophe Colomb, l'énigme. La sensation que l'on me montrait non pas la découverte d'un nouveau monde, comme pourrait le faire croire le titre, mais au contraire, tout un tas de choses sur le point de disparaître. Plus encore, le film s'évertue à se construire sur une série d'absences, de refus, d'impossibilités. De l'insertion de vieilles vues documentaires en noir et blanc pour visualiser le port de Lisbonne aux cadrages des personnages déambulant dans la ville en contre-plongées accentuées (de manière à ce que nous ne voyons derrière eux que le haut des différents bâtiments), la mise en scène affirme d'emblée la vanité de toute tentative de reconstitution d'un passé de toute façon impossible à retrouver. De très belle manière, dans ce même but, Oliveira filmera l'arrivée de deux émigrés portugais à New York en 1946 dans un brouillard épais qui empêche d'embrasser du regard les éléments de reconnaissance tels que la Statue de la Liberté ou les buildings de Manhattan. Devant ces images, nous en venons à nous demander si ce n'est pas la fin de son propre cinéma qu'Oliveira est en train d'essayer de fixer sur pellicule. Mais ce n'est pas tout, le scénario lui-même redouble ce manque. L'enquête historique qui prend forme peu à peu se heurte constamment à l'absence de traces, au silence étonné des interlocuteurs. Décidément, l'appartenance de Christophe Colomb à la terre portugaise est une thèse bien difficile à soutenir. Et finalement, aucune preuve ne sera réellement avancée, nous laissant, chose rare au cinéma, aux côtés d'un chercheur qui n'aura eu que sa foi à mettre en avant.

    Bien évidemment, il y a quelque malice à entretenir ainsi ce faux mystère. Cette malice préserve ce film triste du lugubre. Elle est perceptible en plusieurs endroits : dès que l'on a connaissance de l'argument-supercherie de départ, lorsque le cinéaste laisse s'exprimer le bonheur conjugal d'un jeune couple fraîchement marié de manière un peu trop vive pour ne pas laisser poindre une touche d'ironie ou quand on voit Oliveira se mettre en scène lui-même dans la seconde partie du film.

    Je viens de parler de faux mystère. Cela ne concerne que cette idée d'un Christophe Colomb qui aurait en fait été citoyen portugais. Le film, lui, est réellement énigmatique, par sa construction d'ensemble (deux parties séparées et très différentes), ainsi que par plusieurs détails (comme la présence dans de nombreux plans d'une jeune femme muette et invisible aux autres, allégorie de l'âme et de l'histoire portugaises). Les ellipses déroutent et les transitions sont souvent étranges, se faisant par le chevauchement d'un plan sur l'autre par la musique ou le dialogue (qui se poursuivent malgré le décalage provoqué par le changement d'espace). Ailleurs, comme je l'ai évoqué plus haut, c'est le brouillard qui fait tenir les plans entre eux.

    Le récit est scindé en deux parties. En un clin d'œil, un champ-contrechamp sur deux rives de l'Atlantique enjambe l'Océan et quarante sept années d'existence. Seulement, l'écart ainsi créé est à mon sens trop grand. Trop de distance entre les âges, entre les comédiens (Oliveira et sa femme eux-mêmes succédant à Leonor Baldaque et Ricardo Trêpa), entre la sensation du passé et celle du présent (qui se distingue d'abord par l'agression sonore). Cette seconde partie est muséale, bavarde, touristique, très faible en regard de la première, souvent d'une grande beauté. Certes, Oliveira ne dévie absolument pas de sa ligne narrative, intègre en quelque sorte à son discours cette dépréciation, et ponctue son œuvre sur une jolie évocation de la saudade. Cela ne m'empêche pas de regretter ce fléchissement final très marqué.

     

    Un autre point de vue à lire chez Eeguab.

     

    colombenigme00.jpgCHRISTOPHE COLOMB, L'ÉNIGME (Cristovao Colombo, o enigma)

    de Manoel de Oliveira

    (Portugal - France / 75 mn / 2007)

  • Mystères de Lisbonne

    (Raoul Ruiz / Portugal - France - Brésil / 2010)

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    mysteresdelisbonne.jpgMalgré ses deux cent soixante six minutes, les chemins géographiques qu'elle parcourt et la multiplicité des récits qu'elle donne à voir et entendre, je ne suis pas sûr que l'on doive vraiment parler des Mystères de Lisbonne (Mistérios de Lisboa) comme d'une œuvre "monstrueuse", le style de Ruiz me paraissant y être présent dans sa totale nudité, comme épuré. Certes, quelques étrangetés subsistent, dans un coin du décor, dans un comportement ou, plus couramment, dans le choix d'un cadrage, et des "trucs" de mise en scène venant du théâtre ou du muet sont une nouvelle fois utilisés avec bonheur, mais le plan ruizien est dans ce film beaucoup moins chargé et bizarre qu'à l'accoutumé.

    De manière plutôt inattendue, le dispositif, reposant sur l'usage du plan-séquence, est assez frontal et donne la sensation d'un aplat qui serait ça et là travaillé avec délicatesse pour lui donner quelques courbures (les travellings en demi-cercle) et reliefs (la profondeur de champ dans la séquence de l'incendie). Ruiz semble inventer sous nos yeux le "plan fixe mouvant" ou bien le "travelling immobile". Il est dès lors fort logique que les personnages, pourtant emplis de dignité et d'assurance, soient sujets au vertige et s'évanouissent si régulièrement.

    Sur le plan narratif également, le film déjoue certaines attentes, construit qu'il est sur une succession horizontale de récits, ceux-ci n'étant pas entremêlés ni vraiment enchâssés (à peine trouve-t-on un ou deux "récits dans le récit"). Ruiz parvient à préserver d'un bout à l'autre l'imprévisibilité de son histoire mais ne cherche pas à nous égarer entre différents niveaux. Il reprend les codes du feuilleton, dans lequel comptent les liens entre les épisodes mais surtout le plaisir de l'épisode en tant que tel. Ne se chevauchant pas, les différents récits présentés ne font que se répondre de loin en loin et, la longueur aidant, joue des réminiscences que perçoit le spectateur, celui-ci partageant alors le trouble de certains personnages et se posant la même question qu'eux : "Cette personne, où l'ai-je déjà vu ?". Si les rimes peuvent perdre, à la première vision en tout cas, de leur efficacité sur cette durée extrême (comme l'intérêt peut faiblir aussi parfois, avouons-le), cette dilution s'intègre parfaitement au projet.

    Plaisir du feuilleton, de l'épisode, plaisir d'écouter les récits qui nous sont contés, par différents protagonistes. Leur illustration recouvre la majeure partie du film. Juste avant que n'intervienne l'entracte, le Père Dinis, personnage principal, prêtre justicier aux identités multiples et grand organisateur omniscient, nous annonce qu'il lui a été demandé d'effectuer deux nouvelles visites à des personnes dont le rôle avait été jusque là secondaire et cela sonne pour nous comme autant de promesses de nouveaux récits. L'envie est irrépressible pour le spectateur de se plonger dans la deuxième partie, cette envie étant comparable à celle des domestiques, des invités, des divers comparses, qui ne peuvent s'empêcher d'écouter aux portes, de coller le nez aux fenêtres, d'entrouvrir les tentures des salons privés, happés par le mystère. Il s'agit toutefois moins de saisir une révélation, d'avoir une explication, que de se laisser porter, sans chercher à savoir où le récit va nous mener. Il arrive d'ailleurs que des comportements, des gestes, des rires ou des propos paraissent inexplicables et restent inexpliqués. Les rebondissements subissent aussi un traitement particulier, chaque fois repoussés au plus loin dans le déroulement des séquences.

    Les histoires des Mystères de Lisbonne nous emportent. Mais dans ce flot majestueux, derrière la netteté de la magnifique photographie, la beauté des costumes et des décors et la vigueur de la troupe réunie, se déploie une gravité à laquelle le cinéaste nous avait guère habitué. Les apparitions et disparitions des personnages dans le champ génèrent plus d'inquiétude que de surprise. Surtout nous frappent ces multiples concomitances : une femme ne survit pas à un accouchement, des enfants sont sauvés des flammes mais pas leur mère, à deux pas de l'école religieuse, on pend des hommes, dont l'un s'avère être le père d'un petit camarade... C'est paradoxalement dans une œuvre de près de 4h30 que Raoul Ruiz nous dit que la vie et la mort, l'origine et le terme, ne sont finalement pas si distants  les uns des autres que l'on veut le croire.

  • En avant jeunesse & Dans la chambre de Vanda

    (Pedro Costa / Portugal / 2006 & 2000)

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    66348b0a3331fb3fc472f442370cfbf5.jpgDepuis mercredi, ils sont venus, ils sont tous là. Bien alignés pour saluer le Grand Moderne. Ils ont vu le futur du cinéma et le font savoir. Place nette est donc faîte grâce à En avant jeunesse, "film vertical dont l'ascension vous plaque au sol", "portrait palpitant de vie" et "troublante expérience pour ceux qui croient encore au cinéma" (merci pour les autres...) (Azoury et Séguret dans Libération). Pedro Costa y "sculpte le verbe documentaire de manière littéraire" (Isabelle Régnier dans Le Monde), lui, le "peintre politique" et "seul cinéaste renaissant ayant existé" (Jean-Baptiste Morain dans feu-Les Inrockuptibles).  Voici donc enfin "l'un de ces rares films qui donnent la mesure de ce que peut le cinéma" (Cyril Neyrat dans les Cahiers). Au sein de ce concert, on se dit que Télérama aurait pu en rajouter dans l'extase car le compte rendu de cette "expérience à part" évoquée par Cécile Mury paraît presque mesuré. Peut-être vous direz-vous que cela n'a rien à voir, mais cette belle génuflexion collective me fait songer à la croisade menée ces derniers temps par le réseau Utopia contre les salles municipales, auxquelles est reproché le mélange art et essai et cinéma grand public. Et se concrétise ainsi tranquillement ce rêve sarkozyste d'une société du chacun chez soi...

    En avant jeunesse, comme les films précédents de Costa, nous donne à voir la vie misérable d'immigrés cap-verdiens installés à Lisbonne. Le cinéaste, par des plans séquences fixes et silencieux, filme le vide, dans l'attente de micro-événements, de récits personnels saillants ou d'un surgissement d'une vérité des corps. Mais rien n'arrive. Il ne reste que le dispositif et cette tentative de re-création du réel. Costa, avec ses acteurs non-professionnels, confronte fiction et documentaire pour n'aboutir qu'à du fabriqué dans un monde clos. On filme le banal et on attend... Pourquoi, dans une fiction, nous infliger ce néant ? Comment croire qu'il se suffit à lui-même et fait style ? Je regarde ces plans interminables en me disant : Je suis devant une oeuvre d'art,  Je suis devant une oeuvre d'art, Je suis devant une oeuvre d'art, Je suis devant une oeuvre d'art, Je suis devant une oeuvre d'art, Je suis devant une oeuvre d'aaaarrrrrrhhhzzzzzzzzz... Bon, j'ai arrêté au bout d'1h15 (c'est à dire à la moitié du périple). Peut-être advient-il quelque chose ensuite, un gunfight ou une poursuite en 4x4, mais j'en doute. Radicalité, d'accord. Mais cette caractéristique seule n'a jamais suffit à faire un grand film. Si Kiarostami ne sors pas de la voiture de Ten, il fait voir la vie derrière les vitres et cisèle les conversations des passagers. Si Van Sant étire à l'infini les balades des ados d'Elephant, il s'arrange pour en tirer la plus grande musicalité possible. Si Jia Zangke s'enivre de plans-séquences pour décrire le quotidien dans Unknown pleasures, il place à chaque fois un geste ou une parole inattendus qui relance l'intérêt. Si Haneke plante sa caméra immobile dans la rue de Caché, c'est pour nous forcer à déchiffrer toute la surface de l'image. Si Hou Hsiao-hsien filme si longuement les Fleurs de Shanghai, c'est pour nous envelopper par ses mouvements délicats et sa lumière. Costa, lui, avec En avant jeunesse, fait un cinéma autiste. La seule bonne nouvelle de son film est que Vanda est toujours en vie, même si elle tousse toujours autant.

    Car on connaît cette femme, figure centrale du long-métrage que Costa tourna en 2000, Dans la chambre de Vanda, sur le Barrio de Fontainhas, quartier de Lisbonne. Un long-métrage documentaire. Et ça change tout. Si stylisé soit-il, le cadre capte ici bel et bien la vie. Le choc est réel car le dispositif rigoureux met en valeur ce qui existe au lieu de faire naître de rien on ne sait quelle grâce. Se penchant lui aussi sur la transformation d'un quartier populaire, le film se révèle un double en négatif du beau documentaire de José Luis Guerin, En construction, tourné lui à Barcelone. Car chez Costa, on ne voit que la destruction par les pelleteuses de maisons insalubres, dans un labyrinthe de ruelles. La dégradation des habitats va de pair avec celle des corps. S'attachant à Vanda, sa famille et quelques autres, le cinéaste montre frontalement la misère et la drogue, ne nous épargnant ni les injections, ni les vomis. Impossible cependant de parler de complaisance. Si l'esthétisme de l'image, le rapport du filmeur aux malades et aux drogués ou la légère dramatisation de quelques plans et dialogues, questionnent logiquement, l'adhésion au projet est nette, grâce à la distance réfléchie de la caméra et la répétition butée mais justifiée des scènes de défonce. La longueur (3 h) ne gêne pas, rendant compte de la spirale destructrice à l'oeuvre. Costa nous met le nez dans la misère la plus noire, la plus inimaginable, et oui, ici, fait un acte politique clair. A l'opposé du vide d'En avant jeunesse, il y a l'absurde affreux, les récits à écouter, les corps résistant au cadre fixe, la vie de Dans la chambre de Vanda.

  • Souvenirs de la maison jaune, Les noces de Dieu & Va et vient

    (Joao César Monteiro / Portugal / 1989, 1998 et 2003)

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    7e067561bb83a6bbcd792c863e583a8b.jpgComme beaucoup, ma rencontre avec l'oeuvre de Monteiro date de 1995 avec la sortie de La comédie de Dieu. Avec son physique à la Nosferatu, Monteiro y incarnait lui-même à nouveau Jean de Dieu, vieil homme respectable adorant faire faire des choses perverses à de jolies jeunes femmes invitées chez lui, personnage crée 6 ans plus tôt dans Souvenirs de la maison jaune (le cinéaste est né en 1934 et a commencé à réaliser dans les années 70). Nous sommes ici au coeur d'un cinéma ardu, solitaire, provocateur et hyper-référencé (de multiples citations littéraires se mêlent à des hommages à Murnau, à Stroheim ou à Bunuel), mais très réjouissant quand il est porté par un véritable récit, comme dans ces Souvenirs... (et dans La comédie de Dieu). Dans le film de 89 donc, les pérégrinations de Jean de Dieu dans une pension pour vieillards et prostituées montrent une haine vigoureuse de la mort et du martyr du corps âgé. La vieillesse y est assimilée à la misère. Jean de Dieu est attiré, mais sans illusions, par la jeunesse (son érotisme, sa richesse). Les provocations de langage et les allusions sexuelles incessantes ne sont pas gratuites mais participent du sentiment de l'impossibilité de revenir en arrière pour le vieil homme. Ainsi hanté par la mort, le film prend sur la fin, bizarrement, un virage aussi déconcertant que revigorant pour le personnage avec sa fuite du foyer et son arrivée en asile. Recourant alors au symbolisme, repoussé jusque là, Monteiro termine plutôt sur l'espoir. Jean de Dieu reviendra effectivement dans d'autres films.

    0647b2e0f823480924427bfbbbaea32f.jpgMais après La Comédie de Dieu et son bel accueil, Monteiro casse son jouet. Le bassin de J.W.(1997) est un délire imbuvable, dont le souvenir lointain m'est encore douloureux (ahh, ce plan de Monteiro de face en train de nous uriner dessus, à nous, spectateurs...). Vu plus récemment, Les noces de Dieu (1998), si il signe le retour de notre héros, n'est pas le travail d'un cinéaste assagi. Refusant d'entrée le réalisme, il théâtralise à l'extrème, usant uniquement de plans séquences verbeux. Le gain au jeu du personnage de la Princesse Elena réveille le spectateur au bout d'une heure. Un clin d'oeil à L'âge d'or puis une scène sexuelle très explicite font espérer. Mais la bifurcation finale, habituelle chez le cinéaste, sous forme de fable (arrestation, asile, prison...) écrase à nouveau le film sous le poids des dialogues, des citations à la Godard, de l'exhibitionnisme de Monteiro et de la longueur inutile. Mais Joana Azevedo est une femme sublime.

    661e5e564d19d495333038a49a35beec.jpgJoao César Monteiro est mort en 2003, juste après avoir terminé Va et vient. Dans ce dernier film, il va toujours plus loin dans la provocation verbale (et blasphématoire) et surtout dans la rigueur d'un dispositif de mise en scène qui finit par décourager. La narration épouse la répétition des journées de Jean Vuvu (oui, il a changé de nom) : une longue scène plus ou moins perverse dans la maison entre Jean et une nouvelle jeune femme, un trajet en bus pour aller au parc, un long plan silencieux de Jean assis sur un banc, un trajet de retour dans le bus. Les plans séquences gardent les mêmes cadrages d'un bloc à l'autre. Monteiro doit bien rigoler de maltraiter son spectateur de la sorte. Nous, beaucoup moins. Et bien sûr, c'est au bout de 2 heures, alors que l'on va lâcher, que le cycle est brisé et que le film redémarre pour une heure de plus. Le fils de Jean réapparaît en pleine conversation avec une femme flic (trois personnes dans le cadre tout à coup, nous en sommes tout bouleversés), une étrange femme à barbe débarque (scène douce et troublante malgré son énormité), Jean doit être hospitalisé (pour avoir joué avec une certaine sculpture), il sort et croise un ange... Les derniers plans sont beaux (dont un rêve provoquant filmé à la manière des primitifs du muet), mais (Jean de) Dieu que ce fût long.

    Monteiro a fait un cinéma à nul autre pareil, l'un des plus exigeants et des plus libres au monde. C'est aussi l'un des rares cinéastes à avoir perpétué l'héritage du surréalisme et de Bunuel. Mais il me reste cette impression que ses quatre derniers films (car il y a en 2000 un Blanche-Neige, film parlé sur un écran noir du début à la fin, que j'avoue ne pas être impatient de voir) sont le résultat d'un art qui se referme sur lui-même à force d'intransigeance et de refus de tout compromis, prompt à satisfaire l'auteur et quelques critiques.