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Mystères de Lisbonne

(Raoul Ruiz / Portugal - France - Brésil / 2010)

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mysteresdelisbonne.jpgMalgré ses deux cent soixante six minutes, les chemins géographiques qu'elle parcourt et la multiplicité des récits qu'elle donne à voir et entendre, je ne suis pas sûr que l'on doive vraiment parler des Mystères de Lisbonne (Mistérios de Lisboa) comme d'une œuvre "monstrueuse", le style de Ruiz me paraissant y être présent dans sa totale nudité, comme épuré. Certes, quelques étrangetés subsistent, dans un coin du décor, dans un comportement ou, plus couramment, dans le choix d'un cadrage, et des "trucs" de mise en scène venant du théâtre ou du muet sont une nouvelle fois utilisés avec bonheur, mais le plan ruizien est dans ce film beaucoup moins chargé et bizarre qu'à l'accoutumé.

De manière plutôt inattendue, le dispositif, reposant sur l'usage du plan-séquence, est assez frontal et donne la sensation d'un aplat qui serait ça et là travaillé avec délicatesse pour lui donner quelques courbures (les travellings en demi-cercle) et reliefs (la profondeur de champ dans la séquence de l'incendie). Ruiz semble inventer sous nos yeux le "plan fixe mouvant" ou bien le "travelling immobile". Il est dès lors fort logique que les personnages, pourtant emplis de dignité et d'assurance, soient sujets au vertige et s'évanouissent si régulièrement.

Sur le plan narratif également, le film déjoue certaines attentes, construit qu'il est sur une succession horizontale de récits, ceux-ci n'étant pas entremêlés ni vraiment enchâssés (à peine trouve-t-on un ou deux "récits dans le récit"). Ruiz parvient à préserver d'un bout à l'autre l'imprévisibilité de son histoire mais ne cherche pas à nous égarer entre différents niveaux. Il reprend les codes du feuilleton, dans lequel comptent les liens entre les épisodes mais surtout le plaisir de l'épisode en tant que tel. Ne se chevauchant pas, les différents récits présentés ne font que se répondre de loin en loin et, la longueur aidant, joue des réminiscences que perçoit le spectateur, celui-ci partageant alors le trouble de certains personnages et se posant la même question qu'eux : "Cette personne, où l'ai-je déjà vu ?". Si les rimes peuvent perdre, à la première vision en tout cas, de leur efficacité sur cette durée extrême (comme l'intérêt peut faiblir aussi parfois, avouons-le), cette dilution s'intègre parfaitement au projet.

Plaisir du feuilleton, de l'épisode, plaisir d'écouter les récits qui nous sont contés, par différents protagonistes. Leur illustration recouvre la majeure partie du film. Juste avant que n'intervienne l'entracte, le Père Dinis, personnage principal, prêtre justicier aux identités multiples et grand organisateur omniscient, nous annonce qu'il lui a été demandé d'effectuer deux nouvelles visites à des personnes dont le rôle avait été jusque là secondaire et cela sonne pour nous comme autant de promesses de nouveaux récits. L'envie est irrépressible pour le spectateur de se plonger dans la deuxième partie, cette envie étant comparable à celle des domestiques, des invités, des divers comparses, qui ne peuvent s'empêcher d'écouter aux portes, de coller le nez aux fenêtres, d'entrouvrir les tentures des salons privés, happés par le mystère. Il s'agit toutefois moins de saisir une révélation, d'avoir une explication, que de se laisser porter, sans chercher à savoir où le récit va nous mener. Il arrive d'ailleurs que des comportements, des gestes, des rires ou des propos paraissent inexplicables et restent inexpliqués. Les rebondissements subissent aussi un traitement particulier, chaque fois repoussés au plus loin dans le déroulement des séquences.

Les histoires des Mystères de Lisbonne nous emportent. Mais dans ce flot majestueux, derrière la netteté de la magnifique photographie, la beauté des costumes et des décors et la vigueur de la troupe réunie, se déploie une gravité à laquelle le cinéaste nous avait guère habitué. Les apparitions et disparitions des personnages dans le champ génèrent plus d'inquiétude que de surprise. Surtout nous frappent ces multiples concomitances : une femme ne survit pas à un accouchement, des enfants sont sauvés des flammes mais pas leur mère, à deux pas de l'école religieuse, on pend des hommes, dont l'un s'avère être le père d'un petit camarade... C'est paradoxalement dans une œuvre de près de 4h30 que Raoul Ruiz nous dit que la vie et la mort, l'origine et le terme, ne sont finalement pas si distants  les uns des autres que l'on veut le croire.

Commentaires

  • Ah bah enfin (private joke) !

  • Le fait que (sigh ! argh!) Raul ait tourné son film alors que sa santé chancelait y est sans doute pour beaucoup dans l'inquiétude et la gravité. Mais il peut encore en remontrer à pas mal de jeunesse dans l'art du plaisir et du récit. Un de mes grands coups de (au ?) cœur de 2010

  • Bonjour, ah oui, les domestiques qui écoutent aux portes et ceux qui regardent ce qui se passe dans les chambres: cela m'a beaucoup frappé. Beau film dont il faudrait que je revois quelques séquences. Les séquences avec les acteurs français m'ont semblé les moins réussies. Bonne journée.

  • Nolan : Oui, près de 15 jours pour finaliser cette note, ce n'est pas raisonnable...

    Fred : Sans doute est-ce lié, effectivement.
    En lisant un entretien sur ce film, je me suis rendu compte que Ruiz continuait (du moins jusqu'à ce qu'il ait ses problèmes de santé) sur son rythme infernal. Ainsi, après "La Maison Nucingen" de 2008 (pas vu), il y a encore trois films, inédits en France, un tourné au Chili, l'autre en Italie et le troisième en Angleterre !

    Dasola : Les Français sont bien mais tout ce qui tourne autour du personnage de Léa Seydoux par exemple n'est pas non plus ce que je préfère dans le film. Le doublage "intermittent", lors des dialogues en français, d'Adriano Luz est également un peu gênant.

  • Comme dasola, les domestiques qui écoutent m'ont frappé et ce d'autant plus que certains deviennent des personnages à part entière (enfin une surtout, la bonne du comte de Santa Barbara) et puis il y aussi des personnages de seconds plans qui écoutent mais dont la curiosité ordonne l'action : la scène de l'escalier pour l'apparition de Clotilde Hesme, la scène de la calomnie où Alberto de Magalhães défend soudain la comtesse de Santa Barbara. Et puis les "apparitions" du père Dinis -jeune ou vieux - qui est déjà là mais en fait on l'avait pas remarqué. Mais là c'est autre chose puisqu'il me semble qu'il conduit presque tout le récit jusqu'à ce qu'Elisa de Montfort s'en empare.

  • Je repense aussi aux moines qui se pressent derrière le passe-plat pour entendre le récit qui est fait par leur compagnon au Père Dinis...

    PS : A mon tour d'espérer une note sur De son coeur à propos de ces Mystères.

  • C'est fait.

  • Surement le film number one de 2010 en ce qui me concerne, rien n'y fait défaut.

  • Pas mon number one perso (j'ai au moins deux préférences plus marquées cette année) mais sans aucun doute dans mon "top ten"...

  • Ca tient de la fresque et de l'épopée sans pour autant que l'intime n'y soit noyé.Une vraie réussite.

  • J'aime beaucoup ce texte. Belle idée que ces "travellings immobiles" et "plan fixe mouvant" !

  • Merci D&D !

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