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Si le fantastique est l'intrusion du surnaturel dans le monde réel, il naît par conséquent du déplacement et du décalage. L'étrange affaire Angélica est donc un très grand film fantastique.
Le récit débute avec la visite d'un inconnu à un jeune photographe amateur, Isaac, au cours d'une nuit pluvieuse. Celui-ci est invité dans un vaste domaine à faire le portrait mortuaire d'une jeune femme. Dans ces premières scènes, Oliveira s'évertue à donner à certains éléments de l'image une valeur de signes annonciateurs et souvent inquiétants : une colombe, un regard appuyé derrière une vitre mouillée, une statue indiquant une direction. Mais l'étrangeté s'installe également par des moyens plus subtils. La progression est fluide, les enchaînements cohérents, et pourtant, il y a déjà comme un décalage produit par les raccords. Il arrive que le contrechamp ne semble pas appartenir tout à fait à la même réalité que le champ. L'effet est frappant dans la série de plans qui poussent le héros de sa chambre à la vigne travaillée par les ouvriers sur l'autre versant. C'est une force indéfinissable qui donne l'impulsion, le respect d'une continuité par le traitement de l'espace et de la lumière ne semblant pas primordial.
Cela n'a rien d'une erreur ou d'une faiblesse. Le travail effectué sur la lumière, qu'elle soit naturelle à l'extérieur ou issue d'une source électrique à l'intérieur, est prodigieux. Dès les premiers plans, la nuit s'impose comme étant véritablement ténébreuse, emprisonnant les personnages qui la traversent avec précautions. Seuls des points lumineux s'extraient, soit de manière très vive, soit presque imperceptiblement, mais restant toujours cernés par le noir. Les plans d'Oliveira sont des tombeaux. Le dernier donne à voir la fermeture de volets. C'est la fermeture du caveau, du cercueil, de la boîte.
La série d'emboîtements à l'œuvre dans le film est moins ludique que funèbre. Elle se manifeste déjà par la présence des animaux domestiques prisonniers, oiseau en cage et poisson rouge dans son bocal (plus encore : l'oiseau est surveillé par un chat qui est lui-même menacé par un chien dont on entend l'aboiement). Ensuite, les surcadrages sont fréquents. La photographie est tenue dans les mains et lorsque l'image qui est prise s'anime, le fantastique, la folie, sont signalés mais affleure également l'idée d'une "réduction de la vie" à ce petit espace. Se remarquent aussi, de plus en plus au fil du récit, la présence de rideaux sur les bords des cadres. Il n'y a, dès lors, aucune surprise à ce que le dénouement prenne une forme ouvertement théâtrale.
L'architecture des décors est de ce point de vue, très particulière. Le chambre qu'occupe dans cette pension le héros est un axe. Elle n'est vue, de l'intérieur, pratiquement que sous deux angles : vers la fenêtre donnant sur la rue et, à l'exact opposé, vers la porte s'ouvrant sur l'escalier du hall. La perception que l'on a des trois autres principaux décors (le salon de la pension, l'église et le domaine) est équivalente. Cette organisation scénique en profondeur, d'une porte à une fenêtre, souvent ouvertes de surcroît, crée une dynamique, un courant, un appel d'air. Ainsi, la fuite est facilitée, le héros n'hésitant d'ailleurs pas à quitter précipitemment ces lieux à plusieurs reprises. Mais celui-ci se voit aussi happé par le dispositif, entraîné vers un autre monde.
Un ange l'attire et voir un ange, c'est déjà frayer avec la mort. Mais tous ceux qui l'entourent semblent participer à cette invitation au départ : la gouvernante peut prendre sans effort des airs inquiétants et les travailleurs de la vigne peuvent être rendus, par l'instantané photographique, très menaçants lorsqu'ils lèvent leur bêche. La nuit envahit son espace et les sons l'oppressent de la même façon, bruits des camions passant sous la fenêtre ou du tracteur travaillant la terre. Mais notre homme était prévenu dès le début. Lorsque le messager s'est manifesté la première fois, le bruit infernal d'un poste de radio irréparable se propageait tandis qu'une fumée de cigarette s'élevait pour envahir toute la chambre.
S'il s'agit bien de l'histoire d'un passage qui nous est contée, l'espace et le temps doivent être brouillés. Le récit présente donc plusieurs "éternels retours". Les mêmes lieux sont investis plusieurs fois. Le mendiant ne cesse de quémander à la sortie de l'église. Le salon de la pension, par sa disposition, ressemble à s'y méprendre à la chambre d'Isaac et celui-ci y entre toujours (et en sort) le dernier. La fin du récit donne l'impression d'une boucle. Comme le héros le dit lui-même, à la suite du poète, le temps suspend son vol. Mais il s'enroule aussi quand la découverte d'une photo de jeunesse de la défunte provoque l'arrivée dans la pièce de petites filles bien réelles. De même, les travaux agricoles qui intéressent le photographe sont d'un autre âge. Le temps n'est pas le même pour tout le monde, autre source de décalage. Isaac, lors de la veillée ou de la messe, bouge quand les amis et les membres de la famille restent figés puis, lors d'un déjeuner au salon, se tient debout, immobile, pendant que les autres pensionnaires s'attablent et tiennent une discussion animée.
Il est bien connu que Manoel de Oliveira a débuté au temps du muet. Je n'insiste donc pas plus sur son sens extraordinaire de la composition plastique, ni sur la beauté désuète des effets spéciaux utilisés dans les séquences de rêve. Un autre lien avec l'histoire de cinéma m'a semblé tissé fermement. Il y a dans L'étrange affaire Angélica la même liberté, la même sûreté des moyens, la même tranquille assurance, la même invention et la même transparence que dans les dernières œuvres de Buñuel. Deux séquences particulières rendent évidente, à mon avis, la parenté : la veillée mortuaire avec le héros déplacé au milieu de figures immobiles et celle du déjeuner qui voit le récit prendre un chemin de traverse inattendu, à la faveur de la discussion de deux comparses.
Lenteur du rythme, archaïsme de la forme, frontalité des plans, préciosité du langage... Ce qui caractérise le cinéma d'Oliveira et qui peut rebuter, parfois, décuple ici la force du propos, la forme nourrissant idéalement le fond, et inversement.
L'ÉTRANGE AFFAIRE ANGÉLICA (O estranho caso de Angélica)
de Manoel de Oliveira
(Portugal - Espagne - France - Brésil / 97 mn / 2010)
Commentaires
Tiens, tu n'as pas ri ?
Ce film est drôle quand même non ?
Pffft
Tu me donnerais presque envie de le revoir pour vérifier.
Ri, non, mais c'était aussi pour ne pas laisser croire aux autres spectateurs que le film était involontairement comique (déjà qu'il y en avait un qui ronflait et un autre qui est sorti au bout d'une heure...).
Mais l'humour est effectivement présent, dans certaines discussions (avec Luis Miguel Cintra), dans le retour du mendiant, dans les photos des ouvriers agricoles. Et puis il y a ce coup de la statue pointant son doigt...
Bon, c'est aussi que j'ai choisi pour ma chronique un "autre angle", comme disent les pros de la profession.
Très belle critique. :)
Les louanges que dressent une certaine partie de la critique (pas la moins estimable) à ce film me désespèrent.
Il ne se passe quasiment rien pendant une heure et demi, le récit est vide d'enjeux dramatiques, le statisme de la mise en scène est tellement systématique qu'il frise la posture, les rares effets sont surlignés à coups de stabyloBoss (ex: après son premier rêve, Isaac qui se demande à voix haute "était-ce une hallucination?était-ce la réalité?"), le jeune acteur est aussi fade qu'un brocolis surgelé, les séquences oniriques sont d'une effarante pauvreté.
Bref, c'est un film qui sent le formol.
féfé : Merci !
Christophe : Oh, il y a en ce moment, bien d'autres raisons de désespérer... Les louanges me paraissent justifiées pour ce film (et pour quelques autres de l'auteur). De la part de certains critiques, elles peuvent sembler systématiques, mais Oliveira est loin d'être le seul cinéaste à être ainsi "abonné".
Il me semble que "L'étrange affaire" est justement l'un des Oliveira les moins statiques et les moins bavards. Quant à Ricardo Trepa, j'apprécie son jeu en retrait qui ajoute au décalage que j'ai essayé de décrire.
Personnellement, j'ai trouvé là le plus beau film de ce début d'année.
avez vous vu Comment savoir?
A lire quelques uns de mes plus éminents voisins blogueurs, je répondrai : Hélas, non.
(Je suis incompétent en comédie américaine contemporaine, ne connaissant aucun Brooks, Apatow, Farrelly etc...)
Bonjour,
J'aime particulièrement ce que vous écrivez sur le rapport au temps entre passage et "éternel retours", ou ce que vous remarquez de l'arrivée des deux petites filles.
Très intéressé aussi par les échos avec Bunuel. Je n'avais pas ressenti les échanges dans la pension de cette manière, mais à vous lire, je suis d'accord.
Bonjour et merci pour ce commentaire qui émane, je le sais, d'un fin connaisseur d'Oliveira (je crois bien ne m'être jamais manifesté directement chez vous mais je "tourne" autour de votre blog depuis pas mal de temps déjà...).
Il me semble aussi que c'est la première fois que nous échangeons quelques mots (et vous êtes plus qu'aimable, d'ailleurs), mais cela fait également un moment que je vous lis. Oliveira m'aura aidé à vaincre mon côté "taiseux" !
(Il est donc plus fort qu'Eastwood qui y était presque arrivé :-) )
Essentiellement faute de temps, je commente finalement moi-même bien peu chez les autres. Et il ne manquerait plus que je ne sois pas aimable, ici, avec mes visiteurs... :)