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Holy motors

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Etonnant spectacle, tout de même, que ce ballet journalistique entre des titres de presse nous vendant l'hommage absolu, ultime, au septième art (tapis rouge critique souvent accompagné de la rencontre "exclusive" avec le phénomène) et un cinéaste campant sur sa position de déni bravache. La réalité de Holy motors, ce que j'en perçois en tout cas, est un peu différente : une œuvre boiteuse, provocante, inégale, fulgurante, exténuante et, en un sens, déprimante.

Il ne faut pas trop, me semble-t-il, insister sur l'ode aux acteurs. Carax dit qu'il leur accorde peu d'importance en général et, en effet, si hommage il y a ici, il n'est pas adressé à une profession (ou alors juste à une activité : comment on fait, concrètement, l'acteur) mais simplement à Denis Lavant. Impossible de généraliser face à ce corps et cet esprit si particuliers. De plus, le lien qui unit les deux hommes depuis longtemps (forcément, les incarnations précédentes affleurent constamment sous la surface de Holy motors) empêche de trop théoriser et de se lancer dans une célébration si vaste.

En revanche, l'interrogation du rapport de son propre film au cinéma, la place qu'il s'y donne, Carax ne peut l'éluder. Holy motors est composé de plusieurs segments, reliés par un mince fil, le trajet en limousine qu'effectue, en compagnie de sa conductrice-secrétaire, Mr Oscar pour aller d'un rendez-vous à l'autre dans Paris. Ces rendez-vous diffèrent à chaque fois par les lieux, les ambiances et les gens rencontrés, mais surtout ils génèrent des micro-récits et s'inscrivent dans des genres ou des sous-genres cinématographiques distincts (film réaliste, intimiste, farce, animation, comédie musicale...). Là où le film interpelle vraiment, c'est qu'il ne cherche pas à affirmer une pérennité ou des capacités de renouvellement mais au contraire à dire ce qu'est devenu le cinéma et ce qu'il pourrait encore devenir.

Et apparemment, Leos Carax pense qu'il est mort, que c'est plié, que maintenant c'est autre chose, qu'il ne sert à rien de tenter d'en refaire. La belle image, par exemple, il faut la rayer, la saloper. Par le recours au grotesque, notamment : cela donne les agressions de Mr Merde ou bien le gag de gamin qui consiste à faire parler des voitures. Quand l'émotion monte, quand la magnifique chanson de Manset résonne, Carax introduit la mauvaise note avec ses singes, histoire qu'on ne s'en tire pas comme ça. L'humour remplit donc le film, bouffon et mal élevé. Il est ici la première forme de rébellion de Carax. C'est toujours sa tentation du bras d'honneur, son air de dire : "Ce que vous attendez, je pourrais vous le donner, mais je ne vous le donne pas."

La posture amuse autant qu'elle agace mais force est de constater que le geste est impressionnant et que le film "travaille" constamment, que la faiblesse de certains segments s'efface devant l'ampleur de l'ensemble. Et ce qui relie ces neufs bouts éparpillés véhicule l'émotion qu'ils se refusent ou qu'ils échouent parfois (souvent ?) à libérer eux-mêmes. Car il y a cette fatigue qui leste le corps de Lavant au fur et à mesure qu'il avance, contaminant le film entier.

Il y a aussi une déshumanisation, comme le confirme l'ultime plan qui exclut toute présence autre que celle des limousines. Peut-être que pour Carax, le cinéma n'est plus parce qu'il n'est plus humain (ni "techniquement", ni "moralement"). Le jeu de rôles sur lequel repose le fil narratif est d'abord jouissif  par la façon dont on s'y relève de la mort et de la maladie, par la façon dont les identités peuvent fluctuer, mais il glace vite le sang quand on se demande si, finalement, ce n'est pas le monde lui-même qui a disparu, si tous ces gens s'agitant sur l'écran sont bien réels et si Mr Oscar n'est pas, après tout, le seul être vivant à occuper cet espace. Céline, au volant de la limousine, n'est-elle pas elle aussi, pour l'éternité, marquée du sceau de la fiction passée, comme prisonnière ? Cette ultime sensation provient d'un éclair, comme le film en contient beaucoup. Mais pour avoir produit celui-ci en particulier, pour avoir osé demander à Edith Scob de faire ce geste que je n'aurais pas imaginé (re)voir un jour, poser un masque sur son visage, j'adresse mes chaleureux remerciements à Leos Carax.

 

A lire aussi chez les ami(e)s : Les nuits du chasseur de films, Inisfree, Dr Orlof, Ciné-club de Caen

 

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holymotors00.jpgHOLY MOTORS

de Leos Carax

(France - Allemagne / 115 min / 2012)

Commentaires

  • Je n'ai rien à ajouter : je crois que nous partageons le même avis. A la fois excitant, stimulant mais toujours un peu frustrant.

  • Oui, doc. Et comme j'y ai vu la mort un peu partout, j'ajouterai : plombant. Mais en précisant qu'il faut le prendre au bon sens du terme... :)
    Je sais, toutefois, que beaucoup y on vu surtout la vie (Vincent, notamment). Comme quoi, le film est ressenti très différemment selon les spectateurs. Cela fait partie de sa "grandeur", de son "importance" manifeste.

  • Bonjour Ed, Docteur
    Je viens juste de voir le film (et de faire mon article), et je suis un peu moins emballé que vous. Je trouve le film assez pesant dans sa première partie, probablement à cause du jeu de Denis Lavant - ou plutôt : parce qu'il n'y a plus que ça : le jeu de Denis Lavant. En revanche la dernière partie du film m'a tellement convaincu que ce sentiment l'emporte sur le reste!
    Par contre c'est très bien vu ce que tu dis Ed sur le mouvement de déshumanisation du film. Mais c'est marrant, moi le côté humour potache, je trouve que c'était pas assez présent dans le reste du film (pas assez poussé à fond avec M. Merde par exemple) : pour moi c'est une libération quand Carax s'affranchit du sérieux des performances de Lavant. Bref, la limousines qui parlent pour moi c'est pas la décompression, c'est la consécration!

  • Ah enfin quelqu'un qui a ri. Le bougre a de l'humour et n'est certes pas là pour faire de l'AAAAAAArt. C'est rafraichissant non ? :D

  • Je trouve le film plutôt vivant, oui, ne serait-ce que parce qu'il existe. Il y a constamment ce décalage entre la posture de Carax dont tu parles et la réalité du film. Tu parles de déprime, mais cette fois le film est mené a bout (et en plus il est bien accueilli ! A Cannes, on voyait bien sur son visage qu'il n'arrivais pas à y croire), et il est souvent drôle ou dégage une incroyable énergie lors de l'intermède musical. Tu note le rapport de Carax aux acteurs, mais dans ce film et au-delà du cas Lavant, il offre de sacrés beaux personnages à ses actrices, du vrai jeu de cinéma qui vous prend là. Bref, peut être que Carax c'est comme Godard, il nous dit que le cinéma est mort mais il est le plus acharné a en faire. A croire que ses films se font malgré lui.
    Reste cette limite que nous partageons avec le Doc, c'est plus une oeuvre-manifeste stimulante qu'un film en soi.

  • "...peut être que Carax c'est comme Godard, il nous dit que le cinéma est mort mais il est le plus acharné a en faire. A croire que ses films se font malgré lui."

    C'est très beau, ça, Vincent ! Et très juste, je crois.

  • J'ai du mal avec le côté farce et attrape des deux derniers films de Carax, même si cela passe beaucoup mieux dans celui-ci que dans Merde. Moi, les singes, je m'en passerais...
    Quant à l'énergie, certes, elle est là (de façon incroyable, effectivement, pendant l'intermède) mais l'épuisement, c'est l'un des thèmes principaux du film. Cela dit cela ne m'empêche pas de trouver le film de plus en plus fort sur sa durée. Là, où je ne suis pas trop d'accord avec Timothée, c'est sur la cause : je ne pense que ce soit grâce à un "pas de recul" de Carax par rapport à Lavant mais simplement au fait que l'intérêt de la série, de l'accumulation de segments inégaux est démultiplié par rapport à la simple addition de leurs qualités intrinsèques.
    Enfin, il est vrai, Vincent, que voir des cinéastes comme Carax s'évertuer à faire des films pour nous expliquer que le cinéma est mort, c'est beau, un peu déprimant mais beau.

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