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comédie

  • Coupes franches

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    Devant Blue Jasmine, on commence par apprécier la façon dont sont traités les protagonistes, sans ménagement mais sans mépris, on commence par avancer par à-coups, on commence à préférer des scènes de-ci de-là. Woody Allen y pratique l'alternance en passant, sans s'embarrasser de transitions, d'une époque, celle de la splendeur sociale de Jasmine, à une autre, celle de son déclassement.

    Ici, la vie ne se déroule pas en ruban, elle est ponctuée de coupes. Le but de Woody Allen me semble être, cette fois-ci, de montrer ces coupes franches et comment les gens s'en accommodent. Une large fracture scinde le cœur et l'esprit de l'héroïne mais la réussite du film est d'en disséminer d'autres, en de multiples endroits, plutôt que d'insister sur l'illustration de la principale. La fracture et l'opposition guident la mise en scène, ce qui apporte toute leur justification aux forts contrastes, aux vigoureuses querelles, aux chocs culturels et sociaux.

    La coupe, certains personnages en répètent continuellement les effets, d'autres en tirent bénéfice, en profitent pour faire table rase du passé ou en font carrément un mode de vie au gré de leurs changements d'humeur et de leur instabilité affective. Jasmine, elle, s'y abîme. Sa faille personnelle provoque en elle une tectonique des temps, l'un, passé, finissant par recouvrir l'autre, présent, à son insu.

    Sur le plan narratif, la coupe franche rend imprévisible l'ordonnancement des flashbacks et incertaine la teneur de certains épisodes. Bien qu'étant très précis socialement et très actuel, le film se laisse glisser vers une petite étrangeté, le surgissement de plus en plus brutal des acteurs dans les plans leur donnant un aspect fantomatique, les coups de force du scénario prenant l'allure d'épreuves théâtrales. Dans l'image elle-même se poursuit ce travail, par l'usage du champ-contrechamp et celui du gros plan isolant. Les arrières-plans, flous ou trop idylliques, accusent alors le déséquilibre mental de Jasmine.

    L'attachement aux personnages est une première condition pour trouver bon un Woody Allen. Celle qui en fait un très bon est l'inspiration d'une mise en scène appropriée à son sujet. Ces deux sont ici réunies.

  • Une Nouvelle très Vague

    L'acteur est un sujet qui m'intéresse généralement assez peu. En réaction peut-être à l'époque de mon adolescence, quand presque tout le cinéma me semblait passer par le charisme de quelques actrices et acteurs suivis le long de leur carrière quels que soient les titres et les réalisateurs, je ne parviens plus vraiment à extraire ce facteur humain des images sur l'écran. D'ailleurs, je ne vois plus depuis longtemps un film "pour" un acteur. S'il m'est arrivé ici ou ailleurs de tenter de décrire l'effet produit sur moi par une interprétation admirable, j'aurais toutes les peines du monde à m'étendre longuement sur le sujet.

    En conséquence, je rechigne toujours à dire ou à écrire : "J'adore celui-ci" ou "Je déteste celle-là". Par exemple, je me fiche pas mal de la star Léa Seydoux. Il se trouve simplement qu'elle est parvenue à m'intéresser, me toucher, me plaire, chez Benoit Jacquot et Ursula Meier. Il se trouve simplement que Les adieux à la reine et L'enfant d'en haut m'ont paru de bons films.

    Mais il y en a une qui m'agace, c'est Greta Gerwig. Je ne l'aime pas. Enfin, je ne l'aime pas "pour le moment". Car je n'aime ni Damsels in distress de Whit Stillman ni Frances Ha de Noah Baumbach, deux films découverts ces derniers temps à quelques jours d'intervalle.

    2010s,baumbach,stillman,comédie2010s,baumbach,stillman,comédieDans l'un comme dans l'autre, la grande affaire serait, nous dit-on, "le corps burlesque" de Greta (et éventuellement de ses partenaires). Greta est danseuse, elle a de grandes jambes et une démarche de "mec bizarre". Et en effet, il lui arrive de tomber et de secouer étrangement les bras à mi-hauteur sur les côtés, comme si elle voulait prendre son envol. C'est tout. Comme il s'agit ici de deux comédies, vous pensiez que nous parlerions de Blake Edwards ou de Jerry lewis ? Non, non. Au niveau du burlesque, nous avons déjà fait le tour.

    Sur les plans esthétique et visuel, Damsels in distress et Frances Ha n'ont pas grand chose à nous apporter, malgré les couleurs chatoyantes de l'un et le noir et blanc mignon de l'autre. Ce sont essentiellement des œuvrettes verbales, verbeuses, bavardes, dans lesquelles les gens parlent pour ne rien dire en accumulant les décalages, les litotes et les sentences teintées d'absurde. Ne s'exprimant jamais au premier degré, ils manquent toujours de nous toucher et de nous attacher.

    Faire apprécier des personnages décalés, voilà une tâche difficile. Et si ce décalage tient lieu de principe de mise en scène, l'exclusion totale du spectateur est le risque encouru. L'agacement pointe rapidement devant ces deux comédies à la fantaisie mollassone et au déficit comique certain, devant ces minauderies artistiques, devant cette gentillesse, devant cette politesse à peine perturbée par quelques saillies verbales graveleuses (autour de la sodomie chez Stillman, du 69 ou de l'homosexualité chez Baumbach) dans une volonté de contre-pied venant quinze ans après les petits dérapages des films de Woody Allen sur les prostituées ou la fellation (Harry dans tous ses états, Maudite Aphrodite...).

    Woody Allen, c'est un peu celui que l'on ne nomme pas dans ces deux films. Référence devenue trop ringarde sans doute. Pourtant, bien des choses renvoient vers son œuvre et poussent finalement à la réévaluer à la hausse, jusqu'à ses films les moins intéressants. Chez Allen au moins, la plupart du temps, le récit se tient, va au-delà d'un assemblage de vignettes, ne compte pas seulement sur la couverture musicale pour trouver son homogénéité et son rythme.

    Plutôt qu'Allen, Stillman et Baumbach préfèrent citer directement Truffaut. Littéralement obsédés par la Nouvelle Vague, ils veulent en retrouver l'insolence et la liberté. Malheureusement, ils n'en récupèrent que l'habillage, l'apparence culturelle, pour transformer ce qu'ils filment en un contemporain vague, un faux présent en train, déjà, de passer. Ainsi, à côté des références aux anciens jeunes turcs français, abondent dans leurs films les moqueries sur les comportements d'aujourd'hui, les rejets de la technologie, les refuges dans les plis douillets des partitions de Georges Delerue, les étagères remplies de disques 33 tours, les fringues vintages et les tournures de phrases désuètes.

    Dans les années 80-90, Jarmusch, Hartley ou Carax payaient eux aussi leur dette envers la Nouvelle Vague mais ils n'en faisaient pas leur camp retranché, leur petite caserne arty à l'écart du monde. Dans Simple Men, pendant la séquence de danse en hommage à Godard, ce n'est pas un Madison que l'on entend, mais Sonic Youth. S'attachant à des jeunes gens, Stillman et Baumbach font en fait des films pour vieux cinéphiles.

    Terminons avec Carax. Je le confesse : moi aussi, depuis un certain jour de 1986, j'ai pu me demander à l'occasion ce que cela donnerait si je filmais, depuis une voiture, ma copine en train de courir le long d'un trottoir, avec le Modern love de David Bowie à fond dans les oreilles. Mais c'était pour abandonner l'idée aussitôt. Baumbach, lui, l'a fait et l'a montré à tout le monde. Grand bien lui fasse...

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  • Les tribulations d'un Chinois en Chine

    Comédie d'aventures burlesque et bédéisante, Les tribulations d'un Chinois en Chine accentue mon allergie à Philippe de Broca, à son cinéma de pure surface et d'exténuantes gesticulations.

    Situé à Hong Kong, dans l'Himalaya et dans le Pacifique, le film a réellement été tourné dans ces lieux, ce qui nous permet au moins d'apercevoir, derrière la pantalonnade, quelques rues et paysages bien vivants. Sur ce fond sont plaqués des personnages sans épaisseur aucune, décalcomanies qui bougeraient sans cesse. Ils y circulent mais ne s'y intègrent pas, tout comme les dialogues dont on les a affublé, ceux-ci résonnant de manière décalée par rapport à la situation vécue.

    Dans le cadre, entre deux gags lamentables offerts par le duo Dupond-Dupont Mario David et Paul Préboist, on parle haut et fort, on est étourdi par les couleurs, on brasse de l'air. Jean-Paul Belmondo, insupportable d'un bout à l'autre, saute partout, saute pour rien, saute pour sauter, saute pour montrer qu'il saute. C'est un burlesque qui ne produit rien, pas même, pour ce qui me concerne, le rire.

     

    LES TRIBULATIONS D'UN CHINOIS EN CHINE de Philippe de Broca (France - Italie, 104 min, 1965) ****

    de broca,france,aventures,comédie,60s

  • Ocean's eleven

    Cool la musique agréablement funky et rétro (nous sommes bien dans un remake) de David Holmes, agrémentée de pincées de Handsome Boy Modeling School, Quincy Jones ou Elvis Presley. Résultat d'un mood assez proche de celui de Tarantino (entre le pastiche, l'hommage, le clin d'œil et le pur fun), elle s'avance toutefois de manière moins tambourinante (et s'il faut comparer, nous pouvons dire cela de toutes les composantes du film).

    Cool le casting. Les cinq stars, George, Brad, Matt, Andy et Julia, font le job, c'est-à-dire qu'elles ne donnent pas l'impression de faire grand chose d'autre qu'être là, ce qui s'avère la plupart du temps suffisant puisque les "présences" sont évidentes et les personnages clairement dessinés. Derrière eux, les featuring sont aussi agréables, mention spéciales aux "vieux", Carl Reiner, dont le cœur est prêt à flancher à tout moment (occasion d'une jolie petite manipulation du cinéaste qui nous fait croire que le malaise du personnage, au plus fort du suspense, est réel et non feint), et Elliott Gould, en "parrain" d'un mauvais goût réjouissant (un peu gay, peut-être).

    Cool le décor de Las Vegas, rendu par Soderbergh plus élégant qu'il n'est certainement. La remarque peut s'étendre à l'apparence des personnages : même les aspects les plus bling-bling n'attirent pas les quolibets du spectateur.

    Cool la mise en scène, le cinéaste faisant preuve d'un flow ondoyant et chaleureux. Le montage et les mouvements d'appareil sont vifs sans excès, le rythme, égal, est assuré d'un bout à l'autre de ces presque deux heures d'horlogerie, le film est hautement musical, aussi bien dans ses transitions que dans ses morceaux de bravoure, l'humour est bien dosé, l'accumulation des péripéties défie la vraisemblance avec un grand smile.

    Nevertheless, trop de cool peut aussi, sinon tuer le cool ou couler le truc, au moins coller le trouble. Ce n'est pas désagréable cette coolitude au carré (et on ne peut pas parler non plus "d'ennui") mais on en sort avec l'impression que le film a glissé sur nous comme le surfboard sur la vague océane. Aucun effort n'est réalisé pour placer des choses derrière la surface, dans la profondeur. Si l'opération qui est détaillée ici est éminemment complexe (et si elle impose à certains des protagonistes de "jouer" plusieurs rôles), le récit, les caractères et les enjeux ne le sont guère. Catchy, brillant et amusant, Ocean's eleven, c'est l'histoire d'un casse spectaculaire, et seulement cela, ce qui en limite quelque peu la portée (y compris dans la filmographie de Soderbergh). Une phrase sortie par Clooney est symptomatique par la façon dont elle désamorce toute inquiétude ou tension future. Devant son pack, ses onze complices réunis pour la première fois, il lance la soirée par un "si vous voulez laisser tomber, il est encore temps : mangez un morceau et tchao, sans rancune". Alors je veux bien que l'on fasse un film criminel sans une goutte de sang (la seule blessure est purement accidentelle) et avec des gangsters sympas, mais bon, ça c'est quand même un peu trop cool. Isn't it ?

     

    OCEAN'S ELEVEN de Steven Soderbergh (Etats-Unis, 116 min, 2001) ****

    Soderbergh,Etats-Unis,Polar,Comédie,2000s

  • Un monde sans femmes

    Sur la côte picarde, Sylvian rencontre deux belles touristes, une mère et sa fille. Se liant à elles, il va passer quelques précieuses journées estivales en leur compagnie.

    L'air de famille rohmerien d'Un monde sans femmes est évident. Pour ne pas écraser Guillaume Brac, son réalisateur, disons qu'il se place dans une continuité contemporaine, qu'il prolonge à sa façon les beaux films de plage de Rohmer. Mais plus que le décor ou la mise en scène, c'est la construction du scénario qui permet de faire ce rapprochement. Au fil du récit, peu à peu, se dégage une logique que l'on qualifierait d'implacable si le naturel n'était pas préservé de bout en bout par le cinéaste. Car Un monde sans femmes possède la forme d'un conte moral : la situation de départ est précisément posée (un jeune homme du coin, solitaire, une jeune mère séduisante et une fille de 17 ans plus discrète mais tout aussi charmante), l'évolution des rapports entre les trois personnages est finement observée et mise en relief par quelques interventions extérieures, le dénouement, bien que pudique, "dit" les choses, la mise en scène garde sa ligne claire....

    Le lien avec Rohmer (d'autres ont aussi évoqué Rozier) ne gêne pas, au contraire, et on peut tout autant évaluer ce qui diffère entre ces deux cinémas (les dialogues par exemple, plus directs, plus simples, moins littéraires chez Guillaume Brac). Surtout, cette réflexion ne vient qu'après coup, après avoir été grandement touché par cette éclaircie que provoque cette irruption féminine dans un univers masculin plutôt replié, cette éclaircie que provoque ce (premier) film. Chose étonnante, qui doit autant à l'écriture qu'à l'interprétation (formidable trio Vincent Macaigne, Laure Calamy, Constance Rousseau), les personnages apparaissent, dès le début, avec leurs défauts en avant, ou en tout cas, aussi visibles que leurs qualités (gaucherie un peu lourde dans l'humour de l'un, exubérance parfois gênante de l'autre, distance renfrognée de la troisième). Cela pour mieux nous les rendre attachants.

    Brac est avec eux, comme avec ce qui constitue leur environnement (la station balnéaire, les autres personnages locaux), sur le fil, tenant un merveilleux équilibre. Il invente un suspense sentimental et parvient miraculeusement (dans le sens où l'on s'étonne de "marcher" une nouvelle fois à ce genre de situation) à nous faire redouter, de la part de Sylvain, de Patricia ou de Juliette, le mot de trop, le geste déplacé ou le refus cassant, à nous faire éprouver la fébrilité de l'instant, à nous faire guetter les moments de bascule où tout se décide. Pour atteindre ce but, Brac devait trouver le juste tempo (parlant de rythme, soulignons la belle scène de danse en boîte de nuit, le type même de séquence souvent salopée par les réalisateurs français) et faire preuve d'honnêteté dans la construction des personnages. Cette honnêteté se révèle notamment à travers les touches comiques qui parsèment le film. Les gens qui vivent sur l'écran, que ce soit le temps d'une seule scène ou bien pendant toute la durée, véhiculent un humour qui semble toujours leur appartenir en propre, qui n'est pas plaqué mécaniquement par un auteur tout puissant.

    Un monde sans femmes révèle un cinéaste français qui réhausse le quotidien le plus simple, le plus prosaïque, le "déjà-vu", en quelque chose de discrètement déchirant (cette parenthèse ensoleillée prend place dans la grisaille du reste de l'année, jamais montrée, tout juste perceptible). Ce film est une sorte de trésor caché, à l'image même du personnage de Juliette, celui qui passe en fait au premier plan, qui au début restait au fond de l'appartement, qui ensuite marchait derrière lors de la pêche aux crabes, mais qui finit par prendre ses "responsabilités narratives" à la faveur d'un instant déterminant, un soir en boîte (trois fois rien en apparence, un simple regard mais qui provoque un total et définitif changement de point de vue, un renversement très touchant).

     

    UN MONDE SANS FEMMES de Guillaume Brac (France, 58 min, 2012) ****

    brac,france,comédie,2010s

  • Taking off

    forman,etats-unis,comédie,70s

    Présenté au 23e Festival International du Film d'Histoire de Pessac

    Taking off est un trait d'union. Premier film que Forman réalise aux Etats-Unis, il se trouve être dans sa forme en parfait équilibre entre les deux manières du cinéaste, la tchèque, d'apparence plus libre et plus quotidienne, et l'américaine, plus serrée sur le plan narratif et plus ambitieuse dans ses sujets (la globalité de la filmographie, une fois réunie, étant absolument passionnante).

    Ici, le cadre est américain, ô combien : il s'agit de celui d'une ville, de ses jeunes hippies et de leurs bourgeois de parents. Mais le ton reste tchèque. L'histoire tient en quelques lignes. L'adolescente Jeannie Tyne participe à un concours de chant, y rencontre un jeune homme et part quelques jours avec lui. Pendant ce temps, sa mère et son père s'inquiètent, la recherchent dans les bars de la ville, adhèrent à une association de parents ayant de la même façon "perdus" leurs enfants rebelles, tentent de la comprendre en fumant des joints et en se laissant entraîner dans une sorte de strip poker.

    Forman débarquant de l'étranger, on pouvait craindre une approche superficielle et pleine de clichés de la jeunesse américaine de 1970. Son regard n'étant pas dénué d'ironie, on pouvait également redouter une vaste moquerie. Mais rien de tout cela ne transparaît dans Taking off. Si le cinéaste et son ami Jean-Claude Carrière souhaitaient au départ plonger dans l'univers hippie, ils en sont revenus rapidement, trouvant que le plus intéressant se trouvait du côté des parents. L'angle ainsi légèrement modifié a permis de trouver la bonne distance. Forman peut s'amuser de ce qu'il voit mais n'est jamais méprisant, qu'il se place d'un côté ou de l'autre de la barrière générationnelle.

    Le concours de chant, monté en parallèle et s'entremêlant avec la recherche des adultes, prend toute la première partie, semble même durer tout le long du film tant la mise à scène de Forman opère de chevauchements, de dilatations, tant elle se développe sur un rythme musical (la musique serait l'une des seules liaisons encore possibles entre les deux générations, c'est en tout cas la musique qui fait tenir ensemble le plus fermement, d'un plan à l'autre, les deux univers filmés ici). Ce concours est l'occasion d'une galerie de portraits, muets ou chantés, plus ou moins brefs, ingrats et touchants. Les jeunes de Taking off sont peu loquaces et, comme le montre le dernier et indéchiffrable regard que lance Jeannie à son père (et à la caméra), gardent leur mystère. Forman, à l'inverse des parents du film, ne cherche pas l'explication sociologique et semble faire ainsi la présentation la plus juste possible.

    Un trait d'union, c'est aussi ce que cherchent à redessiner les parents désemparés. Brutalement d'abord, puis plus posément, dans une tentative de compréhension du phénomène par un mimétisme maladroit et entravé. Mais le fossé générationnel est trop large. Seule la mise en scène de Forman le comble, par ses enjambements, ses effets de miroir, son attention égale, ses méthodes partagées. Liberté est laissée aux acteurs et aux personnages, comme aux apprentis-chanteurs pris sur le vif par la caméra. Elle permet d'obtenir notamment des scènes d'ivresse parmi les meilleures jamais réalisées (fait plus notable encore que la (trop ?) fameuse séquence d'initiation au cannabis). Balançant entre le désordre organique peu ragoûtant, l'abolition grisante des repères, le pathétique gestuel et le sublime burlesque, elles comptent parmi les nombreux exemples d'abandon du corps que propose le film. Abandon jusqu'au ridicule mais assumé et non avilissant, un ridicule "vrai" et vivant. Dans ce registre, Forman a poussé avec bonheur Lynn Carlin (l'un des beaux visages du Faces de Cassavetes) et surtout Buck Henry, en père génialement à côté de la plaque.

    Si le désenchantement pointe dans cette enquête irrésolue sur la jeunesse, l'humour persiste, se déploie même franchement, faisant de Taking off, non seulement un stimulant témoignage sur l'époque mais aussi une excellente comédie.

     

    ****

    forman,etats-unis,comédie,70sTAKING OFF

    de Milos Forman

    (Etats-Unis / 93 min / 1971)

  • Quatre étoiles

    vincent,france,comédie,2000s

    Nightswimming a testé l'établissement pour vous.

    Présentation Allociné :

    "Quatre étoiles est une histoire d'argent, donc de sentiments. C'est l'histoire d'une fille qui hérite de 50 000 euros dont elle ne sait pas trop quoi faire. C'est encombrant, l'argent. Ça vous attache, comme les sentiments. Elle décide alors de les dépenser en filant sur la Côte d'Azur. C'est au Carlton qu'elle tombe sur Stéphane. Lui, c'est l'argent des autres qui l'intéresse. Stéphane va en vouloir à l'argent de Franssou. La demoiselle ne va pas se laisser faire. Ils vont faire cause commune, tenter d'escroquer un troisième larron, ex-pilote de course. Une histoire qui mélange vice et vertu, argent et sentiments."

    Notes par critères :

    Petits rôles :
    Michel Vuillermoz a une tâche difficile, son personnage faisant preuve à chaque instant d'un humour pour le moins laborieux. Que l'héroïne le quitte au bout de dix minutes de film nous soulage.
    Jean-Paul Bonnaire met sa diction et ses gestes mal assurés au service d'un rôle amusant de faux notaire et de piètre détective amateur.
    Luis Rego en petit mafioso est une mauvaise idée de contre-emploi. A côté de la plaque, il apparaît dans une scène d'intimidation tout à fait convenue.
    Note : 1/4

    Musique :
    Pléonastique. Sentimentale lorsque la scène est émouvante, guillerette lorsqu'elle est drôle.
    Note : 0,666/4

    Mise en sène :
    Signée par Christian Vincent, elle est classique de A à Z, jusqu'au fonctionnel parfois. La comédie se laisse beaucoup porter par les dialogues et, certes enlevée comme il faut, ne cède à aucun emballement ni excès de vitesse. La singularité du film est à chercher ailleurs.
    Note : 1,5/4

    Second rôle :
    François Cluzet campe un pigeon comme on en fait peu, ex-champion de Formule 1 devenu riche collectionneur d'automobiles mais doté d'un cerveau à la mise en route très lente. L'acteur est comique par ses changements de rythme. Des effets tombent à plat mais certains sont très plaisants. Passant du silence d'abruti à la loghorée amoureuse, il déstabilise, touchant au grandiose dans sa déclaration à Isabelle Carré : un discours sur l'importance de l'air qui nous entoure et l'aveu d'une intense émotion devant cette femme qui "le respire de façon si naturelle".
    Note : 2,88/4

    Références :
    Discret par son style, le film l'est aussi dans ses références, difficiles à contourner dès que l'on se frotte ainsi au luxe des villas et des palaces de la Côte. Les comédies plus ou moins sophistiquées de Lubitsch, Sandrich, Hitchcock, Donen, Edwards et j'en passe ne sont jamais bien loin. Les (jolies) scènes d'ivresse ne manquent donc pas. On visite l'hippodrome et on n'oublie pas la tentative d'espionnage depuis le balcon de la chambre.
    Note : 2/4

    Ton :
    Sentimental, ironique, sophistiqué, burlesque... L'équilibre est recherché entre les différents registres comiques. Au risque, c'est certain, de n'en pousser vraiment aucun dans ses retranchements.
    Note : 1,5/4

    Premier rôle masculin :
    José Garcia est à l'aise dans un registre qu'il connaît, celui du petit escroc. Parfois laissé, semble-t-il, en roue libre, il ne fait pas mouche à tous les coups et pâtit d'une petite insuffisance burlesque (son corps n'arrive pas à détourner notre attention de celui de sa partenaire) mais il est tout à fait crédible et réussit surtout à tenir la note de l'insensibilité au(x) charme(s) de sa complice jusqu'aux négations les plus ambigües.
    Note : 2,87/4

    Écriture :
    Le plus gros travail est fait par les auteurs pour proposer, dans un cadre très visité par le cinéma, une écriture soignée des personnages et des situations dans lesquelles ils se retrouvent. Celle de départ, un héritage inattendu, rend habilement l'héroïne libre de partir ailleurs et d'assouvir ses fantasmes (pas seulement ses désirs sexuels mais aussi ses envies de fiction). Mais le plus important dans cette affaire était peut-être de préserver jusqu'au dernier moment l'inflexibilité du personnage de Garcia, lequel devait tenir bon face aux avances répétées de la jeune femme (dans une sorte de renversement de la figure classique où c'est l'homme qui est "en chasse", plus ou moins sincère). Le revirement final en est d'autant plus abrupt. C'est une loi du genre qu'il faut accepter.
    Note : 3,2/4

    Générique :
    Faut-il que l'on ait si peu confiance en son film pour en repasser les meilleurs moments sur le générique de fin ?
    Note : 0/4 

    Premier rôle féminin :
    Isabelle Carré et son sourire. Isabelle Carré et sa peau blanche réhaussée par la rousseur de ses cheveux et le rose de ses joues. Isabelle Carré et son goût immodéré pour le champagne. Isabelle Carré et ses tenues que l'on n'ose même pas qualifier de légères. Isabelle Carré et son tombé de bretelle. Isabelle Carré et sa franchise-fraîcheur même au plus fort de l'escroquerie. Isabelle Carré et son décolletté qui n'en est plus un tant il offre de jolies choses au regard. Isabelle Carré et...
    Note : 4/4

    Verdict :

    1 + 0,666 + 1,5 + 2,88 + 2 + 1,5 + 2,87 + 3,2 + 0 + 4 = 19,616 sur 40 = 1,9616 sur 4

    Arrondi à 2 étoiles grâce à qui vous savez...

    En résumé :

    Établissement que l'on peut conseiller, surtout au regard de ceux, du même genre, qui l'entourent, convenant tout à fait pour passer une soirée tranquille et valant tous les détours pour son hôtesse d'accueil.

     

    ****

    vincent,france,comédie,2000sQUATRE ÉTOILES

    de Christian Vincent

    (France / 106 min / 2006)

  • Very bad trip

    philips,etats-unis,comédie,2000s

    Very bad trip n'est ni plus ni moins que le gonflage aux dimensions d'un long métrage de ces vidéos d'amateurs montrant la réalisation ou le résultat de mauvaises blagues de fêtards. Tel est son intérêt, maigre, pour ne pas dire nul.

    Dans les films-cauchemars de Martin Scorsese, dans les anciens polars de Jonathan Demme, dans tous ces films noirs qui racontent comment les pires choses peuvent arriver aux gens comme vous et moi, la fable a son utilité, les caractères sont changés, les rapports avec la fiction et le fantasme sont éclairés. Ici, le "bad trip" ne produit rien, ne bouleverse rien, ne questionne rien. Il s'agit d'un état second oublié et donc impossible à (se) représenter sinon, in extremis, en retrouvant comme par enchantement des photos prises à l'occasion (support qui rabaisse encore la chose).

    Malgré la mise en scène "cinéma" (version tape-à-l'œil, version caprice de riche, version crétin friqué), magré les efforts d'imagination déployés pour garder le cap de l'énormité des situations, c'est une banalité triste qui est étalée le long d'une intrigue qui pourrait se dérouler n'importe où ailleurs qu'à Las Vegas (d'ailleurs un inévitable Very bad trip 2 envoie tout son petit monde à Bangkok). Promesse est faite, au début, d'une remontée de courant dans la brume alcoolisée, ce qui pourrait donner naissance à un système narratif excitant. Peine perdue : le principe de base n'entraîne qu'une fastidieuse répétition, une série de surprises sans surprise. Chaque scène n'a qu'une raison d'être, elle sert à dévoiler et expliquer la conséquence d'un acte insensé et délirant effectué la nuit précédente par nos imbéciles amnésiques. Ici, la présence d'un cinéaste n'est décelable que dans les clins d'œil (le gag sur Rain man par exemple) et dans les emprunts (le plan-poitrine d'ivresse "scorsesienne").

    Né de l'internet, le film peut y retourner. C'est un film de l'oubli, un film sans visée aucune. Very bad trip, c'est du punk-rock pour rien. Il nous rappelle juste combien on peut être cons entre amis, combien aussi on peut avoir l'envie de tout foutre en l'air tout en adorant retrouver nos femmes, nos enfants, notre petite maison. Merci Todd Phillips !

     

    ****

    phillips,etats-unis,comédie,2000sVERY BAD TRIP (The hangover)

    de Todd Phillips

    (Etats-Unis / 100 min / 2009)

  • Ces messieurs dames

    germi,italie,comédie,60s

    La première partie de Ces messieurs dames, œuvre qui en compte trois, est l'une des choses les plus agaçantes qu'il m'ait été donné de voir ces derniers temps sur un écran, au point que je me suis demandé si j'allais pouvoir tenir jusqu'au bout. Elle est centrée sur une réception huppée et alcoolisée et se termine entre une boîte à strip-tease et un appartement abritant un vaudeville adultérin. A cette occasion, Pietro Germi braque sa caméra sur la bourgeoisie vénitienne, avec pas mal de complaisance. En effet, il ne nous épargne rien de la vulgarité, des rires gras, des cris et des gifles qui fusent dans cette petite société. Les femmes y sont souvent belles mais toujours sottes, les hommes tout à fait virils mais invariablement lâches. La vie des riches défile en gesticulations épuisantes et en dialogues saturés de sous-entendus graveleux sur l'infidélité et l'impuissance. Le cinéaste monte court, laisse ses acteurs en faire des tonnes, recouvre ses images d'une ritournelle qui ne semble jamais s'arrêter, bref, nous énerve.

    Arrive ensuite une deuxième partie qui, étrangement, délaisse l'aspect choral de la première pour se concentrer sur une rencontre amoureuse impliquant directement un seul des hommes aperçus précédemment, les autres se faisant observateurs amusés (ils ne reprendront leur place centrale qu'à la toute fin de cette deuxième histoire). Comme les mêmes procédés de mise en scène sont reconduits, comme le grotesque, l'hystérie et la mesquinerie sont à nouveau à l'honneur, nous commençons par ne pas croire en la sincérité des deux nouveaux amants. Toutefois, un virage semble être finalement pris. Cette sincérité existait bel et bien chez l'homme marié comme chez la femme au passé honteux et cette histoire, dès lors, devient celle d'une remise en cause réelle des normes sociales, du respect d'une fausse morale, d'une hypocrisie fondamentale, d'une classe et d'un milieu aliénant. Germi fait preuve d'une véritable méchanceté et, à l'écart des soirées mondaines et des coucheries bourgeoises, sa verve et ses excès passent un peu mieux. L'acte rebelle étant assez rapidement stoppé, la vision du cinéaste apparaît dans toute sa noirceur. Portant d'abord sur une classe sociale, elle semble pointer l'humanité entière et tous les systèmes étouffant l'individu.

    La troisième et dernière partie est celle du retour de bâton. Concernant à nouveau le groupe, elle nous montre le passage (plutôt glaçant) de bras en bras d'une jeune femme pauvre qui va s'avérer mineure et fille d'un homme prêt à recourir à la justice. La panique s'empare alors de la bourgeoisie locale... La conclusion sera immorale et pessimiste, malgré un ultime détail croustillant (une nouvelle infidélité). La dernière leçon est la suivante : le paysan est un être beaucoup plus cupide qu'intelligent et sa bêtise permet aux bourgeois de s'en sortir sans grands dommages.

    Devant Ces messieurs dames, comédie de mœurs à l'Italienne qui crée constamment le malaise, on se dit que l'on atteint vraiment les limites d'un genre, on se demande pourquoi c'est ce titre-là qui le représente dans la liste des Palmes d'or du Festival de Cannes et on comprend les réactions épidermiques de certains à l'époque (voici l'intégralité des lignes que consacra Robert Benayoun à ce film dans son compte-rendu de dix-huit pages du festival, paru dans le n°79 de Positif en octobre 1966 : "Je refuse de dire plus d'un mot sur le demi-grand prix de Cannes Signore et Signori, du toujours fin Pietro Germi. Ignoble.").

     

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    germi,italie,comédie,60sCES MESSIEURS DAMES (Signore & Signori)

    de Pietro Germi

    (Italie - France / 115 min / 1966)

  • Retour de La Rochelle (12/12) : Miguel Gomes

    Dernière note de ma série consacrée aux films vus au 40e Festival International du Film de La Rochelle. Y était rendu, en sa présence, un hommage au cinéaste portugais Miguel Gomes. Tabou, son troisième long métrage, sortira dans les salles le 5 décembre prochain. Ce sera l'un des plus beaux films de cette année 2012.

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    Miguel Gomes est joueur.

     

    La gueule que tu mérites

    Le premier jeu est un jeu d'enfants. Il se joue en deux parties.

    Partie 1. Francisco travaille dans l'éducation. Aujourd'hui, c'est à la fois son anniversaire et le carnaval d'école. Il est donc habillé en cowboy. Il n'est pas très aimable, râle sans cesse après les gamins et après sa copine, qu'il semble d'ailleurs tromper avec une collègue.

    Entre deux bouffées de comédie musicale, Miguel Gomes fait preuve d'un humour pince-sans-rire, un humour décalé passant essentiellement à travers les dialogues et le montage (qui fait aussitôt succéder à une chute la pose d'un bandage). Nous sommes à la fois avec les personnages et légèrement en retrait. Une musicalité naît, l'attachement se fait, une sensibilité "pop" émerge. Miguel Gomes, avec La gueule que tu mérites, passe en quelque sorte pour un cousin portugais de l'Argentin Martin Rejtman dans sa façon de faire un "cinéma du sourire". Attention, je n'ai pas dit "en coin". Et plaçant cela, je ne pense pas non plus à quelqu'un comme Wes Anderson : Gomes, lui, ne fait pas garder à Francisco son costume de cowboy sans une bonne raison. Par ailleurs, son cinéma est bien plus libre que celui de l'Américain.

    Partie 2. Francisco est tombé malade dans sa maison de campagne. Sans doute imagine-t-il... Comme chez Blanche-Neige, sept hommes doivent s'occuper de sa santé mais surtout doivent suivre les règles d'un jeu qu'il a inventé.

    Très vite au sein de son film, Gomes redistribue donc les cartes. Francisco disparaît totalement du champ. L'incongruité vire à l'absurde, seule règle à suivre dorénavant. Les sept personnes qui interviennent maintenant se croisent incessamment dans un ballet de plusieurs jours scandés par des cartons dessinés comme dans la littérature jeunesse. De fait, la seule logique qui vaille est celle de l'enfance. Le parti pris de Gomes est simple : faire que les adultes se comportent comme des enfants, sans exception, sans déviation, sans retour. Alors les chamailleries, les épreuves, les frissons devant les contes et la magie, mettent en action ces corps trop grands. Le résultat sur l'écran est littéralement déroutant puisque tout peut advenir. Il procure également des sentiments mélangés devant ce qui apparaît tantôt comme un savoureux décalage, tantôt comme du burlesque un peu laborieux. Quand la forme du film elle-même se met au diapason de cette liberté, comme à l'occasion d'un emboîtement narratif vertigineusement ruizien, l'expérience porte ses plus beaux fruits.

    Ici la (double) question est la suivante : si un trentenaire peut se comporter en gamin capricieux, un film entier peut-il tenir sur cette contradiction, et le sens donné aux actes peut-il s'échapper pour retrouver une innocence originelle, sans médiation, de façon directe ?

     

    Ce cher mois d'août

    Le deuxième jeu est plus long. Il consiste à faire naître une fiction.

    Ce cher mois d'août, c'est l'histoire d'une fille, de son père et de son cousin, tous les trois faisant partie d'un groupe de bal en tournée estivale dans les villages portugais. Mais cette histoire, au début en tout cas, elle n'est pas sur l'écran. Elle n'apparaît pas et pourtant elle est déjà en place... Le film commence comme un assemblage de repérages, d'éclats de réel, de prises de vues enregistrant des groupes de musique populaire portugaise et les lieux dans lesquels ils jouent les soirs d'été. On pense s'aventurer dans un documentaire très personnel, un sujet local que le cinéaste porterait en lui depuis longtemps. Mais des indices font réfléchir, le plus clair étant l'apparition d'une équipe de tournage. De manière progressive, la fiction s'en mêle, l'imbrication devenant de plus en plus complexe au fil du temps. Un plan documentaire recèle une "histoire" ou bien le réel s'invite dans un récit. Un glissement insensible s'opère pour finalement lancer la fiction dramatique, nourrie de tout ce qui l'a précédée, un lieu, une anecdote, une figure.

    Miguel Gomes s'est d'abord attaché à montrer le très particulier, ce qui l'entoure et qui n'a pas, a priori, un intérêt extraordinaire, seulement un certain pittoresque (par ailleurs, il croit fermement à la sublimation des éléments les plus "basiques" de la réalité par le cinéma : un bal populaire, une chanson de variété, un personnage local, un habitant comme les autres). Si Ce cher mois d'août est lent et long, c'est que le travail doit être patiemment réalisé, que l'idée du temps qui coule doit être suffisamment transmise pour provoquer l'ouverture d'esprit. Le cinéaste fait le pari de l'attention continue du spectateur lors de cette nouvelle expérience narrative. Et lorsque le mélodrame se déploie, on se dit effectivement que pour être incarné d'aussi belle manière, il a fallu que les corps qui le soutiennent aient été filmés ainsi, approchés et captés dans leurs élans les plus naturels.

    Ce film est un chant de liberté. La liberté procurée par les jours chauds de l'été, les soirs de bal sur les places publiques et les après-midi de baignade dans les rivières. Tout est fluidité, sensualité, présence au monde, humour (un gag hilarant clôt le film de pertinente et merveilleuse manière : on reproche à l'ingénieur du son d'avoir enregistré, au moment des prises, des bruits qui "n'existent pas dans la réalité").

    A travers Ce cher mois d'août, est formulée la question : un récit peut-il naître avec le temps sous nos yeux, comme de lui-même, au lieu d'arriver à nous déjà scellé ?

     

    Tabou

    Le troisième jeu est un jeu de mémoire.

    Pilar est une militante catholique qui s'enquièrent régulièrement de la santé de sa voisine Aurora, vieille dame digne mais colérique. Lorsque celle-ci meurt, son histoire est racontée. Dans le temps, elle avait en Afrique une ferme et un amant...

    Après un magnifique prologue illustrant une légende, s'ouvre une nouvelle œuvre à deux volets. La première partie de Tabou, contemporaine, est filmée avec simplicité bien que baignant dans le même (superbe) noir et blanc que le reste. C'est une succession de jours de fin d'année. Ces datations, le calme apparent, la sensation hivernale, l'ombre de la mort, font craindre une échéance. Mais tout ne s'arrête pas à minuit le 31 décembre. Une nouvelle année commence derrière. Le temps présent passe, c'est celui du non-événement.

    Il faut qu'un passé soit raconté pour entrer dans l'Histoire et en même temps pour placer des bornes narratives. Le titre de la deuxième partie est "Paradis" alors que celui de la première était "Paradis perdu". Sa principale caractéristique est d'être sonore mais muette. Sur l'écran, les gens parlent mais on ne les entend pas, alors que les bruits naturels émanant de leur environnement ou la musique diffusée arrivent très bien à nos oreilles. La seule voix qui nous guide est celle du conteur, voix off se posant sur les images et expliquant parfois ce que l'on ne voit pas. Cette voix prend en charge le récit et en libère toute la puissance.

    Le cinéma de Miguel Gomes est d'une grande douceur, même si il peut être traversé par des tensions dramatiques. De façon identique, la beauté visuelle comme le sérieux de l'entreprise n'imposent pas un rejet de l'humour ni l'invention de détails d'apparence anachronique (les dire "hors du temps" serait plus juste). Cette légère distance qui est introduite parfois n'a cependant rien à voir avec un quelconque second degré ou une ironie facile. Les saynètes musicales, par exemple, trahissent bien un goût, un amour et non un besoin de placer quelques références.

    Film après film, l'image qu'obtient Gomes devient de plus en plus éclatante et sensuelle, Tabou constituant, au moins de ce point de vue, un véritable sommet. Mais le son, lui aussi, est ciselé de manière unique. On le notait dès La gueule que tu mérites, Miguel Gomes aime travailler par superpositions et chevauchements, des musiques, des bruits, des voix pouvant même s'inviter depuis le hors-champ ou depuis un "hors-temps". Se fait sentir alors la présence de quelque chose de sous-jacent, quelque chose qui chemine sous la surface, et, dans le cas de Tabou, quelque chose d'immémorial. L'une des idées fortes du film est celle de la permanence de la mémoire, et précisément, d'une mémoire particulière (on pourrait rapprocher l'interrogation de Gomes de celle de Malick, la grandiloquence en moins). Cette réflexion recoupe bien sûr, immanquablement, celle portant sur l'histoire du cinéma. Si la pureté et l'éblouissement du cinéma muet peuvent être retrouvés, sous une forme ou une autre, c'est bien qu'il en subsiste des traces dans les images d'aujourd'hui. Sur ce plan-là, le geste de Gomes s'éloigne à la fois de la reproduction d'Hazanavicius et du requiem de Carax. C'est un geste de joueur, de parieur, de chercheur. Un geste calme et réflechi qui donne confiance et espoir.

    La question que pose Tabou ? Pouvons-nous, tous ensemble, retrouver notre innocence devant le spectacle, accéder à nouveau à une certaine pureté du regard et à un niveau de croyance élevé ?

    Le cinéma de Miguel Gomes (auteur "aventurier", comme le qualifie fort justement un ami dans sa présentation) est l'un des plus libres et des plus stimulants qui soient. Il faut bien sûr, pour en profiter pleinement, accepter une suspension, accorder une grande attention et s'abandonner au temps. Cet admirable Tabou refuse la facilité du mélange des époques, il est d'une seule coulée. Cela représentera peut-être, pour certains, une difficulté. C'est pourtant sa force, sa qualité, sa beauté, son honnêteté. Il faut absolument le découvrir.

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    lagueule00.jpgcechermoisdaout00.jpgtabou00.jpgLA GUEULE QUE TU MÉRITES (A cara que mereces)

    CE CHER MOIS D'AOÛT (Aquele querido mes de agosto)

    TABOU (Tabu)

    de Miguel Gomes

    (Portugal, Portugal - France, Portugal - Allemagne - Brésil - France / 110 min, 150 min, 120 min / 2004, 2008, 2011)