forman
-
Ragtime (Milos Forman, 1982)
**Forman semble effectivement au départ peindre une grande fresque sur l'Amérique en forme de kaléidoscope. Sauf qu'il abandonne progressivement la méthode narrative altmanienne ouverte à tous les hasards. Oui les personnages laissés un temps reviennent plus tard mais le fil est considérablement resserré et plutôt que de développer une myriade de récits indépendants ou connectés, Forman fait de l'un d'eux, le plus dramatique, celui du choix du terrorisme par le Noir humilié, la trame principale et finit par négliger les autres, par ne les reprendre que de façon très espacée et en conséquence trop artificielle. La dernière partie est ainsi beaucoup trop longue, consacrée à la prise d'un édifice, aux négociations, à l'assaut. La première heure est pourtant remarquable, avec ses reconstitutions très vivantes, ses personnages travaillés (travail qui finira malheureusement à faire un peu trop patiner le film à force d'étude psychologique : il semble avancer moins par les actes que par les attitudes morales), son rythme musical et au moins une scène d'anthologie avec Elizabeth McGovern tentant de négocier nue face aux avocats venus la prendre en flagrant délit d'adultère. -
Taking off
Présenté au 23e Festival International du Film d'Histoire de Pessac
Taking off est un trait d'union. Premier film que Forman réalise aux Etats-Unis, il se trouve être dans sa forme en parfait équilibre entre les deux manières du cinéaste, la tchèque, d'apparence plus libre et plus quotidienne, et l'américaine, plus serrée sur le plan narratif et plus ambitieuse dans ses sujets (la globalité de la filmographie, une fois réunie, étant absolument passionnante).
Ici, le cadre est américain, ô combien : il s'agit de celui d'une ville, de ses jeunes hippies et de leurs bourgeois de parents. Mais le ton reste tchèque. L'histoire tient en quelques lignes. L'adolescente Jeannie Tyne participe à un concours de chant, y rencontre un jeune homme et part quelques jours avec lui. Pendant ce temps, sa mère et son père s'inquiètent, la recherchent dans les bars de la ville, adhèrent à une association de parents ayant de la même façon "perdus" leurs enfants rebelles, tentent de la comprendre en fumant des joints et en se laissant entraîner dans une sorte de strip poker.
Forman débarquant de l'étranger, on pouvait craindre une approche superficielle et pleine de clichés de la jeunesse américaine de 1970. Son regard n'étant pas dénué d'ironie, on pouvait également redouter une vaste moquerie. Mais rien de tout cela ne transparaît dans Taking off. Si le cinéaste et son ami Jean-Claude Carrière souhaitaient au départ plonger dans l'univers hippie, ils en sont revenus rapidement, trouvant que le plus intéressant se trouvait du côté des parents. L'angle ainsi légèrement modifié a permis de trouver la bonne distance. Forman peut s'amuser de ce qu'il voit mais n'est jamais méprisant, qu'il se place d'un côté ou de l'autre de la barrière générationnelle.
Le concours de chant, monté en parallèle et s'entremêlant avec la recherche des adultes, prend toute la première partie, semble même durer tout le long du film tant la mise à scène de Forman opère de chevauchements, de dilatations, tant elle se développe sur un rythme musical (la musique serait l'une des seules liaisons encore possibles entre les deux générations, c'est en tout cas la musique qui fait tenir ensemble le plus fermement, d'un plan à l'autre, les deux univers filmés ici). Ce concours est l'occasion d'une galerie de portraits, muets ou chantés, plus ou moins brefs, ingrats et touchants. Les jeunes de Taking off sont peu loquaces et, comme le montre le dernier et indéchiffrable regard que lance Jeannie à son père (et à la caméra), gardent leur mystère. Forman, à l'inverse des parents du film, ne cherche pas l'explication sociologique et semble faire ainsi la présentation la plus juste possible.
Un trait d'union, c'est aussi ce que cherchent à redessiner les parents désemparés. Brutalement d'abord, puis plus posément, dans une tentative de compréhension du phénomène par un mimétisme maladroit et entravé. Mais le fossé générationnel est trop large. Seule la mise en scène de Forman le comble, par ses enjambements, ses effets de miroir, son attention égale, ses méthodes partagées. Liberté est laissée aux acteurs et aux personnages, comme aux apprentis-chanteurs pris sur le vif par la caméra. Elle permet d'obtenir notamment des scènes d'ivresse parmi les meilleures jamais réalisées (fait plus notable encore que la (trop ?) fameuse séquence d'initiation au cannabis). Balançant entre le désordre organique peu ragoûtant, l'abolition grisante des repères, le pathétique gestuel et le sublime burlesque, elles comptent parmi les nombreux exemples d'abandon du corps que propose le film. Abandon jusqu'au ridicule mais assumé et non avilissant, un ridicule "vrai" et vivant. Dans ce registre, Forman a poussé avec bonheur Lynn Carlin (l'un des beaux visages du Faces de Cassavetes) et surtout Buck Henry, en père génialement à côté de la plaque.
Si le désenchantement pointe dans cette enquête irrésolue sur la jeunesse, l'humour persiste, se déploie même franchement, faisant de Taking off, non seulement un stimulant témoignage sur l'époque mais aussi une excellente comédie.
****
TAKING OFF
de Milos Forman
(Etats-Unis / 93 min / 1971)
-
C'était mieux avant... (Octobre 1984)
Pas vu septembre passer. Rouvrons vite l'album-souvenir au chapitre Octobre 1984, afin de voir ce qui s'offrait alors aux regards des spectateurs sur les écrans français :
Le cinéphile, qu'il appartienne à n'importe laquelle des chapelles, fut, en cette période, relativement gâté car en puisant dans les différents genres et styles, il était possible d'y trouver un ou plusieurs motifs de satisfaction. En octobre 84, comme le disait Jacques Martin, "tout le monde a gagné".
Ceux qui aimaient la série B étaient peut-être les moins bien lotis. Trois produits de Hong-Kong, pas franchement attirants, sortaient en salles : Kung fu lama contre boxeur chinois (de N.G. See Yuen), Poings d'acier contre les griffes du tigre (Yeh Yung Chou) et Les quatre forcenés de Shaolin (Liu Chia Fei). Dans le même esprit, Trois panthères au combat, signé par Cirio H. Santiago, battait pavillon philippin. Côté occidental, la moisson n'était pas plus emballante : USA : Profession tueur, un polar espagnol, comme son nom ne l'indique pas, de José-Luis Merino, Sévices à la prison des femmes, dont le sujet tient dans le titre, de Sergio Garrone, Le baroudeur un post-Rambo anglais de Philip Chalong et Catherine chérie un film érotique soft hispano-allemand de Hubert Frank.
Ceux qui aimaient les comédies avaient déjà plus de chance. Oh certes pas avec le Bébel de saison ! Dans Joyeuses Pâques ("mis en scène" par Georges Lautner) Monsieur "Toc-Toc-Badaboum" se vautrait dans le pire boulevard en compagnie de Sophie Marceau. Pierre Richard n'était pas non plus au mieux de sa forme (Le jumeau d'Yves Robert). Et que dire d'Aldo Maccione (La classe de Juan Bosch) ? En revanche, La tête dans le sac, de Gérard Lauzier, avec Guy Marchand et Marisa Berenson, a peut-être quelques mérites. Toutefois, la grande affaire dans le domaine, ce fut la sortie de Marche à l'ombre, première réalisation de Michel Blanc (devancé dans l'exercice de quelques mois par Gérard Jugnot). Gros succès public, confirmé ensuite par les multiples rediffusions télévisées (assurant ainsi la cultisation de certains dialogues), le film sentait bon la comédie socialement bien observée, presque "à l'Italienne". Un peu trop vu en nos jeunes années, nous préférons attendre encore avant de nous repencher dessus...
Ceux qui aimaient les polars avaient le choix entre le singulier sérieux et le singulier déconnant. The hit, deuxième long-métrage cinéma de Stephen Frears, est un polar écrasé par le soleil espagnol et dont la distribution fait saliver : Terence Stamp, John Hurt, Laura del Sol, Tim Roth. Je ne l'ai malheureusement toujours pas vu. Les trottoirs de Bangkok non plus (franchement, il me tarde moins). C'est apparemment une parodie d'espionnage, un peu olé-olé, filmée par Jean Rollin.
Ceux qui aimaient les films populaires ont-ils apprécié le Rive droite, rive gauche de Philippe Labro (Depardieu, Baye et C. Bouquet à l'affiche) ? Pour le grand public (et pour nous, les ados) le véritable évènement c'était plutôt Greystoke, la légende de Tarzan, seigneur des singes. Hugh Hudson réalisait là l'adaptation la plus fidèle du récit original d'Edgar Rice Burroughs et Christophe Lambert était une star internationale.
Ceux qui aimaient aller au cinéma en famille se sentaient très bien devant Splash de Ron Howard avec le jeune Tom Hanks en amoureux de la sirène Daryl Hannah. A survoler quelques critiques d'époque, assez bienveillantes, nous n'avons pas vraiment envie de ricaner en repensant à notre intérêt d'alors. En ce qui concerne Supergirl, par contre, si. Jeannot Szwarc dirigeait Helen Slater (qui ça ?) et Faye Dunaway en méchante (mais aussi Peter O'Toole et Mia Farrow !).
Ceux qui aimaient les documentaires pouvaient regarder passer Les nuages américains (un épisode du "journal filmé" de Joseph Morder), s'installer devant le Cinématon (concept de Gérard Courant : faire des portraits cinématographiques en Super-8 de personnes connues ou pas) et réflechir à Euskadi hors d'état (Arthur Mac Caig).
Ceux qui aimaient les découvertes pouvaient voir Le montreur d'ours, fable régionaliste tournée en occitan par Jean Fléchet et deux chroniques soviétiques (Amoureux volontaires de Sergueï Mikaelian et Vols entre rêve et réalité de Roman Balaian).
Ceux qui aimaient le cinéma français du milieu n'avaient pas de grands noms à retrouver mais s'essayaient à l'Ave Maria de Jacques Richard, au Côté coeur, côté jardin de Bertrand Van Effenterre et aux Fausses confidences de Daniel Moosmann (et de Marivaux).
Ceux qui aimaient les grands auteurs affichaient un large sourire. Broadway Danny Rose est en effet l'un des meilleurs Woody Allen, hommage drôlatique et en noir et blanc à tous les artistes de seconde zone (Woody lui-même en impresario inoubliable). Milos Forman, lui, frappait très fort avec Amadeus, film rieur et funèbre, bien plus passionnant que les films-opéras de prestige réalisés à l'époque. Revue il y a quelques années, l'oeuvre tient diablement le coup. Maria's lovers, le mélodrame d'Andreï Konchalovsky, avec John Savage et Nastassja Kinski, est l'un des titres-phares du soviétique expatrié (mais mon souvenir est bien trop brumeux). Les yeux la bouche est un étrange projet de Marco Bellocchio, une mise en abyme, avec la complicité de Lou Castel, à partir de leur coup d'essai-coup de maître de 1966, Les poings dans les poches. Enfin, Souleymane Cissé voyait distribué son film de 1978, Baara.
Ceux qui aimaient les artistes exigeants pouvaient compter sur Jacques Rivette (L'amour par terre avec Géraldine Chaplin, Jane Birkin, André Dussolier et Jean-Pierre Kalfon, pour un jeu autour du théâtre qui n'est, à mon sens, pas le plus enthousiasmant de l'auteur), sur Jean-Marie Straub et Danièle Huillet (Amerika/Rapports de classe, adaptation de Kafka) et sur Philippe Garrel (Liberté, la nuit ou Paris pendant la guerre d'Algérie, avec Emmanuelle Riva, Maurice Garrel, Christine Boisson et Laszlo Szabo).
Ceux qui aimaient lire les revues pouvaient prolonger leurs réflexions sur L'amour à mort d'Alain Resnais, sorti le mois précédent, grâce à Positif (284) et à La revue du Cinéma (398) et sur Le futur est femme de Marco Ferreri, également à l'affiche depuis septembre, grâce à Cinéma 84 (310). Ils pouvaient aussi regarder dans les yeux Christophe Lambert sur les couvertures de Première (91), de Starfix (19) et de L'Écran Fantastique (49), lire un dossier "Méthodes de tournage" dans les Cahiers du Cinéma (364, photo d'Eric Rohmer tournant Les nuits de la pleine lune) et s'attacher au cinéma documentaire par l'intermédiaire de Jeune Cinéma (161, en couve : The good flight de Noel Buckner, Mary Dore et Sam Sills).
Voilà pour octobre 1984. La suite le mois prochain...
-
Les fantômes de Goya
(Milos Forman / Etats-Unis, Espagne / 2006)
■■■□
Oublier que l'on attendait un nouveau Forman depuis sept ans. Oublier le précédent, Man on the moon, ce chef d'oeuvre. Oublier la rumeur catastrophique et la sortie estivale à la sauvette de ces Fantômes de Goya. Oublier que tout le royaume d'Espagne parle anglais. Oublier les coupes de cheveux des acteurs.
Surtout, passer outre une mise en route laborieuse. Michael Lonsdale fait le minimum en chef de l'Inquisition, Javier Bardem en Frère Lorenzo est d'abord, disons... étrange et Goya est interprété de façon transparente par Stellan Skarsgard. Pourtant, au fil des séquences, tout prend forme. Milos Forman ne propose pas un biographie de Goya, mais deux moments précis de sa vie. D'ailleurs, le peintre n'est pas vraiment héros de cette histoire, plutôt un témoin privilégié, celui de l'arrestation et de l'emprisonnement par l'Inquisition de la jeune Ines (Natalie Portman), modèle favori de Goya et fille de son ami, le riche Bilbatua. Le vrai sujet apparaît alors : la tragi-comédie du pouvoir, la description du totalitarisme. Forman s'y connaît. La séquence du dîner est de ce point de vue magistrale. La famille d'Ines a organisé une soirée en l'honneur du tout puissant Frère Lorenzo, par l'intermédiaire de Goya, dans l'espoir d'obtenir, sinon une libération, du moins des nouvelles de leur fille. On sent alors que chaque mot prononcé est pesé, en voulant obtenir des informations, sans offenser l'hôte. Le dérapage aura pourtant bien lieu, le père étant vite excédé par la mauvaise foi du Frère Lorenzo. Et Goya, le peintre de cour, connaissant les usages et surtout les risques encourus, s'en offusque. Pouvoir absolu, arbitraire des arrestations, tortures, abandon dans les geôles, l'analogie avec le stalinisme est transparente. Le Frère Lorenzo, lui, devient l'incarnation du mal (saisissantes visites au cachot, au milieu des suppliciés pour abuser d'Ines) et Javier Bardem donne tout à coup au personnage une sacrée épaisseur.
Puis survient une cassure étonnante. Le récit fait un bon de quinze ans jusqu'à l'invasion de l'Espagne par les troupes de Napoléon. Les scènes de violence et de pillage, où Forman s'avère moins inspiré, sont surpassées par l'insertion de dessins et tableaux de Goya (on y voit l'irreprésentable, ce sur quoi le cinéma butera toujours pour dire l'horreur guerrière). Il faut donc relancer l'intérêt et le cinéaste choisit une autre voie : celle du feuilleton populaire, avec ses péripéties aux limites de la vraisemblance, sur fond de bouleversements historiques. L'habilité scénaristique de Jean-Claude Carrière provoque l'étonnement tout en évitant de décrocher devant tant de retournements de situations (avec une utilisation maximale de la surdité de Goya, qui doit traîner partout un interprète, et une belle diversion autour de l'envie d'Ines de retrouver sa petite fille). Le peintre traverse les évènements avec ses doutes et ses compromis, et la succession, au générique de fin, de ses toiles, des portraits de rois aux violences envers le peuple, éclaire encore mieux les tiraillements de l'artiste. Javier Bardem, lui, réapparaît sous un autre costume : quelque soit le régime, le fantôme du totalitarisme est toujours là. Et Milos Forman est toujours là, lui aussi.