Devant Blue Jasmine, on commence par apprécier la façon dont sont traités les protagonistes, sans ménagement mais sans mépris, on commence par avancer par à-coups, on commence à préférer des scènes de-ci de-là. Woody Allen y pratique l'alternance en passant, sans s'embarrasser de transitions, d'une époque, celle de la splendeur sociale de Jasmine, à une autre, celle de son déclassement.
Ici, la vie ne se déroule pas en ruban, elle est ponctuée de coupes. Le but de Woody Allen me semble être, cette fois-ci, de montrer ces coupes franches et comment les gens s'en accommodent. Une large fracture scinde le cœur et l'esprit de l'héroïne mais la réussite du film est d'en disséminer d'autres, en de multiples endroits, plutôt que d'insister sur l'illustration de la principale. La fracture et l'opposition guident la mise en scène, ce qui apporte toute leur justification aux forts contrastes, aux vigoureuses querelles, aux chocs culturels et sociaux.
La coupe, certains personnages en répètent continuellement les effets, d'autres en tirent bénéfice, en profitent pour faire table rase du passé ou en font carrément un mode de vie au gré de leurs changements d'humeur et de leur instabilité affective. Jasmine, elle, s'y abîme. Sa faille personnelle provoque en elle une tectonique des temps, l'un, passé, finissant par recouvrir l'autre, présent, à son insu.
Sur le plan narratif, la coupe franche rend imprévisible l'ordonnancement des flashbacks et incertaine la teneur de certains épisodes. Bien qu'étant très précis socialement et très actuel, le film se laisse glisser vers une petite étrangeté, le surgissement de plus en plus brutal des acteurs dans les plans leur donnant un aspect fantomatique, les coups de force du scénario prenant l'allure d'épreuves théâtrales. Dans l'image elle-même se poursuit ce travail, par l'usage du champ-contrechamp et celui du gros plan isolant. Les arrières-plans, flous ou trop idylliques, accusent alors le déséquilibre mental de Jasmine.
L'attachement aux personnages est une première condition pour trouver bon un Woody Allen. Celle qui en fait un très bon est l'inspiration d'une mise en scène appropriée à son sujet. Ces deux sont ici réunies.
Commentaires
Rien à ajouter :) Effectivement, nous sommes d'accord et ce système de "coupes" permet à Woody Allen d'être plus complexe que ce que l'opposition caricaturale originelle (la riche et les pauvres) pouvait laisser augurer...
Tout à fait, malgré ce "système", on n'est pas dans la caricature.
Bonjour Edouard, bien apprécié ton billet sur la façon de filmer et de monter ce film que certains ont trouvé décousu. Un très très bon film dans lequel Woody Allen montre de l'empathie pour tous ses personnages. Bonne journée.
Bonjour dasola. C'est un peu étonnant qu'on le trouve "décousu". Enfin, ça ne l'est pas plus que d'habitude chez Woody Allen, qui aime bien généralement scinder ses récits en deux (voire plus).
J'aime que vous vous attachiez aux propriétés de la mise en scène. Ces coupes dont vous parlez très justement, qui mettent le récit sens dessus-dessous, et pas seulement le récit mais aussi les relations humaines et l'état psychologique de l'héroïne, je trouve qu'elles témoignent d'une dureté singulière. "Sans ménagement mais sans mépris" écrivez-vous. Cette absence de mépris (alors que j'en sens dans d'autres films d'Allen, en particulier Match Point) est indéniable, mais si vous la soulignez, c'est à mon avis parce que l'absence de ménagement ressemble beaucoup à de la cruauté. La coupe est en soi une violence faite aux scènes, aux histoires vécues. Par exemple dans la séquence où la soeur de Jasmine se fait plaquer au téléphone par Louie CK : la brutalité de l'annonce est redoublée par la vitesse avec laquelle Allen passe à autre chose. Cette cruauté - un peu atténuée par des personnages secondaires hauts en couleurs - a quelque chose de hautain et de froid, de sorte que le sentiment d'avoir affaire à des fantômes, je trouve qu'on l'a dès le début, avec cette façon qu'a Allen d'isoler les personnages les uns des autres, en refusant de construire des échanges entre eux autres que trompeurs, hystériques ou infantiles. Au premier plan de cette galerie de monstres faibles, il fallait une sorte d'alter-ego de Woody Allen, c'est-à-dire un personnage froid et hautain qui choisit de ne voir que les aspects de la réalité servant à entretenir son délire créateur (Allen n'a pas choisi par hasard une hyper-active, et qui a du goût). A quoi mène ce délire ? Il n'est pas indifférent qu'on ne le sache pas à la fin du film qui se termine en suspens. Mais il est clair, par ce qu'on a vu auparavant, que Jasmine ne cessera pas d'y croire, de se débattre, et de mépriser le monde entier. "L'attachement aux personnages" dont vous parlez n'est pas un attachement aux personnes mais à leurs maladies.
La question de la cruauté et celle du mépris, elles sont très difficiles à trancher. Cela renvoie par exemple à l'opposition Altman/DePalma dont nous avions pu débattre à l'occasion chez l'ami Orlof. Altman, DePalma, Allen, cinéastes aimant travailler les différentes façons de raconter une histoire et, conséquence inévitable, jouant à "manipuler" les personnages (cinéastes venant aussi, tous, des années 70).
Ce que vous dites, Griffe, est très juste et l'exemple de l'annonce de la séparation est très bien choisi. Mais il faut ajouter quelque chose de très important à mon avis : le film donne clairement l'impression que l'épreuve est au final moins dévastatrice pour les gens les moins aisés, qui parviennent à surnager. La chute du mari n'est pas illustrée, il est évacué, tandis que Jasmine se noie dans ses délires et n'en sortira probablement pas.