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La piel que habito

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Il arrive quelque fois que, soudain, dans un film, un plan ou un simple détail nous fasse dire : "Voilà, c'est ça !" Il arrive qu'un instant nous semble tout à coup porter en lui la réussite de l'ensemble et la cristalliser mieux que d'autres. Dans La piel que habito, lorsque le Dr Robert Ledgard inflige une douche au jeune homme qu'il séquestre depuis plusieurs jours dans son garage, le jet d'eau froide plaque le tee-shirt sale à la peau, la faisant apparaître en transparence entre les plis humides. La caméra d'Almodovar ne manque pas de s'attarder sur ce spectacle. Ici se rencontrent idéalement, plastiquement, le sujet (l'identité, le corps, la peau) et les habituelles préoccupations (homo-)érotiques du cinéaste. Bien sûr, ce n'est pas le seul endroit où se signale la réussite d'Almodovar dans ce travail d'adaptation du roman de Thierry Jonquet, Mygale, pour donner naissance à un vrai film de genre (au sens cinématographique du terme, voire sexuel puisqu'avec ce cinéaste, on peut toujours élargir le champ).

Un autre détail, un autre plan, tout aussi révélateur. Au terme d'une étreinte ayant mal tourné, Vicente rajuste la robe de Norma, inanimée, recouvre ses seins dénudés, remonte sa culotte. Vicente veut effacer les traces. Mais disons plutôt : il veut réparer. Cette idée de réparation court tout le long et le Dr Ledgard est évidemment celui qui en est prisonnier de la manière la plus évidente. Savant fou, obsédé, il ne cesse de vouloir réparer, repriser, recréer, sans même voir que les fautes et les responsabilités de tous ces "accidents" sont les siennes et que sa quête de perfection est totalement vaine.

Le docteur doit recoudre les lambeaux, recoller les morceaux. Justement, l'art du collage d'Almodovar aura rarement été aussi performant qu'ici. Collages entre les plans tout d'abord, qui rendent étranges bien des séquences (par exemple celle du suicide de la femme, séquence pourtant, au départ, pas forcément bien embarquée). Collages à l'intérieur des plans ensuite. L'irruption de Zeca en costume de tigre fait pencher vers le grotesque. Moins agressif est le jeu visuel proposé à partir de la silhouette de Vera, ses combinaisons entièrement noires ou couleur chair la découpant parfaitement du fond du décor. Et plus vertigineux se révèlent ces plans composés à partir d'une différence d'échelle, qu'ils convoquent un écran géant ou une maison de poupée. Ce principe du collage va au-delà du visuel : il autorise les débordements, les envolées musicales, les cris et les coups de théâtre.

Il n'est donc pas étonnant que la figure de l'emboîtement ne concerne pas seulement l'esthétique du film mais également son déroulement. Certes la première partie de La piel que habito peut à l'occasion paraître plate ou du moins la mise en place (pseudo-)scientifique qui s'y effectue impose quelques plans que l'on peut considérer comme étant peu utiles. Mais ils le sont plutôt a posteriori. La construction narrative est singulière, faisant advenir une série de flash-backs après l'exposition, si longue et déjà si dense qu'il ne restera finalement pas grand chose à y ajouter lorsque se fera le retour au présent. Avec ces sauts dans le passé, le film commence à tourner sur lui-même, tout en se décentrant légèrement à chaque tour. En devenant de plus en plus précis, en tendant vers l'explication de toutes choses, le récit annexe toujours plus de personnages et ne cesse de se complexifier. Ce faisant, pour aborder les problématiques de l'identité et de la ressemblance, il est aisé pour un cinéaste aussi habile de créer du trouble et de susciter le plaisir d'être manipulé. Plaisir aussi de voir ses intuitions concernant les rotations et les déplacements qui s'opèrent (sensation d'un récit qui se termine "pas loin" mais tout de même "à côté" de là où il avait commencé) validées par l'image en fond de générique de fin, une structure d'ADN, porteuse de sens à bien des égards.

 

lapielquehabito00.jpgLA PIEL QUE HABITO

de Pedro Almodovar

(Espagne / 117 min / 2011)

Commentaires

  • Voilà je suis d accord là

  • Excellent article, vraiment. Et très bon film aussi, je dois dire que j'aime de plus en plus Almodovar. J'avais surtout vu, pour ma part, un travail sur la superficialité du cinéma, un côté lisse du plan, permettant un glissement entre tous les antagonismes (vie mort, haine amour, homme femme, etc.) Bref bref, ton idée de rotation-déplacement est bigrement intéressante!

  • David : Tu vois...

    TG : Je ne sais si, personnellement, j'aime de plus en plus Almodovar, mais mon intérêt est assez constant. Pour "La piel...", je constate que les approches sont très variées selon les commentateurs, ce qui me semble plutôt bon signe. Film de genre, apparemment mineur, il est pourtant, selon moi, plus stimulant, plus subtil et plus ouvert que le précédent, "Etreintes brisées" qui s'annonçait plus personnel. Le côté lisse du plan dont tu parles justement, cela me fait penser au bel article que l'on trouve chez le Ciné-club de Caen, précisément là où est évoquée la façon dont Almodovar parvient, par cette esthétique un peu froide à maintenir la croyance du spectateur malgré les changements de direction et de genre.

  • Merci pour la référence et vive les signes, ces moments où, comme tu le notes, dans un film l'émotion se déclenche.

    Ce sont les signes qui font l'émotion mais encore faut-il qu'ils aient une thèse, un sujet sur lequel s'appuyer. La forme et le fond en quelque sorte. Là-dessus un peu de mal avec les bien-aimés où les signes s'estompent parfois durant de longues périodes.

  • Bonjour Ed, bravo pour ce billet. Je ne sais pas écrire si bien. Toujours est-il que je te rejoins dans ton engouement pour ce film qui est le grand oublié de Cannes a posteriori et c'est bien dommage. Bonne fin d'après-midi.

  • Jean-Luc : Et les signes, chacun peut les détecter à des endroits différents (c'est d'ailleurs, il me semble, l'un des intérêts de ce film-là) ou bien, selon l'humeur, trouver qu'ils sont trop évidents etc. (Pas vu Les biens-aimés et, comment dire ?, pas tenté du tout)

    Dasola : Bonjour et merci. Par rapport à Cannes, je le mets effectivement juste devant le Dardenne et le Cavalier et assez largement devant Malick et von Trier. Mais il en reste pas mal à découvrir. J'attends avec impatience Kaurismaki, Moretti, Ceylan et Winding Refn...

  • "lieu de communication entre tous les antagonismes" là-bas, "rotations et déplacement" ici, un intérêt pour les "bifurcations" et la "splendeur visuelle" encore ailleurs. Le film m'a moins bouleversé que les précédents abrazos mais recèle indéniablement une toute autre richesse. J'ai été aussi sensible aux arts visuels utilisés, au montage sophistiqué, et même à un sous-texte politique pas inintéressant !

  • Ces arts visuels, à mon avis, il ne les a peut-être jamais aussi bien intégrés à un film depuis Parle avec elle...

  • Je m'incline aussi devant cette excellente critique, qui rend justice au beau film d'Almodovar avec un sens de l'analyse et de l'écriture très estimables. Tous les développements sur le coudre/découdre et les processus d'emboitement dissèquent à merveille le travail du chirurgien Almodovar.


    Au rayon des plans-clé du film, au côté de celui que vous (tutoiement ou vouvoiement? je ne sais pas quoi adopter...) citez en ouverture d'article, je note aussi celui, plus discret mais non moins représentatif, d'Antonio/Legdard appliquant une ligature sur le tronc de son bonsaï, afin de faire évoluer sa forme selon ses désirs capricieux. Belle métaphore de ce qu'il fait subir à son cobaye Vera...


    Une critique à la mesure de toutes les autres : je me permets d'ajouter ce blog (varié et de qualité) à ma liste de favoris. S'il m'arrivait de le consulter de temps en temps, je suis maintenant assuré d'y revenir plus régulièrement, d'autant plus que nos avis se rejoignent assez souvent (notamment sur "Melancholia").


    Amitiés,
    Fredastair

  • Merci pour ces mots agréables, Fredastair. De mon côté, je vais me pencher avec plus d'attention sur votre/ton blog, qui m'a l'air à première vue bien intéressant.

    Merci aussi de citer ce nouveau plan-clé, qui m'a personnellement moins marqué sur le moment mais qui, effectivement, est signifiant. Nous rejoignons là ce que nous disions plus haut avec Jean-Luc sur les "signes" et la façon dont chacun peut les relever ou pas.

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