Avec sa lenteur calculée, son esthétisme forcené, son récit elliptique et son onirisme régulier, Le soleil de Sokourov, qui s'attache à la figure de l'empereur Hirohito au moment de la défaite du Japon et du début de l'occupation américaine, se présente sous des auspices hautement théoriques faisant craindre l'œuvre de peintre totalement refermée sur elle-même.
Or, le renfermé, elle le sent. Mais elle le sent vraiment. C'est-à-dire qu'elle transmet par ses seules images, extraordinairement travaillées, la sensation du dépérissement, de la décomposition. Se passant essentiellement en intérieurs, le film baigne dans les tons verts ou ocres, accumule les boiseries sombres, est investi par un brouillard à la fois insaisissable et réel, épais, tangible. Au dehors, le soleil perce à grand-peine.
L'image de Sokourov a une texture. Elle est belle mais elle peut se toucher et elle a un poids. Elle a également une odeur, celle de la chose mouillée voire moisie : brouillard, suintement des murs, sueur corporelle, bocal de biologiste... Une fois, Hirohito a son attention qui est attirée par les gouttes perlant sur le crâne dégarni du serviteur qui le boutonne, une autre fois, il teste sa mauvaise haleine. Ces détails attestent de la présence humaine au sein des tableaux.
L'humanisation est d'ailleurs le sujet du film. Mais il faut s'entendre sur le sens à donner au terme : il ne s'agit pas de "rendre sympathique" un dirigeant au pouvoir incommensurable ayant mené son peuple au bord de l'abîme mais de montrer que c'est "tout simplement" et "seulement" un homme. La démarche de Sokourov intéresse car elle désigne une évolution (ce n'était, à ce que l'on en dit, pas le cas de Moloch, ni de Taurus, films précédant celui-ci et consacrés respectivement à Hitler et Lénine). Ces semaines passées par Hirohito sont en effet celles qui le mènent à la décision de renoncer à son statut divin pour se reconnaître homme parmi les hommes.
L'une des choses que réussit de très belle manière Sokourov dans Le soleil est de montrer que cette réflexion de l'empereur est induite par une nouvelle conscience de son corps. Celui-ci est lent, chétif, vieux, mais Hirohito, en quelque sorte, le retrouve en éprouvant sa chair et son esprit. D'un côté, quand sa femme apparaît, il la caresse, la touche si maladroitement et nerveusement que l'on se demande si ces gestes ne sont pas, pour eux, une première. Et d'un autre côté, les tourments qui l'accablent font venir à lui des visions cauchemardesques, illustrées de façon saisissante par quelques séquences oniriques.
L'humain se manifeste aussi dans le cérémonial. Hirohito reprend également à son compte une parole moins protocolaire. Lorsqu'il est invité par le Général MacArthur, il pense voir dans l'échange proposé une invitation à étaler sa personnalité et sa sensibilité, cet épanchement étant stoppé rapidement par son interlocuteur le prenant pour "un enfant".
(Re)Trouver corps humain c'est aussi accepter que celui-ci défaille et que s'y réalise quelques parasitages. L'esprit de l'empereur semble ainsi, plusieurs fois, bifurquer dangereusement. S'adressant à un laborantin ou bien à MacArthur, il laisse dévier presque de manière folle son discours. Et encore une fois, Sokourov accompagne admirablement ce parasitage : par la représentation de rêves (infernale séquence du bombardement) ou de rêveries (l'entrée d'Hirohito "dans" le tableau qu'il contemple), par les surprises que réserve l'espace (Hirohito prenant tout à coup, dans son souterrain, un cul-de-sac pour l'entrée de ses appartements), par la disposition de signes incongrus (une référence à Charlie Chaplin, la présence d'un grand oiseau dans le jardin). C'est ainsi que la forme du film colle à son sujet et en même temps ouvre les perspectives.
Devant les images du Soleil, on pourrait croire, si on est peu attentif, à un immobilisme. En fait, tout bouge. Les plans de Sokourov sont finalement, ici, relativement courts, sa caméra est toujours en léger mouvement flottant, à peine perceptible, et les déplacements qu'il organise sont lents mais effectifs. D'ailleurs, son personnage principal fait toujours bouger au moins ses lèvres, victime d'un tic surprenant, presque hypnotisant. Folie, sénilité, dérèglement pathétique ou vie intérieure bouillonnante ? Hirohito parle tout le temps mais, une fois sur deux, personne ne l'entend, pas même nous.
L'évolution du personnage, provoquée par les événements mais assumée avec ferveur, laisse les serviteurs qui l'entourent tout a fait interdits, refusant de lui emboîter le pas sur le chemin de la reconnaissance d'un corps "comme les autres". Ces serviteurs, si on met de côté les quelques silhouettes observées lors d'un trajet en voiture dans les décombres sous escorte américaine, sont les seuls représentants du peuple japonais. La leçon politique du Soleil serait donc celle-ci : le Dieu-vivant n'est pas le seul coupable de ce désastre. Ceux qui croient aveuglément, ceux qui prient pour lui, sans penser à autre chose, le sont aussi. Pour cette raison, la catastrophe est inéluctable.
La vision de Sokourov est pessimiste et le chemin qu'il prend pour la révéler est ardu mais son film est assez fascinant.
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LE SOLEIL (Solntse)
d'Alexandre Sokourov
(Russie - Italie - Suisse - France / 110 min / 2005)