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russie

  • Faust

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    La caméra part du ciel, transperce les nuages, embrasse le paysage et plonge vers la petite ville. Si le mouvement est imaginé pour introduire et situer, il annonce aussi un écrasement. Pour observer des micro-organismes au microscope, il faut les placer préalablement entre deux lamelles et bien plaquer celles-ci. Pour son Faust, Sokourov réalise une expérience à partir du mythe, une expérience à la fois sur le microscopique et sur l’immensité, et pour se faire, il maintient fermement ses personnages entre ses deux lamelles.

    Le format "muet" de l’image prive d’espace sur les côtés et du salut par le haut n’est laissée que l'illusion, les issues étant là aussi bouchées. Les forêts de Faust sont denses au-dessus de troncs bien alignés, les colonnes des bâtiments soutiennent des masses compactes, la ville regorge d’arcades, de passages couverts, de tunnels, de murs de pierre semblant se rabattre sur les habitants. De plus, toutes les lignes de fuite, Sokourov peut les tordre par déformation de l’image. Les corps, les objets, les structures sont étirés pour mieux être courbés. En fait, tout, dans Faust, est recouvrement. Des décors intérieurs qui privilégient les amas à la bande sonore dans laquelle se superposent bruits, dialogues et musiques pour obtenir un bourdonnement continu, pesant à son tour comme une épaisse couverture.

    Ce maillage très serré rend l’approche difficile et les premières minutes éprouvantes car loin de donner naissance à une œuvre figée, le cinéaste en propose une qui n’est, au contraire, que mouvement et action (l’un des mots récurrents du dialogue), cela jusqu’à l’agitation et la confusion, dans une ville et un temps qu’il n’est pas facile de déterminer. Le film, rapidement, prend la forme d’un échange entre le docteur Faust et l’usurier, instrument du diable. Un échange en marche permanente, où les deux se cognent régulièrement entre eux et aux autres dans les ruelles ou les tavernes. A la profusion de gestes, s’ajoutent les sautes dans les plans, les mouvements de caméra et le fait que les dialogues s’entassent eux aussi en feuillets, le principal, servant de fil directeur, semblant d’un seul tenant alors que différentes actions se succèdent pourtant en différents lieux arpentés.

    Certainement, ce Faust peut paraître épuisant à bien des égards mais il se renouvelle sans cesse, puisant ses nouvelles énergies on ne sait trop où, et, grâce peut-être à son resserrement narratif central, continue de tenir autant par le col que par les yeux. Sokourov ne lâche rien et secoue. Il mêle indistinctement grotesque et sublime. Il fait s’entrechoquer les corps, ses personnages se collant tout le temps, se reniflant, comme attirés naturellement. Ils peuvent se mettre littéralement les uns sur les autres pour s’entasser, se recouvrir, eux aussi, tels des animaux certes dotés du verbe mais peinant à l’utiliser comme tremplin pour s’élever au-dessus de ces singes, ces porcs, ces cigognes qui les entourent.

    Tous les corps ploient, même les plus purs, celui de Margarete n'y échappant pas. Ils ont une tendance à l’inclinaison, à la retombée. Comme l'environnement, les corps des autres ont leur poids, mais leur simple présence à distance, leurs simples regards pèsent aussi. Où qu’il se rende, le docteur Faust n’est jamais seul. Toujours une oreille indiscrète, une intrusion inattendue, une rencontre non désirée se signalent. Ainsi, l’intimité avec Margarete est impossible.

    Il faut se rendre à l’évidence, ici, tous sont des oppresseurs et tous sont en affaire avec le diable. On ne s’en sort pas et Faust a beau parcourir des kilomètres à pied dans sa ville ou dans la forêt qui l’entoure, il ne fait que tourner en rond. Cette ville, d’ailleurs, ressemble à un labyrinthe. Telle qu’elle est vue par l’œil de Sokourov, elle ne semble pas avoir de réalité géographique stable. Pour Faust, il faudra donc effectuer une ultime ascension, afin qu’il se défasse de l’emprise de l’usurier dans un final enfin vertical, dégagé sans doute, mais conduisant peut-être aussi au néant.

    Faust, film dense, mystérieux, fantastique par touches plutôt que par genre, est riche d'images hallucinantes. Et comme cela fut plutôt rare en cette année cinéma 2012...

     

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    faust00.jpgFAUST

    d'Alexandre Sokourov

    (Russie / 140 min / 2011)

  • Le soleil

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    Avec sa lenteur calculée, son esthétisme forcené, son récit elliptique et son onirisme régulier, Le soleil de Sokourov, qui s'attache à la figure de l'empereur Hirohito au moment de la défaite du Japon et du début de l'occupation américaine, se présente sous des auspices hautement théoriques faisant craindre l'œuvre de peintre totalement refermée sur elle-même.

    Or, le renfermé, elle le sent. Mais elle le sent vraiment. C'est-à-dire qu'elle transmet par ses seules images, extraordinairement travaillées, la sensation du dépérissement, de la décomposition. Se passant essentiellement en intérieurs, le film baigne dans les tons verts ou ocres, accumule les boiseries sombres, est investi par un brouillard à la fois insaisissable et réel, épais, tangible. Au dehors, le soleil perce à grand-peine.

    L'image de Sokourov a une texture. Elle est belle mais elle peut se toucher et elle a un poids. Elle a également une odeur, celle de la chose mouillée voire moisie : brouillard, suintement des murs, sueur corporelle, bocal de biologiste... Une fois, Hirohito a son attention qui est attirée par les gouttes perlant sur le crâne dégarni du serviteur qui le boutonne, une autre fois, il teste sa mauvaise haleine. Ces détails attestent de la présence humaine au sein des tableaux.

    L'humanisation est d'ailleurs le sujet du film. Mais il faut s'entendre sur le sens à donner au terme : il ne s'agit pas de "rendre sympathique" un dirigeant au pouvoir incommensurable ayant mené son peuple au bord de l'abîme mais de montrer que c'est "tout simplement" et "seulement" un homme. La démarche de Sokourov intéresse car elle désigne une évolution (ce n'était, à ce que l'on en dit, pas le cas de Moloch, ni de Taurus, films précédant celui-ci et consacrés respectivement à Hitler et Lénine). Ces semaines passées par Hirohito sont en effet celles qui le mènent à la décision de renoncer à son statut divin pour se reconnaître homme parmi les hommes.

    L'une des choses que réussit de très belle manière Sokourov dans Le soleil est de montrer que cette réflexion de l'empereur est induite par une nouvelle conscience de son corps. Celui-ci est lent, chétif, vieux, mais Hirohito, en quelque sorte, le retrouve en éprouvant sa chair et son esprit. D'un côté, quand sa femme apparaît, il la caresse, la touche si maladroitement et nerveusement que l'on se demande si ces gestes ne sont pas, pour eux, une première. Et d'un autre côté, les tourments qui l'accablent font venir à lui des visions cauchemardesques, illustrées de façon saisissante par quelques séquences oniriques.

    L'humain se manifeste aussi dans le cérémonial. Hirohito reprend également à son compte une parole moins protocolaire. Lorsqu'il est invité par le Général MacArthur, il pense voir dans l'échange proposé une invitation à étaler sa personnalité et sa sensibilité, cet épanchement étant stoppé rapidement par son interlocuteur le prenant pour "un enfant".

    (Re)Trouver corps humain c'est aussi accepter que celui-ci défaille et que s'y réalise quelques parasitages. L'esprit de l'empereur semble ainsi, plusieurs fois, bifurquer dangereusement. S'adressant à un laborantin ou bien à MacArthur, il laisse dévier presque de manière folle son discours. Et encore une fois, Sokourov accompagne admirablement ce parasitage : par la représentation de rêves (infernale séquence du bombardement) ou de rêveries (l'entrée d'Hirohito "dans" le tableau qu'il contemple), par les surprises que réserve l'espace (Hirohito prenant tout à coup, dans son souterrain, un cul-de-sac pour l'entrée de ses appartements), par la disposition de signes incongrus (une référence à Charlie Chaplin, la présence d'un grand oiseau dans le jardin). C'est ainsi que la forme du film colle à son sujet et en même temps ouvre les perspectives.

    Devant les images du Soleil, on pourrait croire, si on est peu attentif, à un immobilisme. En fait, tout bouge. Les plans de Sokourov sont finalement, ici, relativement courts, sa caméra est toujours en léger mouvement flottant, à peine perceptible, et les déplacements qu'il organise sont lents mais effectifs. D'ailleurs, son personnage principal fait toujours bouger au moins ses lèvres, victime d'un tic surprenant, presque hypnotisant. Folie, sénilité, dérèglement pathétique ou vie intérieure bouillonnante ? Hirohito parle tout le temps mais, une fois sur deux, personne ne l'entend, pas même nous.

    L'évolution du personnage, provoquée par les événements mais assumée avec ferveur, laisse les serviteurs qui l'entourent tout a fait interdits, refusant de lui emboîter le pas sur le chemin de la reconnaissance d'un corps "comme les autres". Ces serviteurs, si on met de côté les quelques silhouettes observées lors d'un trajet en voiture dans les décombres sous escorte américaine, sont les seuls représentants du peuple japonais. La leçon politique du Soleil serait donc celle-ci : le Dieu-vivant n'est pas le seul coupable de ce désastre. Ceux qui croient aveuglément, ceux qui prient pour lui, sans penser à autre chose, le sont aussi. Pour cette raison, la catastrophe est inéluctable.

    La vision de Sokourov est pessimiste et le chemin qu'il prend pour la révéler est ardu mais son film est assez fascinant.

     

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    lesoleil00.jpgLE SOLEIL (Solntse)

    d'Alexandre Sokourov

    (Russie - Italie - Suisse - France / 110 min / 2005)

  • Le Tsar & Agora

    (Pavel Lounguine / Russie / 2009 & Alejandro Amenabar / Espagne / 2009)

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    Un bref survol de deux films décevants pour ma dernière note festivalière :

    tsar.jpgAvec Le Tsar, Pavel Louguine tente un pari ambitieux, celui de dénoncer le despotisme à travers la figure bien connue d'Ivan le Terrible (1530-1584). S'attachant à décrire quelques mois, parmi les plus violents, du règne de ce dernier, il veut à la fois nous plonger dans une ambiance de terreur mystique et proposer une réflexion sur le pouvoir absolu. Ainsi a-t-on connaissance de diverses intrigues de cour, plus ou moins passionnantes, sans grande surprise la plupart du temps, tant le point de départ du récit paraît vérouillé (un grand religieux, ami du tsar, tente d'infléchir la politique destructrice d'Ivan, jusqu'àu sacrifice).

    Le style de Louguine est porté par une volonté de puissance qui, si elle peut donner ici ou à quelques éclats, devient vite épuisante, complaisante face au spectacle de la violence et empesée lorsqu'il s'agit d'illustrer la confrontation maladive du tyran avec Dieu (ou les fantômes qu'il lui envoie). La mise en scène de la barbarie est plutôt source de confusion, les acteurs sont unanimement grimaçants et gueulards, la photographie de Tom Stern baigne la moitié des scènes dans une pénombre que l'on croise maintenant dans chaque film "crépusculaire".

    "Où est mon peuple ?" se lamente au final le Tsar. La question peut se doubler de celle-ci : "Mais ce peuple, Louguine l'a-t-il filmé ?". Bref, l'objet n'est pas insignifiant mais il n'est guère appréciable.

    agora.jpgPlus navrant encore est l'échec d'Agora. Le présence derrière la caméra d'Alejandro Amenabar, touche-à-tout réputé (Ouvre les yeux et, surtout, Les autres, avant Mar adentro, mélodrame à thèse dans lequel j'hésite encore à entrer), pouvait laisser espérer la mise en œuvre d'un péplum singulier.

    Hélas, aux handicaps encombrant le genre (tous en sandales et jupette), Amenabar en ajoute d'autres. La superproduction internationale nous vaut un tournage en anglais avec de multiples accents selon l'origine de chaque comédien (britannique, américain, arabe, français), sans que ce principe n'entre réellement en jeu dans la caractérisation des différents groupes se formant à l'écran (juifs, chrétiens, scientifiques grecs, soldats romains). L'ampleur de la forme se résume à quelques plans zoomés numériquement du cosmos au bâtiment où se déroule l'action (Agora ou la technique "Google Earth" comme substitut à la mise en scène ?). De plus, le cinéaste a le tort de "contemporainiser" à l'excès les problématiques de l'époque, celles de l'Alexandrie du IVe siècle (rapports de force pour l'accession au pouvoir, montée de l'intolérance, place des femmes dans la société : tout cela se noue et se dénoue selon des relations d'apparence trop moderne entre les personnages). Nous sommes d'accord, chaque œuvre parle de son temps avant de parler du passé qu'elle illustre mais doit-on absolument tout voir par le prisme du "C'est tellement d'actualité" ?

    Le récit d'Agora se traîne à force d'alterner irrémédiablement agitations populaires, discussions politiques, scènes intimes et travaux scientifiques. L'héroïne, Hypatia, est philosophe et astronome et son avance sur son temps paraît posée dès le départ. Ses réflexions doivent bien sûr être rendues intelligibles, mais de là à les simplifier de la sorte, en déclenchant notamment ses intuitions par des phrases banales énoncées ou entendues au cours de simples conversations, il y a un pas que nous aurions préféré ne pas voir franchi. Il faut enfin, une nouvelle fois, s'affliger de la représentation de la violence, Amenabar se conformant à la tradition actuelle et respectant son cahier des charges : une éclaboussure sanglante sur l'objectif, un plan très bref sur une mutilation et beaucoup de ralentis. La démarche est parfaitement académique et finalement, assez hypocrite, puisque, au moment du dénouement, cette violence devrait éclater et libérér du sens alors qu'elle est totalement évacuée vers le hors-champ puis prise en charge par un carton explicatif.

    (Présentés en avant-première au Festival du Film d'Histoire de Pessac, sortie française le 13 janvier 2010 pour Le Tsar et le 6 janvier 2010 pour Agora)

  • Le bannissement

    (Andrei Zviaguintsev / Russie / 2007)

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    8d9f579dc636391188f68e12eafe2634.jpgJe tiens Le retour pour l'un des plus grands films de ces dernières années et par conséquent pour le plus impressionnant début de carrière de cinéaste depuis l'an 2000. Quatre ans après, Andrei Zviaguintsev revient avec Le bannissement (Izgnanie) mais peine à retrouver l'état de grâce initial. Si la déception est au bout de ces 2h30, précisons immédiatement qu'elle naît surtout d'une trop grande ambition, celle d'offrir un récit empruntant les bases de la tragédie antique et, partant de là, rejoindre Bergman ou Tarkovski sur les cimes. Pour tenir ce pari impossible, posséder un extraordinaire sens plastique ne suffit pas toujours. Il faut que l'incarnation soit au rendez-vous et que quelque chose vibre dans toutes les compositions. Zviaguintsev avait réussi cela dans Le retour, en développant dans le cadre d'un récit déjà quasi-mythique un drame familial intense, physique et inquiétant.

    Dans Le bannissement, le poids de la tragédie fige bien souvent les personnages et les acteurs (qui ne sont pas mauvais mais le prix d'interprétation obtenu à Cannes par Konstantin Lavronenko est un peu téléphoné et Maria Bonnevie n'est pas inoubliable). Les dialogues sont rares mais à chaque fois très lourds de sens. Cette histoire de couple en crise qui décide de se retirer à la campagne et se trouve un peu plus bouleversé par l'aveu d'une grossesse adultère, Zviaguintsev choisit de ne pas la situer précisément dans le temps ni dans l'espace. Signes passéistes et modernes se côtoient dans ce monde peut-être en guerre ou proche d'une catastrophe redoutée, un monde en suspens, où tous semblent attendre que quelque chose arrive, où une maladie peut foudroyer en quelques heures, où une tromperie débouche directement sur l'avortement et la mort.

    C'est surtout lorsque le silence règne, ou mieux encore, lorsque monte cette musique religieuse, que le cinéma de Zviaguintsev se libère vraiment de la pesanteur. Annonciateurs des retours réguliers dans le récit du frère mafieux (finalement le personnage le plus intéressant), ces chants, pourtant eux aussi si chargés de sens, enveloppent des séquences magistrales. Dans ces moments-là, disons que l'auteur quitte le théâtre pour se diriger vers ce qu'il aurait dû privilégier entièrement : une dimension proprement fantastique. Registre dans lequel il serait certainement très à l'aise, lui qui peut nous gratifier parfois de magnifiques effets de "sauts temporels" dans un unique plan. Peut-être aurait-il dû aussi pousser plus loin encore vers la spiritualité, assumer franchement son goût pour la religiosité, afin de se détacher du dilemme moral pour nous mener ailleurs. Deux plans séquences, d'une beauté sidérante, osent s'affranchir ainsi du scénario : celui qui suit la formation d'un ruisseau et celui filmé de l'intérieur de la maison dont on ferme portes et volets après le drame. A propos du scénario justement et pour ajouter du poids du bon côté de la balance, saluons l'audace du dernier segment du film, long flash-back déviant brutalement la ligne narrative suivie jusqu'alors et faisant bien plus qu'éclairer les événements d'un nouveau jour.

    Mes Frères, pardonnons donc les pêchés d'orgueil d'Andrei et prions pour un grand troisième film...