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Bruno Dumont, tout en gardant son esthétique du hiatus qui fait la force de son cinéma, abandonne les discours bi-dimensionnels qui plombaient d'inégales manières ses trois précédents longs métrages : l'ennui profond collé à l'insupportable déchaînement de violence dans Twentynine Palms, l'opposition entre islam et christianisme dans le gênant Hadewijch, la confrontation des jeunes du pays à la guerre au Moyen-Orient et à ses horreurs attendues dans Flandres, meilleur titre de cette période qui aura vu le cinéaste se perdre quelque peu. Avec ce magnifique Hors Satan, c'est donc comme si nous repartions directement après La vie de Jésus et L'humanité.
Le montage est effectué par Dumont lui-même, qui offre un film plus découpé qu'à l'ordinaire (mais Hadewijch, déjà, amorçait ce mouvement). Quelque chose de très fort se dégage de la façon dont il colle ses plans les uns aux autres, comme en les entrechoquant. Les changements d'échelles sont brusques et se font parfois dans le plan lui-même lorsque, dans le cadre large, s'incruste quelqu'un, cette entrée totalement inattendue créant un "premier plan" qui change notre perception de l'image. De même, le système de champ-contrechamp qui s'organise est absolument fascinant. Dumont s'attarde beaucoup sur les deux personnages principaux qui prient ou qui portent leur regard au loin. Or, entre ce qu'ils voient et ce que voit le spectateur, il y a un flottement. Ce qu'il peut voir ou ce qu'il croit voir, devrais-je dire. Parfois, le contrechamp nous est refusé, une autre fois, il nous semble ne pas être aussi signifiant que doit le penser le personnage supposé s'y perdre, une troisième, il colle parfaitement et nous met en phase. La (première) scène de meurtre procure une sensation encore différente. Quelque chose ne fonctionne pas normalement dans cette articulation entre le plan du tireur et celui de sa victime, se dit-on. Il y a une règle qui n'est pas suivie : l'axe choisi ne peut pas être celui-là.
Ces choix sont le signe de la liberté du cinéaste mais ils donnent aussi sa liberté au spectateur. Dans Hors Satan, le vent souffle où il veut et le spectateur voit ce qu'il veut. C'est d'autant plus étonnant que Bruno Dumont donne l'impression de montrer tout, avec sa manière de filmer très frontale. Pourtant, il laisse aussi ouvert. Il n'explique pas, il laisse l'énigme de cette histoire, de ce gars qui tue et redonne la vie, alternativement.
Tout converge vers ce mec, ce vagabond exorciste. La fille est attirée par lui, une mère de famille accourt le chercher pour qu'il sorte sa gamine de sa catatonie, la routarde nymphomane le hèle du bord de la route, un chien vient à sa rencontre, et forcément les gendarmes finissent par s'intéresser à lui... mais son mystère demeure, il ne peut être percé. Tout converge aussi parce que la mise en scène de Dumont rend sensible ces forces. Surtout grâce au travail sur le son. Ce son est celui de la respiration de l'homme qui marche, le bruit de ses pas et de ses gestes, celui du frottement de ses vêtements. Ainsi, même s'il se trouve éloigné de nous dans l'image, sa présence physique est affirmée.
L'autre son marquant de ce film dénué de musique est celui du vent, enregistré directement, laissant comme une piste sonore mal nettoyée. Ce vent typique de ces bords de mer s'infiltre partout, balaie les dunes et évacue de l'écran les couleurs trop vives. Soumis à ce souffle, le paysage dunaire renvoie une lumière particulière, qui émane aussi des visages du gars et de la fille (David Dewaele et Alexandra Lematre sont admirablement dirigés et deviennent inoubliables). Hors Satan est sans doute le film le plus beau, plastiquement, qu'ait signé le cinéaste.
Mais il n'en est pas moins perturbant. A cause notamment de cette balance constante entre la douceur et la violence, entre le sacré et le banal, entre la sordidité du fait divers et la nudité de la spiritualité. Et ce double mouvement ne cesse de s'accentuer jusqu'à la fin, en passant par une dernière demie-heure qui n'en finit pas de proposer des fins possibles, où Dumont tente des choses incroyables et parvient à désamorcer au fil de ses séquences des équations risquées (comme : femme = démon) en ne comptant que sur notre ressenti. Domptant toutes ces forces contradictoires, Hors Satan dégage une puissance cinématographique vraiment hors norme.
HORS SATAN
de Bruno Dumont
(France / 110 min / 2011)
Commentaires
dans votre top de l'année? ^^
Une horreur, je me suis ennuyé comme rarement et ai trouvé que tous les parti-pris de Dumont tombaient à plat (sauf la bande-son). Qu'il est loin le temps de Flandres...
Nico : Assurément.
Chris : Au contraire, je passe par-dessus Flandres pour retrouver le temps de L'humanité. Personnellement, j'ai vu dans Hors Satan, peut-être comme jamais, les idées de Dumont prendre vraiment forme.
Gah !
Je partage le sentiment de flottement dont vous parlez. J'ai moi-même vu le film de Bruno Dumont depuis plus d'un mois et je n'ai pas tout compris, je n'ai pas donné du sens à l'ensemble. Ce n'est pas un mauvais signe à mes yeux, cette puissance et ce mystère du film de Dumont que vous soulignez, me plaît.
A force d'y réfléchir, d'examiner les signes, les éléments, les dits, les non-dits etc, j'ai fini par isoler comme vous une figure récurrente du film : cette balance, ces forces contradictoires ou tension entre deux pôles, par exemple l'eau et le feu : je crois que l'eau est l'élément de la fille (dont l'eau intime), le feu celui du gars (dès le début il marche sur le feu, puis il fait feu etc). De manière plus large : la toute jeune fille est littéralement une pisseuse. La randonneuse se glissera à l'eau. La fille s'avance seule vers la mer (le gars ne la suit pas, elle le lui reproche), elle lui montre la pluie qui s'écoule et fait jolie cascade musicale de fortune, elle traverse les bassins remplis d'eau. Elle ressuscitera au bord de la pièce d'eau.
Mais qu'est-ce que je tire de cette tension ?
Une autre tension, formelle cette fois : entre les ellipses et les scènes explicites. En effet, d'un côté un récit elliptique, de l'autre des événements qui sont le radical inverse des ellipses.
Paradoxalement les ellipses sont plus faciles à interpréter... Lors de la scène d'ouverture, une première main demande, une seconde main donne, alors j'ai pensé que la main qui donne -à manger- presque dans l'instant à la main qui demande, c'est celle d'une personne qui sait qui vient, qui a préparé ce qu'elle allait donner, qui consent. Donc ces personnes se connaissent, il y a quelque chose de tacite entre elles.
A l'inverse des ellipses donc, certaines scènes sont explicites, sans équivoque : par exemple le premier geste est violent, un homme donne la mort à un autre (le dernier geste est violent, la vie est rendue à quelqu'un).
Et là encore je "coince", je me refuse à interpréter. Ou est-ce que le mot juste serait : à juger.
Cette tension se trouve aussi entre les personnages féminins et masculins ; plus exactement il me semble que le désir, y compris ses facettes noires, est décliné à travers les personnages : La fille, la toute jeune fille, la randonneuse pour la palette féminine du désir. Le beau-père, le voisin de la fille, le chasseur pour la palette masculine.
Le gars ? Intuitivement je l'exclus. Il agit plutôt, sur le désir des autres (le feu est son élément ; il serait aussi désir mais à l'état pur, originel ?)
La toute première tension s'était installée avec le titre du film, Hors Satan (rythme binaire...), que le cerveau a enregisté et après la signification duquel l'esprit tout le temps aura couru.
Bien d'autres choses encore autour des pôles que vous signalez.
Je n'ai encore rien résolu. Hors Satan continue de flotter dans mon esprit, j'ai été éprouvée par le mystère de la foi, le châtiment, la pureté et la résurrection mais là, tout près, crûment, au coeur de gens que je connais presque.
Qu'est-ce qui résout les tensions ? Peut-être l'alouette... que l'on voit au moins deux fois dans de longs plans, mais je ne sais pas bien encore pourquoi. Cet oiseau est symbole de joie, d'élan.
J'en termine sur les vers d'un poème de Baudelaire, Elévation, qui dans mon esprit conviennent tout à fait à mon sentiment quant à ce film, si avare de mots, de Bruno Dumont :
(...)
Heureux celui qui peut d'une aile vigoureuse
S'élancer vers les champs lumineux et sereins;
Celui dont les pensers, comme des alouettes,
Vers les cieux le matin prennent un libre essor,
- Qui plane sur la vie, et comprend sans effort
Le langage des fleurs et des choses muettes !
Merci beaucoup Isabelle pour ces lignes et, surtout, ces nouvelles pistes partant de ce film si mystérieux...
Moi j'ai aimé et même au délà. Il faut juste voir dans quel cadre se place notre crtique mais en dehors de toute historisation d'une quelconque cinéphilie : le résultat de je me pose sur un fauteuil, je constate le plaisir reçu pendant la séance.
Le constat est limpide : il a été grand.
Après si on fait une analyse plus fine, évidemment qu'il y a des défauts
Je ne suis pas certain, David, que ce commentaire soit sous la bonne note (ou alors je ne le comprends pas...).