Quatre journées de juillet 1789, à partir du 14, vues à travers les yeux de la lectrice de Marie-Antoinette, à la cour de Versailles, observée comme par le trou de la serrure. Un tournage effectué pour une bonne part sur place. Une proximité avec les personnages entretenue par une caméra agile et tenace.
On pense d'abord que la grande affaire des Adieux à la reine sera celle du réalisme dans la reconstitution historique. Or, ce réalisme est vite recouvert par autre chose, qui fait le prix du film de Benoit Jacquot. La façon dont celui-ci colle aux basques de sa Sidonie Laborde peut rappeler, superficiellement, la méthode des frères Dardenne. La jeune femme que campe Léa Seydoux serait un petit soldat s'activant au service de la reine. Mais la part d'aveuglement qui entre en jeu dans son application à servir Marie-Antoinette est suffisamment relevé, et surtout, là où Rosetta avançait inlassablement, Sidonie, elle, traverse. Jacquot la suit dans les couloirs, la cadre dans les enfilades de portes, joue de la perspective et du défilement.
Cette manière de faire séduit ici, justement, parce que c'est Versailles qui est traversé. Le lieu, si chargé, n'est pas admiré. Pas de plan décoratif dans Les adieux à la reine (un seul plan général, me semble-t-il, très bref, lors de la promenade en barque). Dans la scène du salon de la reine, au cours de laquelle celle-ci brûle des lettres et fait attendre Sidonie à la porte, le plan séquence permet d'aller de l'une à l'autre en balayant la pièce, et ce mouvement, il n'est impulsé que par ce qui circule entre les deux personnages et donne à sentir le lien qui se tisse, élément bien plus important que le décor, le mobilier.
Contraint de filmer des bouts de façades et de "perforer" l'espace des salles et des couloirs pour évacuer du cadre le plus simplement possible les signes d'aujourd'hui, Jacquot parvient par ce geste à lier forme et fond. Le prisme est celui du regard de Sidonie. Nous l'épousons, même si nous observons forcément avec amusement la façon dont les informations relatives aux événements de la Bastille arrivent jusqu'aux arrières-salles de Versailles.
Mais ce qui est important, me semble-t-il, c'est que, au fur et à mesure, ce regard devient sujet à caution. Les nuits au château deviennent progressivement plus importantes que les jours. Les chutes, les affaissements, les évanouissements et les assoupissements s'enchaînent. Sidonie tombe dans le sommeil à plusieurs reprises, inopinément. Dès lors, ne rêve-t-elle pas ? A partir d'une magnifique scène-pivot, agitation spectrale d'aristocrates dans l'un des boyaux de Versailles, l'onirisme ne prend-il pas le pouvoir sur le film ? Sidonie, que quelques cadrages destineraient plutôt à devenir une future Mme Campan (Noémie Lvovsky), rêve de prendre place tout près de la reine, dans son cœur. Elle se sent dans la peau de Gabrielle de Polignac (Virginie Ledoyen), amante (?) de Marie-Antoinette. Elle fantasme.
Et elle le réalise en quelque sorte, grâce ou à cause, d'une "manipulation a posteriori" de la reine à son encontre. A la fin, sa calèche s'enfonce dans le noir d'une forêt, nous laissant sur un doute. Celle qui daigne se présenter uniquement à ce moment-là (en voix-off), n'a-t-elle pas affabulé tout du long ? Pour une lectrice, cela n'aurait rien d'étonnant. D'ailleurs, cela expliquerait aisément la faculté qu'elle aura eu à attraper toutes ces conversations et cela rendrait logique les disparitions soudaines de certaines silhouettes (le gondolier). Pour ne rien dire de ces trouées à la lisière du fantastique : la reine et sa bougie, dans le couloir, ces aristocrates au teint blafard, affolés. Leur monde se meurt. Il se meurt de n'avoir regardé le peuple que dans l'entrebâillement d'une porte de calèche (Les adieux à la reine est un grand film de portes entrouvertes et de rideaux écartés).
La musique de Bruno Coulais, que l'on craint au début envahissante, agit en fait comme signe de ce glissement. Elle accompagne parfaitement la démarche du cinéaste qui filme une classe dominante inquiète et un changement d'époque comme un passage d'une dimension à une autre, du réel à l'onirique. Ce dernier restant cependant toujours attaché au corps et donc au dynamisme et au désir.
****
LES ADIEUX A LA REINE
de Benoit Jacquot
(France - Espagne / 100 min / 2012)
Commentaires
J'avais eu ce sentiment sur l'onirisme, en particulier lors de la nuit de Sidonie dans les couloirs du château, mais je n'étais pas allé aussi loin dans l'interprétation. A lire ta critique (excellente, qui donne envie de revoir le film), on pourrait même y voir un côté mulhollando-drivien avec cette prise de la place d'un autre.
Bel article !
A mes yeux Jacquot ne travaille pas suffisamment la dimension onirique de son film pour qu'elle fascine réellement, au point qu'on a envie de s'assoupir nous aussi, même si le rythme fait qu'on tient bien éveillé d'un bout à l'autre. Le film se resserre sur le personnage de Sidonie et abandonne la traversée de Versailles, aussi eût-il fallu que le fantasme rêvé du personnage sidère pour rattraper la force perdue de la première partie, sorte d'ultra captivante saisie historique à travers les yeux d'une servante. Après quoi observer les roucoulements sans fin de la Reine et de sa duchesse, même à travers le désir de la lectrice, ne présente que peu d'intérêt, du moins en ce qui me concerne.
Ma critique : http://ilaose.blogspot.com/2012/04/les-adieux-la-reine.html
Bon, je ne reviens pas sur ce que j'ai écrit : je n'arriverai pas à te convaincre :) Ce que tu dis n'est pas faux mais, pour ma part, je trouve que ça reste au stade des intentions et que Jacquot ne parvient pas à incarner tout ça.
Un seul point convergent : ce n'est pas Rosetta : le film des Dardenne était en effet très supérieur :)
De mon côté, j'apprécie que cette dimension onirique se pose très légèrement, comme un voile. Que Jacquot n'aille pas à fond vers une perte totale des repères explique sans doute en partie votre déception ou votre rejet, Rémi et Doc. Pas sûr, donc, Nolan, qu'on puisse aller jusqu'à évoquer Mulholland Dr. Cet échange de rôle reste plausible et dans la logique narrative. Ce n'est qu'un petit signe, mais qui ajouté à d'autres (la nuit dans les couloirs etc... (en poussant un peu, on pourrait même ajouter : la disparition de l'horloge)) a suffi à me séduire et à me tenir par ce biais là.
(Je crois que c'est toi, Doc, qui a parlé du discours de Jacquot sur son propre film. Soit. Mais il me semble que les "grandes thématiques contemporaines", elles ne sont pas appuyées dans le film, et elle affleurent toutes seules, sans être forcées.)
Film anecdotique qui vaut surtout pour la sublime Léa Seydoux (au moins, j'ai de la suite dans les idées ;-) !
Pas forcément admirateur de Léa Seydoux au départ. Là je m'y suis attaché petit à petit. Un peu comme avec Emilie Dequenne chez les Dardenne... :)
Un film magnifique, à plusieurs points de vue...
Une analyse intéressante à laquelle j'adhère en partie, qui a le mérite de réhabiliter le film de Jacquot auprès de nombreux blogueurs sceptiques. J'aime beaucoup cette expression de "perforer" les espaces : en effet la caméra file sans s'arrêter, son urgence calée sur le pouls de son personnage, ce qui en fait une oeuvre incroyablement vivante, "saisissante", sur cette époque si lointaine. Finalement Jacquot trouve un juste milieu entre le réalisme et l'onirisme, la composition et l'épure.
D'accord aussi pour ne pas réduire le film, ni à sa romance en triangle, ni à son discours simili-social : il est les deux en même temps, et bien plus encore.
Oui, Fredastair, Jacquot me semble effectivement trouver un juste milieu, un bel équilibre. De là vient sans doute le fait que le film n'emballe pas tout le monde, qu'il paraisse trop prudent, voire "académique" (ce qu'il n'est pas, à mon avis).