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cambodge

  • Duch, le maître des forges de l'enfer

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    Quelques années après avoir tourné S21, la machine de mort khmère rouge, Rithy Panh a saisi l'occasion du procès de Kaing Guek Eav (finalement condamné au début de ce mois à la perpétuité) pour rencontrer cet homme qui, sous le nom de Duch, a dirigé sous Pol Pot la prison de Phnom Penh où près de 13000 personnes furent torturées et exécutées. Le cinéaste a laissé s'exprimer pendant des heures l'ancien dignitaire et en a tiré ce documentaire dans lequel aucune autre parole, pas même la sienne, ne se fait entendre.

    Au-delà du témoignage pour l'histoire, l'idée est donc de chercher à voir s'il est possible de s'immiscer dans le cerveau d'un homme qui peut personnifier le Mal, même présenté sous une apparence banale, et de comprendre à travers lui les rouages d'une idéologie criminelle. Cette mise à jour est facilitée par le fait que Duch est un intellectuel, comme il se définit lui-même, un formateur qui excella à diffuser le poison khmer dans les esprits de ses subordonnés. D'un côté, l'homme vante ses propres mérites, son professionnalisme, sa capacité à faire son travail, son inventivité productive. De l'autre, il se dit le simple instrument d'une machine qui a tout broyé sur son passage. Son discours éclaire donc sur le fonctionnement de ce totalitarisme-là. En revanche, cerner le personnage est beaucoup plus compliqué. Rithy Panh en est conscient mais il prend ce risque.

    La parole de Duch oscille constamment entre deux pôles : elle revendique ou dédouane. Elle véhicule l'aveu ou la négation. Le chemin vers la vérité est plein d'embûches et il est souvent inaccessible. De plus, Duch est ici interrogé entre deux procès, incarcéré. Ce qu'il livre à Rithy Panh fait donc aussi partie, d'une certaine matière, de sa stratégie de défense. Il est ainsi fort probable qu'il s'applique à "lâcher" la plupart des choses qui sont de toute manière prouvées par les documents regroupés pour mieux en dissimuler d'autres. Parfois, devant les témoignages à charge montrés par le cinéaste, il laisse échapper un rire. Les rescapés et les familles de victimes doivent trouver dans ce rire un mépris insupportable. Rithy Panh le premier. Mais il faut souligner que s'il laisse toute latitude verbale à Duch sans aller le reprendre, il ne cherche pas non plus à le pièger en le volant à l'aide de sa caméra.

    Toutefois, entre ou "sous" les propos de Duch sont régulièrement glissées d'autres images que celles du vieillard parlant derrière une table. Elles appartiennent à la propagande khmère quand elles montrent les populations au travail (forcé) ou les dirigeants en action, ou bien elles viennent d'autres sources lorsqu'elles donnent à voir des charniers. Mais un troisième type est le plus souvent utilisé : Rithy Panh intègre de longs extraits de son propre documentaire S21, extraits montrés, au moins pour une partie d'entre eux, à Duch, à l'aide d'un ordinateur portable. Cet apport est la seule contradiction que s'autorise à apporter le cinéaste à son interlocuteur. Il permet parfois d'accompagner une phrase ou une expression (par exemple, lorsque Duch dit qu'il ne "voulait pas voir", déboule le plan d'une main masquant un objectif) et, plus souvent, de contextualiser certains propos. A certains moments pourtant, surtout lorsqu'il s'agit de courts inserts, le lien, la signification, sont obscurs.

    Avançant au gré de l'esprit tortueux de son sujet, Duch, le maître des forges de l'enfer est un film important pour de multiples raisons dépassant le cadre de cette modeste note mais, bien qu'il soit aussi effroyable à écouter, il me semble moins impressionnant cinématographiquement que S21, le document-matrice dont il découle.

     

    duch00.jpgDUCH, LE MAÎTRE DES FORGES DE L'ENFER

    de Rithy Panh

    (France - Cambodge / 103 mn / 2011)

  • Le papier ne peut pas envelopper la braise

    (Rityh Panh / France - Cambodge / 2007)

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    papier.jpgAprès Les artistes du théâtre brûlé(voir ma précédente note), Rityh Panh met un peu de côté le travail de mémoire pour se coltiner à l'un des fléaux qui ravagent son pays, à savoir celui de la prostitution. Est-il vraiment utile de dire que malgré son sujet, Le papier ne peut pas envelopper la braise nous emmène loin d'un numéro du Droit de savoir sur TF1 ?

    Nul racolage évidemment dans le geste de Rityh Panh. Le groupe de prostituées, dont se détachera petit à petit une figure principale, est filmé uniquement pendant les moments de pause, la journée, avant de partir travailler le soir. Le cadre est celui du "Building" de Phnom Penh, bâtiment dans lequel vivent quelques 300 filles. Dès le début, sont lâchés des propos terribles sur les violences quotidiennes que ces dernières subissent, réduites qu'elles sont à l'état, au mieux, d'objet sexuel ou, au pire, de punching-ball. Sans pathos, sans effet choc ni voyeurisme, Rityh Panh nous donne à voir discrètement mais précisément la réalité des ravages du sida et de la drogue. En deux ou trois scènes de comptage de billets et de calculs sur un cahier, il montre le fonctionnement du micro-système infernal, basé sur une hiérarchie inébranlable (de bas en haut : la prostituée, le rabatteur, la patronne). Les quelques gestes de tendresse entre filles ne trompent jamais : il n'y a pas de romantisation de l'image de la putain. Quelques unes peuvent éventuellement parler, sans y croire vraiment, d'arrêter, de partir ou de devenir riche, mais toutes, à un moment ou un autre, parlent de mourir.

    Les différentes expériences ne sont pas énoncées de la manière classique, au cours d'entretiens avec l'auteur du documentaire. Les témoignages sont mis en forme, certainement orientés, plus ou moins dirigés par Rityh Panh, qui a préféré passer par des dialogues et des questionnements entre les filles elles-mêmes. Le procédé pouvait s'avérer difficile à manier et faire naître une sensation de manipulation. Fort heureusement, il n'en est rien. L'espace de liberté laissé est assez large et le film y gagne aussi en homogénéité. Le choix du réalisateur est donc de demeurer à distance. Jamais on ne le voit, ni l'entend. Aucun commentaire, autre que musical, ne vient se poser sur les images. Entre les conversations, le film ménage des pauses, suspend le temps, embrassant l'horizon de Phnom Penh depuis le toit du Building ou scrutant les visages tournés vers l'extérieur depuis les fenêtres de l'étage.

    L'ombre du génocide ne vient cette fois-ci que par la bouche de la mère de l'une des prostituées et la dureté de ses propos en disent long sur les souffrances passées, sur l'immensité du fossé séparant deux générations (ceux qui ont connu le pire et ceux qui viennent après) et sur le désespoir infini étreignant toute une part de la société cambodgienne : "Tu te plains de ta vie, mais ce n'est rien à côté de ce que nous avons vécu". Ce récit de l'exploitation féminine n'a pas de fin. Au terme de notre parcours, les anciennes ont disparu mais les nouvelles sont arrivées. Pendant 90 minutes, leurs douleurs se sont déployées dans la douceur d'une mise en scène minutieuse et attentive. Vision optimiste : ce recueil de témoignage est un salutaire signal d'alarme. Vision pessimiste : ce beau documentaire est un cautère sur une jambe de bois. Souvent nous revenons dans l'un des couloirs du Building : une femme ou un enfant au premier plan est baigné par la lumière chaude du jour. Mais tout le fond reste dans le noir. Pas d'issue. Sauf la fenêtre ?

  • Les artistes du théâtre brûlé

    (Rityh Panh / France - Cambodge / 2005)

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    artistetheatre.jpgPrésenté un peu partout sous l'étiquette documentaire, Les artistes du théâtre brûléest pourtant loin de coller parfaitement à l'acception du terme. Les premières images nous montrent la reconstitution théâtrale d'un drame de la guerre, dans un décor en ruines. La représentation s'interrompt soudain sous les invectives d'un homme que l'on imagine metteur en scène. S'ensuit alors une altercation verbale entre ceux qui se révèlent bel et bien des acteurs (dans de beaux va-et-vients d'une extrémité à l'autre du "plateau", la caméra accompagne en plan d'ensemble les mouvements des personnes). La deuxième séquence fait office de présentation de deux des principaux protagonistes : Doeun fait part à son ami Hoeun de sa découverte d'une malle renfermant les accessoires nécessaires à l'endossement du rôle de Cyrano de Bergerac (chapeau, faux nez, épée). Le phrasé, les champs-contrechamps et les variations d'échelles de plans à l'intérieur du dialogue nous le font ressentir : si ce n'est de la fiction, c'est en tout cas de la re-création.

    Nous sommes au coeur de Phnom Penh, dans un théâtre dévasté par un incendie dix ans auparavant. L'esthétique et l'économie du film sont clairement celles du documentaire. L'image est numérique, les lumières naturelles, la longueur des plans et les cadrages attentifs au frémissement de la vie. Mais au sein de ce dispositif, Rityh Panh filme des individus jouant leur propre rôle et multiplie les niveaux de réalité : représentations (sans public) de pièces ou citations d'extraits célèbres, interprétations de situations déjà vécues, témoignages recueillis par une journaliste et captation de la vie dans les rues alentour. Le statut de chaque scène est rarement discernable au premier regard. Ainsi, il n'est pas rare de voir intervenir tout à coup une tierce personne qui révèle alors le caractère joué de ce que nous venons de voir à l'instant.

    Le générique avance bien : "Scénario de Rityh Panh". Cet écheveau, traduit dans l'esthétique particulière du cinéaste (elliptique, contemplative, assez proche de celle de Jia Zangke), donne vie à un récit flottant, sans véritable noeud dramatique. Nous suivons quelques uns des comédiens de ce théâtre fantôme (dans lequel ils ont élu domicile), une dame malade et une jeune journaliste calepin à la main. Ce film de Rityh Panh est, comme ses précédents, hanté par le génocide cambodgien perpétré par les khmers rouges. Quelques récits édifiants nous sont contés et l'auteur continue à s'interroger sur la façon de les transmettre. Ici, ils démarrent sous forme de conversation normale pour se poursuivre en off sur des images où leurs locuteurs sont muets et leur évocation peut se faire par la maquette d'un camp de travail. Mais Les artistes du théâtre brûléaborde bien d'autres soucis cambodgiens : difficile transmission de la culture, atomisation des structures familiales, désenchantement politique, déscolarisation et misère. On oscille entre la noirceur du constat et d'infimes lueurs d'espoir, entre de toujours marquantes images d'enfants fouillant une décharge et des balades en scooter (depuis quelques années, de Moretti à Hou Hsiao-hsien, quoi de plus cinématographique que de précéder longuement une moto ?).

    Entre ces séquences, les plus belles, celles où le récit s'évapore, et celles basées sur des dialogues, naît un certain déséquilibre. Le fait, dans ces dernières, de mettre ainsi à nu la fiction, dans la transparence de l'esthétique documentaire, accuse parfois l'artifice et l'inégalité du jeu d'acteurs. Rarement la frontière entre documentaire et fiction aura été aussi travaillée, et si tout n'est donc pas convaincant, cela ne m'empêche pas de souligner l'exigence de l'auteur de S-21, la machine de mort khmère rouge, qui, bien que creusant toujours le même sillon (les traces du génocide), utilise à chaque fois des outils différents. Ma prochaine note devrait vous entretenir du film suivant de Rityh Panh : Le papier ne peut pas envelopper la braise.