(Rityh Panh / France - Cambodge / 2007)
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Après Les artistes du théâtre brûlé(voir ma précédente note), Rityh Panh met un peu de côté le travail de mémoire pour se coltiner à l'un des fléaux qui ravagent son pays, à savoir celui de la prostitution. Est-il vraiment utile de dire que malgré son sujet, Le papier ne peut pas envelopper la braise nous emmène loin d'un numéro du Droit de savoir sur TF1 ?
Nul racolage évidemment dans le geste de Rityh Panh. Le groupe de prostituées, dont se détachera petit à petit une figure principale, est filmé uniquement pendant les moments de pause, la journée, avant de partir travailler le soir. Le cadre est celui du "Building" de Phnom Penh, bâtiment dans lequel vivent quelques 300 filles. Dès le début, sont lâchés des propos terribles sur les violences quotidiennes que ces dernières subissent, réduites qu'elles sont à l'état, au mieux, d'objet sexuel ou, au pire, de punching-ball. Sans pathos, sans effet choc ni voyeurisme, Rityh Panh nous donne à voir discrètement mais précisément la réalité des ravages du sida et de la drogue. En deux ou trois scènes de comptage de billets et de calculs sur un cahier, il montre le fonctionnement du micro-système infernal, basé sur une hiérarchie inébranlable (de bas en haut : la prostituée, le rabatteur, la patronne). Les quelques gestes de tendresse entre filles ne trompent jamais : il n'y a pas de romantisation de l'image de la putain. Quelques unes peuvent éventuellement parler, sans y croire vraiment, d'arrêter, de partir ou de devenir riche, mais toutes, à un moment ou un autre, parlent de mourir.
Les différentes expériences ne sont pas énoncées de la manière classique, au cours d'entretiens avec l'auteur du documentaire. Les témoignages sont mis en forme, certainement orientés, plus ou moins dirigés par Rityh Panh, qui a préféré passer par des dialogues et des questionnements entre les filles elles-mêmes. Le procédé pouvait s'avérer difficile à manier et faire naître une sensation de manipulation. Fort heureusement, il n'en est rien. L'espace de liberté laissé est assez large et le film y gagne aussi en homogénéité. Le choix du réalisateur est donc de demeurer à distance. Jamais on ne le voit, ni l'entend. Aucun commentaire, autre que musical, ne vient se poser sur les images. Entre les conversations, le film ménage des pauses, suspend le temps, embrassant l'horizon de Phnom Penh depuis le toit du Building ou scrutant les visages tournés vers l'extérieur depuis les fenêtres de l'étage.
L'ombre du génocide ne vient cette fois-ci que par la bouche de la mère de l'une des prostituées et la dureté de ses propos en disent long sur les souffrances passées, sur l'immensité du fossé séparant deux générations (ceux qui ont connu le pire et ceux qui viennent après) et sur le désespoir infini étreignant toute une part de la société cambodgienne : "Tu te plains de ta vie, mais ce n'est rien à côté de ce que nous avons vécu". Ce récit de l'exploitation féminine n'a pas de fin. Au terme de notre parcours, les anciennes ont disparu mais les nouvelles sont arrivées. Pendant 90 minutes, leurs douleurs se sont déployées dans la douceur d'une mise en scène minutieuse et attentive. Vision optimiste : ce recueil de témoignage est un salutaire signal d'alarme. Vision pessimiste : ce beau documentaire est un cautère sur une jambe de bois. Souvent nous revenons dans l'un des couloirs du Building : une femme ou un enfant au premier plan est baigné par la lumière chaude du jour. Mais tout le fond reste dans le noir. Pas d'issue. Sauf la fenêtre ?
Commentaires
J'ai vu ce doc, passé je crois sur France 4 à moins que cela ne fut sur France 5?, et je dois dire que son plus grand mérite réside non pas dans le fait qu'il expose brillamment l'enfer des petites prostituées cambodgiennes mais dans celui de rendre à toutes ces filles que la misère a jeté sur les trottoirs, leur dignité volée. A les écouter, que d'intelligence, j'ai pu en effet entendre! Certes, une intelligence comparée à la notre qui peut paraître bien modeste mais qui n'en est pas moins épatante lorsqu'on sait que la plupart d'entre elles, pour ne pas dire toutes, n'ont jamais pu ouvrir un bouquin de classes de leur vie.
De Rityh Panh, à voir aussi S21, la machine de mort khmère rouge, ne serait-ce déjà pour se rendre compte que les bourreaux ne meurent jamais.
Tout à fait, Karamzin, le plus important ici est cette émergence d'une parole libre, intelligente et lucide. C'est une dignité et une beauté retrouvée. Le tout grâce à la délicatesse et la patience de la mise en scène (il serait d'ailleurs intéressant de connaître les conditions dans lesquelles le film a pu être tourné, comment cette libération a été rendue possible).
Dans le remarquable S21 que tu cites, se libérait aussi une parole, liée cette fois au génocide, parole qui était aussi d'une certaine façon "mise en scène", ou en tout cas mise en situation.
Ces travaux documentaires de Rityh Panh donnent envie de découvrir ses quelques oeuvres de fiction.