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farhadi

  • Retournements

    Le long plan sur lequel se termine Le Passé (plan qui peut fonctionner comme antidote au poison cinématographique distillé par la scène de l’étouffement dans Amour, l’horreur de Haneke) s’attache aux gestes et déplacements de Tahar Rahim et s’articule en son centre autour d’un arrêt, d’une hésitation et d’un retour sur ses pas. Filmer une volte-face, un aller-retour, une entrée-sortie-rentrée, Asghar Farhadi s’y applique à plusieurs reprises. L’occurrence la plus nette se trouve dans ces ultimes minutes. Les autres sont plus discrètes, jamais forcées, toujours liées à un autre flux, celui de la parole, et leur valeur se révèle ainsi a posteriori, une fois cette dernière scène observée.

    farhadi,France,2010s

    Ce qui est très beau dans Le Passé (ce passé qui fait se retourner), c’est que ces manières d’agir sont calquées sur le mouvement de la pensée de personnages qui reviennent souvent, dans la continuité des échanges, sur leurs propos les plus durs, s’excusant de les avoir libérés sans précaution. Ces excuses, et les changements de ton qu’elles impliquent, il est finalement rare de les rencontrer ainsi au cinéma, alors que leur présence est tout à fait "réaliste" dans le cadre de films où la parole se déploie largement et véhicule de forts enjeux dramatiques.

    Des dialogues aux attitudes, concernant enfants ou adultes, l’ensemble sonne avec une étonnante justesse. C’est une surprise, presque un miracle, lorsque l’on sait que Farhadi n’avait jamais tourné en France et ne maîtrise pas notre langue. Qu’il soit parvenu à préserver le naturel de son précédent film sans céder le moindre terrain à l’exotisme est assez mystérieux. Le Passé n’a rien à envier à Une séparation. Le challenge de sa mise en œuvre était pourtant beaucoup plus relevé.

    Dans l’un comme dans l’autre film, le récit progresse par effets d’entraînement et par suite de dévoilements. La découverte de secrets, c'est le péché mignon du réalisateur iranien. Forcément, plus Le Passé avance, plus il flirte avec l’idée de coup de force scénaristique. Plus l’heure du générique de fin approche, plus l’on craint que Farhadi ne fasse le tour d’écrou de trop. Mais il s’en sort toujours. Il s’en sort parce que les révélations, les retournements, les réorientations narratives ne bouclent les choses et ne font mine de les expliquer que pour mieux ouvrir sur de nouveaux gouffres. On pourrait dire que chaque personnage a toujours une bonne raison d’agir (d’avoir agi) de telle ou telle façon mais il ne s’agit pas d’exonérer facilement. Chacun peut mal se comporter à un moment donné, avoir la mauvaise réaction (le personnage de Rahim dit d’ailleurs à son môme que certaines choses graves ne peuvent être pardonnées). Seulement, si un geste peut être expliqué, il n’a jamais une seule cause mais plusieurs. Dans l’entrelacs des rapports humains, les raisons sont toujours multiples.

    farhadi,France,2010s

    Ainsi, les contradictions et les ambiguïtés qui perdurent jusque dans les déblocages des situations, dans les dévoilements des secrets, empêchent à mes yeux de décrire Asghar Farhadi comme un cinéaste manipulateur et un horloger sans âme.

  • Une séparation

    farhadi,iran,2010s

    ****

    Le premier plan d'Une séparation s'étire dans la longueur pour présenter un couple en plein débat, face à un juge, à propos de l'opportunité d'un divorce. Le rythme des dialogues et le cadrage choisi (fixe, réunissant l'homme et la femme et mettant le spectateur, littéralement, à la place du juge), s'ils semblent attacher d'entrée le film à une tradition cinématographique iranienne, souffrent d'une certaine rigidité. Dans ce dispositif, la véhémence des expressions et les regards adressés à la caméra paraissent un peu forcés. Or la suite va brillamment contredire cette impression d'entrave et les deux axes dévoilés dans ce plan séquence initial, la parole et le regard, vont structurer tout le récit pour donner au film sa dynamique.

    Une séparation, comme ce titre l'indique, est un film sur l'écart et la distance. L'appartement bourgeois dans lequel se noue le drame a une allure parfaitement réaliste et la mise en scène se donne l'air de n'être que fonctionnelle, sans esthétisme particulier. Pourtant, on remarque rapidement que l'endroit est une galerie de glaces et de vitres trompeuses ou opaques, un décor qui, par la présence de ses recoins, met à l'épreuve la circulation des regards. Et il en va de même pour les sons. Que voit-on et qu'entend-on d'une action et d'une discussion ? C'est à partir de cette interrogation que s'enclenche une machinerie policière. Même maintenu dans un cadre restreint, ce registre procure déjà un certain plaisir du récit, mais le film va plus loin. Il parle de l'impossible accès aux pensées profondes de l'autre, impossibilité basée notamment sur un constat tout simple : si proche que nous soyons, jamais nous ne voyons ni entendons exactement la même chose que notre voisin. Une autre donnée, également mise à jour par le cinéaste, rend la fusion impossible : l'écart sensible existant entre les différentes paroles, leur nature, leur usage. D'une part, la langue de la justice n'est pas la même que celle de l'intime, et, d'autre part, le maniement des mots reste un marqueur de classe sociale.

    L'espace qui se crée entre les mots des uns et les mots des autres, entre la pensée et sa mise en forme, la perception différente que peuvent avoir deux personnes d'un même évènement ou d'une simple phrase (ce que les mots veulent dire), voilà ce qui entraîne ici une série de réactions en chaîne. Prenant un aspect choral par sa faculté à s'intéresser de façon égale à chaque personnage, le film parvient à échapper à toute lourdeur, entre autres raisons parce qu'il reste confiné dans l'intime. Brillant par son écriture sans paraître artificiel, il se déroule sur un tempo parfaitement maîtrisé, la plupart des séquences se permettant de "retomber" en leur fin, comme dans la vie. Tendu, le film n'est pas hystérique.

    Enfin, l'un des aspects les plus frappants est l'absence de jugement porté sur les personnages. Ici, chacun a vraiment ses raisons. Pour autant, cela n'indique pas qu'il faille se contenter d'un statu quo car, jusqu'au bout, l'écart de classe est perceptible. Si l'onde de choc est comparable des deux côtés, les gens les plus aisés s'en sortiront toujours mieux que les autres. Les conséquences matérielles, par exemple, ne sont pas du tout du même ordre.

    Tout cela forme au final une trame complexe, qualité qui ne vient pas uniquement d'un scénario excellemment ficellé.

     

    farhadi,iran,2010sUNE SÉPARATION (Jodaeiye Nadre az Simin)

    d'Asghar Farhadi

    (Iran / 123 mn / 2011)