Holy motors (11.07.2012)

holymotors.jpg

Etonnant spectacle, tout de même, que ce ballet journalistique entre des titres de presse nous vendant l'hommage absolu, ultime, au septième art (tapis rouge critique souvent accompagné de la rencontre "exclusive" avec le phénomène) et un cinéaste campant sur sa position de déni bravache. La réalité de Holy motors, ce que j'en perçois en tout cas, est un peu différente : une œuvre boiteuse, provocante, inégale, fulgurante, exténuante et, en un sens, déprimante.

Il ne faut pas trop, me semble-t-il, insister sur l'ode aux acteurs. Carax dit qu'il leur accorde peu d'importance en général et, en effet, si hommage il y a ici, il n'est pas adressé à une profession (ou alors juste à une activité : comment on fait, concrètement, l'acteur) mais simplement à Denis Lavant. Impossible de généraliser face à ce corps et cet esprit si particuliers. De plus, le lien qui unit les deux hommes depuis longtemps (forcément, les incarnations précédentes affleurent constamment sous la surface de Holy motors) empêche de trop théoriser et de se lancer dans une célébration si vaste.

En revanche, l'interrogation du rapport de son propre film au cinéma, la place qu'il s'y donne, Carax ne peut l'éluder. Holy motors est composé de plusieurs segments, reliés par un mince fil, le trajet en limousine qu'effectue, en compagnie de sa conductrice-secrétaire, Mr Oscar pour aller d'un rendez-vous à l'autre dans Paris. Ces rendez-vous diffèrent à chaque fois par les lieux, les ambiances et les gens rencontrés, mais surtout ils génèrent des micro-récits et s'inscrivent dans des genres ou des sous-genres cinématographiques distincts (film réaliste, intimiste, farce, animation, comédie musicale...). Là où le film interpelle vraiment, c'est qu'il ne cherche pas à affirmer une pérennité ou des capacités de renouvellement mais au contraire à dire ce qu'est devenu le cinéma et ce qu'il pourrait encore devenir.

Et apparemment, Leos Carax pense qu'il est mort, que c'est plié, que maintenant c'est autre chose, qu'il ne sert à rien de tenter d'en refaire. La belle image, par exemple, il faut la rayer, la saloper. Par le recours au grotesque, notamment : cela donne les agressions de Mr Merde ou bien le gag de gamin qui consiste à faire parler des voitures. Quand l'émotion monte, quand la magnifique chanson de Manset résonne, Carax introduit la mauvaise note avec ses singes, histoire qu'on ne s'en tire pas comme ça. L'humour remplit donc le film, bouffon et mal élevé. Il est ici la première forme de rébellion de Carax. C'est toujours sa tentation du bras d'honneur, son air de dire : "Ce que vous attendez, je pourrais vous le donner, mais je ne vous le donne pas."

La posture amuse autant qu'elle agace mais force est de constater que le geste est impressionnant et que le film "travaille" constamment, que la faiblesse de certains segments s'efface devant l'ampleur de l'ensemble. Et ce qui relie ces neufs bouts éparpillés véhicule l'émotion qu'ils se refusent ou qu'ils échouent parfois (souvent ?) à libérer eux-mêmes. Car il y a cette fatigue qui leste le corps de Lavant au fur et à mesure qu'il avance, contaminant le film entier.

Il y a aussi une déshumanisation, comme le confirme l'ultime plan qui exclut toute présence autre que celle des limousines. Peut-être que pour Carax, le cinéma n'est plus parce qu'il n'est plus humain (ni "techniquement", ni "moralement"). Le jeu de rôles sur lequel repose le fil narratif est d'abord jouissif  par la façon dont on s'y relève de la mort et de la maladie, par la façon dont les identités peuvent fluctuer, mais il glace vite le sang quand on se demande si, finalement, ce n'est pas le monde lui-même qui a disparu, si tous ces gens s'agitant sur l'écran sont bien réels et si Mr Oscar n'est pas, après tout, le seul être vivant à occuper cet espace. Céline, au volant de la limousine, n'est-elle pas elle aussi, pour l'éternité, marquée du sceau de la fiction passée, comme prisonnière ? Cette ultime sensation provient d'un éclair, comme le film en contient beaucoup. Mais pour avoir produit celui-ci en particulier, pour avoir osé demander à Edith Scob de faire ce geste que je n'aurais pas imaginé (re)voir un jour, poser un masque sur son visage, j'adresse mes chaleureux remerciements à Leos Carax.

 

A lire aussi chez les ami(e)s : Les nuits du chasseur de films, Inisfree, Dr Orlof, Ciné-club de Caen

 

****

holymotors00.jpgHOLY MOTORS

de Leos Carax

(France - Allemagne / 115 min / 2012)

| Lien permanent | Commentaires (7) | Tags : carax, france, 2010s | |  Facebook | |  Imprimer