Hors Satan (07.12.2011)

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Bruno Dumont, tout en gardant son esthétique du hiatus qui fait la force de son cinéma, abandonne les discours bi-dimensionnels qui plombaient d'inégales manières ses trois précédents longs métrages : l'ennui profond collé à l'insupportable déchaînement de violence dans Twentynine Palms, l'opposition entre islam et christianisme dans le gênant Hadewijch, la confrontation des jeunes du pays à la guerre au Moyen-Orient et à ses horreurs attendues dans Flandres, meilleur titre de cette période qui aura vu le cinéaste se perdre quelque peu. Avec ce magnifique Hors Satan, c'est donc comme si nous repartions directement après La vie de Jésus et L'humanité.

Le montage est effectué par Dumont lui-même, qui offre un film plus découpé qu'à l'ordinaire (mais Hadewijch, déjà, amorçait ce mouvement). Quelque chose de très fort se dégage de la façon dont il colle ses plans les uns aux autres, comme en les entrechoquant. Les changements d'échelles sont brusques et se font parfois dans le plan lui-même lorsque, dans le cadre large, s'incruste quelqu'un, cette entrée totalement inattendue créant un "premier plan" qui change notre perception de l'image. De même, le système de champ-contrechamp qui s'organise est absolument fascinant. Dumont s'attarde beaucoup sur les deux personnages principaux qui prient ou qui portent leur regard au loin. Or, entre ce qu'ils voient et ce que voit le spectateur, il y a un flottement. Ce qu'il peut voir ou ce qu'il croit voir, devrais-je dire. Parfois, le contrechamp nous est refusé, une autre fois, il nous semble ne pas être aussi signifiant que doit le penser le personnage supposé s'y perdre, une troisième, il colle parfaitement et nous met en phase. La (première) scène de meurtre procure une sensation encore différente. Quelque chose ne fonctionne pas normalement dans cette articulation entre le plan du tireur et celui de sa victime, se dit-on. Il y a une règle qui n'est pas suivie : l'axe choisi ne peut pas être celui-là.

Ces choix sont le signe de la liberté du cinéaste mais ils donnent aussi sa liberté au spectateur. Dans Hors Satan, le vent souffle où il veut et le spectateur voit ce qu'il veut. C'est d'autant plus étonnant que Bruno Dumont donne l'impression de montrer tout, avec sa manière de filmer très frontale. Pourtant, il laisse aussi ouvert. Il n'explique pas, il laisse l'énigme de cette histoire, de ce gars qui tue et redonne la vie, alternativement.

Tout converge vers ce mec, ce vagabond exorciste. La fille est attirée par lui, une mère de famille accourt le chercher pour qu'il sorte sa gamine de sa catatonie, la routarde nymphomane le hèle du bord de la route, un chien vient à sa rencontre, et forcément les gendarmes finissent par s'intéresser à lui... mais son mystère demeure, il ne peut être percé. Tout converge aussi parce que la mise en scène de Dumont rend sensible ces forces. Surtout grâce au travail sur le son. Ce son est celui de la respiration de l'homme qui marche, le bruit de ses pas et de ses gestes, celui du frottement de ses vêtements. Ainsi, même s'il se trouve éloigné de nous dans l'image, sa présence physique est affirmée.

L'autre son marquant de ce film dénué de musique est celui du vent, enregistré directement, laissant comme une piste sonore mal nettoyée. Ce vent typique de ces bords de mer s'infiltre partout, balaie les dunes et évacue de l'écran les couleurs trop vives. Soumis à ce souffle, le paysage dunaire renvoie une lumière particulière, qui émane aussi des visages du gars et de la fille (David Dewaele et Alexandra Lematre sont admirablement dirigés et deviennent inoubliables). Hors Satan est sans doute le film le plus beau, plastiquement, qu'ait signé le cinéaste.

Mais il n'en est pas moins perturbant. A cause notamment de cette balance constante entre la douceur et la violence, entre le sacré et le banal, entre la sordidité du fait divers et la nudité de la spiritualité. Et ce double mouvement ne cesse de s'accentuer jusqu'à la fin, en passant par une dernière demie-heure qui n'en finit pas de proposer des fins possibles, où Dumont tente des choses incroyables et parvient à désamorcer au fil de ses séquences des équations risquées (comme : femme = démon) en ne comptant que sur notre ressenti. Domptant toutes ces forces contradictoires, Hors Satan dégage une puissance cinématographique vraiment hors norme.

 

horssatan00.jpgHORS SATAN

de Bruno Dumont

(France / 110 min / 2011)

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