De rouille et d'os (14.06.2012)

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Pour toucher au romanesque, Jacques Audiard fait plusieurs détours, tente beaucoup de choses et brasse pas mal d'idées, ce qui donne à son film une démarche aussi peu harmonieuse que celle de son héroïne au moment d'essayer ses prothèses. Il me semble que la meilleure part en est la plus terre à terre, la plus réaliste : tout le début, qui relate l'arrivée sur la Côte d'Azur d'Ali et de son fils, puis la description de l'environnement de la sœur et, plus importante, celle de l'évolution des rapports entre Ali et Stéphanie, du moins quand elle en reste au côté frustre de cette relation.

Le personnage que joue Matthias Schoenaerts est proche de celui de Bullhead avec cette présence physique envahissant le cadre jusqu'à l'obstruer et une intelligence limitée soumise aux pulsions animales, mais il est mieux relié au réel, rendu moins artificiellement opaque et moins figé dans la théorie. Il intéresse plus. Face au bloc Schoenaerts, Marion Cotillard exhibe ses moignons numériques. Les trucages qui lui coupent les jambes au niveau des genoux sont absolument parfaits. Cependant, ils ne nous immergent pas mieux dans le drame. La frontalité spectaculaire que choisit Audiard ne nous bouleverse pas mais, au contraire, accuse encore la distance entre la torturée Stéphanie, le personnage, et Marion, l'actrice de performance.

Toujours en relation avec le type de représentation choisi, si le talent du cinéaste pour mettre en marche des corps et faire tout tourner autour d'eux n'a pas disparu, il est surprenant de voir les scènes d'amour produire sur le spectateur si peu d'effet (pour les sentiments mêlés devant l'étrangeté des corps malmenés ne remontons pas jusqu'à Browning ou Buñuel mais repensons seulement à Cronenberg ou, si la référence est trop écrasante, au méconnu Dance me to my song de Rolf De Heer). Ce manque est d'autant plus regrettable que les dialogues, simples, fonctionnent bien entre ces deux-là.

De la simplicité et de la délicatesse, on aimerait qu'Audiard en fasse preuve plus souvent dans De rouille et d'os. Cela éviterait d'en passer par ces inserts décadrés supposés dynamiser les séquences et par ces envolées musicales pas souvent heureuses (moment plutôt affreux de la "renaissance" de Stéphanie refaisant les gestes de sa vie d'avant sur sa terrasse, heureusement prolongé par celui, plus casse-gueule mais paradoxalement plus réussi, de la visite aux orques). Détails agaçants mais détails, car hormis quand elles ont été pensées de manière trop évidente pour "élever", pour passer de la pesanteur à la grâce, le cinéaste s'en sort généralement à ce niveau-là, celui des séquences elles-mêmes.

Par rapport à ses précédents films, ce sont en revanche les articulations du récit qui gênent. L'arbitraire pointe assez souvent son nez à cause du grincement des chevilles narratives. Quand, par exemple, Stéphanie devient manager d'Ali pour les combats clandestins, défile soudain dans notre tête la chaîne scénaristique supposée justifier ce retournement. On repense à quelques séquences qui précédent et on comprend trop vite pourquoi elles ont été posées là. Tout cela manque donc de fluidité, condition indispensable à l'accomplissement d'un grand mélodrame. De plus, il faut dire que la machine se grippe complètement dans les vingt dernières minutes, difficilement supportables pour cause de douteuse manipulation émotionnelle du spectateur.

J'essaie cependant de ne pas m'arrêter sur cette mauvaise impression. Si je considère que De rouille et d'os est le moins bon des Audiard, je garde une position médiane, faisant la balance entre qualités et aberrations. Que faire d'autre, de toute façon ? Lui jeter la pierre ? Cela ne ferait qu'énerver dangereusement Matthias Schoenaerts sans lui faire aucun mal. Alors, inversement, lui donner la Palme ? Une Marion Cotillard sans jambes n'en aurait guère l'utilité.

 

A lire ailleurs, deux avis relativement proches : sur Fenêtres sur cour et Inisfree.

 

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de Jacques Audiard

(France / 115 min / 2012)

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