
Pour toucher au romanesque, Jacques Audiard fait plusieurs détours, tente beaucoup de choses et brasse pas mal d'idées, ce qui donne à son film une démarche aussi peu harmonieuse que celle de son héroïne au moment d'essayer ses prothèses. Il me semble que la meilleure part en est la plus terre à terre, la plus réaliste : tout le début, qui relate l'arrivée sur la Côte d'Azur d'Ali et de son fils, puis la description de l'environnement de la sœur et, plus importante, celle de l'évolution des rapports entre Ali et Stéphanie, du moins quand elle en reste au côté frustre de cette relation.
Le personnage que joue Matthias Schoenaerts est proche de celui de Bullhead avec cette présence physique envahissant le cadre jusqu'à l'obstruer et une intelligence limitée soumise aux pulsions animales, mais il est mieux relié au réel, rendu moins artificiellement opaque et moins figé dans la théorie. Il intéresse plus. Face au bloc Schoenaerts, Marion Cotillard exhibe ses moignons numériques. Les trucages qui lui coupent les jambes au niveau des genoux sont absolument parfaits. Cependant, ils ne nous immergent pas mieux dans le drame. La frontalité spectaculaire que choisit Audiard ne nous bouleverse pas mais, au contraire, accuse encore la distance entre la torturée Stéphanie, le personnage, et Marion, l'actrice de performance.
Toujours en relation avec le type de représentation choisi, si le talent du cinéaste pour mettre en marche des corps et faire tout tourner autour d'eux n'a pas disparu, il est surprenant de voir les scènes d'amour produire sur le spectateur si peu d'effet (pour les sentiments mêlés devant l'étrangeté des corps malmenés ne remontons pas jusqu'à Browning ou Buñuel mais repensons seulement à Cronenberg ou, si la référence est trop écrasante, au méconnu Dance me to my song de Rolf De Heer). Ce manque est d'autant plus regrettable que les dialogues, simples, fonctionnent bien entre ces deux-là.
De la simplicité et de la délicatesse, on aimerait qu'Audiard en fasse preuve plus souvent dans De rouille et d'os. Cela éviterait d'en passer par ces inserts décadrés supposés dynamiser les séquences et par ces envolées musicales pas souvent heureuses (moment plutôt affreux de la "renaissance" de Stéphanie refaisant les gestes de sa vie d'avant sur sa terrasse, heureusement prolongé par celui, plus casse-gueule mais paradoxalement plus réussi, de la visite aux orques). Détails agaçants mais détails, car hormis quand elles ont été pensées de manière trop évidente pour "élever", pour passer de la pesanteur à la grâce, le cinéaste s'en sort généralement à ce niveau-là, celui des séquences elles-mêmes.
Par rapport à ses précédents films, ce sont en revanche les articulations du récit qui gênent. L'arbitraire pointe assez souvent son nez à cause du grincement des chevilles narratives. Quand, par exemple, Stéphanie devient manager d'Ali pour les combats clandestins, défile soudain dans notre tête la chaîne scénaristique supposée justifier ce retournement. On repense à quelques séquences qui précédent et on comprend trop vite pourquoi elles ont été posées là. Tout cela manque donc de fluidité, condition indispensable à l'accomplissement d'un grand mélodrame. De plus, il faut dire que la machine se grippe complètement dans les vingt dernières minutes, difficilement supportables pour cause de douteuse manipulation émotionnelle du spectateur.
J'essaie cependant de ne pas m'arrêter sur cette mauvaise impression. Si je considère que De rouille et d'os est le moins bon des Audiard, je garde une position médiane, faisant la balance entre qualités et aberrations. Que faire d'autre, de toute façon ? Lui jeter la pierre ? Cela ne ferait qu'énerver dangereusement Matthias Schoenaerts sans lui faire aucun mal. Alors, inversement, lui donner la Palme ? Une Marion Cotillard sans jambes n'en aurait guère l'utilité.
A lire ailleurs, deux avis relativement proches : sur Fenêtres sur cour et Inisfree.
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DE ROUILLE ET D'OS
de Jacques Audiard
(France / 115 min / 2012)
Faut pas prendre les enfants du bon dieu pour des canards sauvages est la première réalisation de Michel Audiard. Cela démarre sur un monologue de Marlène Jobert, préfigurant les apostrophes au spectateur qu'affectionnera un peu plus tard Bertrand Blier, en plus long et en moins saillant. En fait, pratiquement le quart du métrage est encombré par ce procédé (Jobert laissant parfois la parole à André Pousse, Mario David ou Bernard Blier) faisant ainsi patiner un récit qui n'est déjà pas particulièrement stimulant car ressassant toujours les mêmes histoires de règlements de comptes rigolards entre truands. Pour faire cinéaste, Audiard brise le rythme, façonne des gags cartoonesques (minables), insère des textes décalés en guise de débuts de chapitres. Les dialogues n'offrent aucune progression narrative, Audiard étant trop occupé à coller ses formules les unes aux autres. Même sortant de la bouche de Bernard Blier, ce déluge provoque vite la saturation. Marlène Jobert est supportable à condition de se boucher les oreilles en reluquant son joli corps régulièrement dénudé (et c'est encore la meilleure façon d'illustrer cette note). Au milieu de cette sinistre comédie, nous avons droit à une pitoyable parodie de comédie musicale à la Jacques Demy. On se moque aussi des hippies, du pop-art, de tout ce qui représente la jeunesse et on idolâtre ces vieilles flingueuses et ces vieux gangsters qui savent vivre, eux. Un film de gérontophile. Un film très con, pour parler comme son auteur.
Par rapport à la connerie, la crétinerie peut apparaître parfois plus sympathique. Le grand bazar est réputé pour être le "meilleur" film des Charlots. C'est peut-être vrai : c'est nul mais pas foncièrement déplaisant. Pendant une demie-heure, on relève quelques gags réussis, disons un sur quatre ou cinq, les autres étant affligeants. Le film bénéficie de l'abattage de Michel Galabru et de Michel Serrault. La sûreté de leur jeu, même dans un registre extrèmement limité comme celui qui leur est imposé, contraste avec l'amateurisme désespérant de celui des Charlots. Contrairement au titre précédemment évoqué, Le grand bazar capte (mal, mais il capte quand même) un certain air du temps avec son scénario anti-consumériste (la bataille que mène un petit commerçant contre un gérant de supermarché) et sa vision d'une banlieue peu attrayante. Comme Audiard avec Demy, Zidi fait lui aussi un renvoi cinéphilique en filmant Galabru partant à l'assaut de son concurrent au son du thème à l'harmonica créé par Morricone pour Il était une fois dans l'Ouest. L'écart, par son gigantisme, provoque un sourire bienveillant, loin du sentiment de mépris que véhicule la parodie d'Audiard. Cela dit, à la mi-parcours (à peu près à la coupure de pub !), ma relative indulgence s'est évaporée devant l'essoufflement du récit, la débilité continue des gags, l'étirement insupportable de certaines séquences comme celles du pillage du magasin et de la virée en boîte et la nullité du dénouement, totalement inoffensif, montrant les Charlots heureux de leur renoncement.
Un prophète était probablement l'un des plus sérieux prétendants à la Palme d'or du dernier festival de Cannes, sera assurément bien placé dans ma liste de fin d'année et s'impose pour l'instant comme le meilleur film français sorti en 2009. J'avoue toutefois qu'il m'est assez difficile d'en rendre compte. Ce nouvel Audiard m'a laissé sur une étrange sensation de film inattaquable. Je ne parle pas ici d'un éventuel étalage de bonnes intentions (on n'y trouve pas, fort heureusement, la prudence qui tétanise la majorité des cinéastes lorsqu'ils se penchent sur les réglements de comptes communautaires, prudence qui trahit leur peur de voir leurs histoires particulières être prises pour des généralités et qui les pousse au final à ne rien dire du tout de la réalité). Non, je parle en fait de la difficulté extrême qu'il y a à s'y agripper et à en tirer quelques fils. Je me trompe peut-être mais il me semble ne pas être le seul à avoir ainsi buter quelque peu contre sa surface (si celle de