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La question humaine

(Nicolas Klotz / France / 2007)

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57a9ea5eef29803e37bc00eef93a3aea.jpgDans La question humaine, Nicolas Klotz rapproche le monde des grandes entreprises actuelles du système d'extermination des juifs mis en place par les nazis. Forcément, dis comme cela (et c'est ce que retiennent les lecteurs de  journaux ou les auditeurs qui ont entendu parler du film, moi y compris), ça fait bizarre. Heureusement, l'oeuvre est bien plus subtile que ne le laisse entendre cette accroche. Elle est surtout ambitieuse, à la fois sur le plan moral et sur le plan esthétique, ce qui devient rare au sein du cinéma français actuel où l'on a l'impression que seuls les anciens (Resnais, Rivette, Rohmer...) parviennent à concilier liberté dans le choix des sujets et affirmation d'une mise en scène personnelle. Décrire un monde qui ne soit pas exactement le nôtre tout en lui conférant une épaisseur suffisamment réaliste, faire preuve de rigueur dans la construction sans ennuyer, alterner le chaud et le froid, inscrire un discours à travers une trajectoire personnelle plutôt qu'un message surplombant le tout : voilà le programme.

Dès le premier plan, Simon (Mathieu Amalric) prend en charge le récit et présente sa fonction et son entreprise d'une façon froide et technique, sur des images caractérisées de la même façon, allées et venues dans les locaux de cadres en costumes sombres. Ambiance de déshumanisation, couleurs froides, figures quasi-spectrales et échanges sans émotion : le monde de l'entreprise n'est pas abordé d'une façon documentaire mais fantastique. Ces scènes de bureau sont saisissantes, créant un léger décalage avec la réalité. L'extérieur subit le même traitement, effet culminant avec l'étrange scène de rave. Car ces cadres, une fois la journée terminée, se libèrent, laissent parler leurs instincts primaires (danser, se saouler, baiser) et attendent l'aube pour repartir au boulot, toujours plus pâles. La séquence se clôt sur un plan illustrant parfaitement l'entre-deux du film : la caméra balaye une façade délabrée, deux ou trois corps sont au sol. Un cauchemar, des SDF dans la rue ? Il faut quelques secondes pour réaliser que nous sommes bien au lever du jour, à la fin de la rave et que les gisants ne sont que des fêtards assommés.

A la dimension fantastique s'ajoutent des éléments de film d'espionnage et de film noir. Simon se retrouve coincé entre deux dirigeants de l'entreprise : le premier, Karl Rose, lui a commandé une enquête sur la personnalité du deuxième, Mathias Jüst. Le passé de chacun resurgit. Simon en perd les pédales. Mathieu Amalric délaisse ses rôles d'histrion charmeur pour le masque blanc de ce personnage au bord du gouffre. Edith Scob en quelques plans nous rappelle qu'elle n'a pas perdu sa douceur inquiétante des Yeux sans visage d'il y a 50 ans. Michael Lonsdale est immense, pas seulement dans sa grande scène de déballage devant Amalric, qu'il termine par un magnifique et las "Maintenant, faîtes ce que vous voulez...". Jean-Pierre Kalfon lui aussi n'a pas été aussi glaçant depuis longtemps.

Un long gros plan du profil de ce dernier, lors d'une entrevue avec Simon, signe la force de la mise en scène de Klotz. Un moment comme celui-ci réaffirme tout à coup la force expressive que peut prendre un simple choix de cadrage. L'ensemble du film avance par larges blocs de séquences collés frontalement, audace qui ne manque pas de faire claquer les sièges des spectateurs impatients et sans doute énervés de ne pas trouver le film social qu'ils attendaient. Certains trouveront peut-être que la rigueur que s'impose le cinéaste est trop théorique, que sa direction d'acteur tend vers la pose et surtout, que son propos ne sert qu'une thèse provocante. Je pense personnellement qu'il évite tout cela, et en particulier sur le dernier point. A aucun moment, le film ne dit que le monde de l'entreprise d'aujourd'hui est l'égal du système nazi ou qu'un licenciement massif équivaut à envoyer des juifs à la mort. Par contre, il y a bien un rapprochement dans l'usage de la langue technique qui dépersonnalise. Il y a surtout une résurgence du passé, provoquée par l'enquête de Simon, des réminiscences terribles qui l'obsède et lui font perdre pieds. Enfin, la mise en parallèle entre licenciement et extermination est le dernier coup porté à Simon, à travers une accusation aussi insultante que révélatrice pour lui de son degré de compromission. Cette contamination du récit par la tragédie de la Shoah n'est donc pas le résultat d'un discours malsain asséné par les auteurs, mais passe bien à travers l'esprit troublé du personnage de Simon. L'une des preuves en est l'intrusion de plus en plus fréquente d'images rêvées par ce dernier au sein du récit. Ce plan d'une montagne de chaussures autour de laquelle s'affairent des ouvrières dans un hangar parait d'abord à la limite. Mais Nicolas Klotz l'explique par un cauchemar et donc le légitime, montrant ainsi qu'il est tout sauf irresponsable. Car tout film traitant la question, quelque soit l'angle d'attaque, les choix esthétiques, la qualité cinématographique ou la position morale, se voit à un moment ou à un autre qualifié d'irresponsable (à ce moment là, qu'on décide le black-out total et qu'on en reste une fois pour toutes à Nuit et brouillard et à Shoah, mais pas sûr que cela fasse avancer les choses d'un point de vue éducatif). Le débat semble sans fin (comme l'a montré l'émission Du grain à moudre de vendredi dernier sur France Culture, intéressante mais, par moments, s'éloignant trop de la réalité du film).

Pour finir avec ce film marquant, et ne pas rester sur ce problème, je dois évoquer la musique, seul part d'humanité non entachée du film, seul espoir. La séquence de rave déjà évoquée, une boîte de nuit au son de New Order et deux longs chants de flamenco et de fado attestent de la présence des corps et de l'art malgré tout. Une musique originale remarquable de Syd Matters enrobe également plusieurs scènes.

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