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La régalade, devant l'un des 4 longs métrages de Rohmer qui m'étaient inconnus. Je ne courais pas spécialement après, et pourtant, par surprise, il se hisse directement parmi mes préférés. C'est le bonheur de la langue, des dialogues, des mots, mais délivrés avec naturel. Toutefois, c'est le côté documentaire qui accroche tout d'abord, avec ce générique sans musique mais aux images de type reportage sur un centre de tri de la Poste. Ce n'est pas un leurre car on ressent tout du long la présence du réel autour des personnages. Les scènes de rues et de cafés sont formidables, avec comme point d'orgue ce plan génial du personnage principal s'endormant à sa table avec la circulation dans son dos, derrière la vitre. Cet état de fatigue est l'une des plus belles idées du film. Elle se rattache à celle de la rêverie (le fondu à l'iris au moment du deuxième assoupissement pourrait signaler une bascule dans une aventure rêvée), tout en étant justifiée par le scénario, qui s'attache à quelqu'un venant de travailler toute la nuit. Un état suspendu, une disponibilité, un quiproquo, et l'intrigue peut se développer au hasard des rencontres (ce n'est pas nouveau mais voir ce genre de Rohmer-là c'est mesurer immédiatement l'importance de la dette du cinéma de Hong Sang-soo). La rigueur spatiale de Rohmer fait merveille lors de la séquence de "filature", d'autant plus plaisante qu'elle ajoute délicatement au parfum policier, hitchcockien, un jeu de la séduction (et beaucoup d'humour). Après ce grand moment, le retour en appartement pour une récapitulation et pour le dénouement peut paraître en deçà, mais ici, au-delà des échelles de plan et du rythme des dialogues, ce sont les deux interprètes qui brillent encore plus. Tous sont très bons mais Marie Rivière et Philippe Marlaud sont extraordinaires. La première n'exprime pas la fragilité et les changements d'humeur seulement par sa voix et son regard mais par ses gestes, ses mouvements de bras, sa façon de porter ses mains vers sa figure ou ses cheveux. Le second traverse le film avec la bonhomie de son visage rond mais sans la moindre mollesse, rendant parfaitement l'ouverture aux possibles, l'accueil des événements plus ou moins provoqués. J'ai appris son tragique destin en me renseignant juste après, ce qui ajoute encore une dimension particulière. En bonus sur le DVD visionné, les dix petites minutes d'échanges (radiophoniques) avec Rohmer explosent tout par la précision dans l'expression conjointe de la théorie et de la pratique du tournage. Double régalade.