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  • La Sonate à Kreutzer (Éric Rohmer, 1956) & Présentation ou Charlotte et son steak (Éric Rohmer, 1960)

    L'un des courts métrages fondateurs de la Nouvelle Vague et un étrange drame de la jalousie inédit en salles constituent un premier programme Rohmer. Ces curiosités éclairent l'œuvre future plutôt qu'elles ne s'affirment comme deux spectaculaires exhumations.

    Critique vite reconnu, Rohmer eut des débuts de cinéaste difficiles. Présentation ou Charlotte et son steak fut tourné en 1951 mais sonorisé seulement en 1960 et La Sonate à Kreutzer réalisé en 1956 mais mis sous clé par l'auteur lui-même après une unique projection. Ces deux essais parmi d'autres sont déjà précis socialement et géographiquement et offrent une alternance, plus tard typique de la Nouvelle Vague, de scènes de rues et d'appartements. Les constructions sont très rohmériennes dans le sens où situations et enjeux sont posés d'emblée, liés aux rapports entre un homme et une femme, avant que l'on observe l'évolution des stratagèmes et les caprices du hasard. Par sa plaisante ironie, sa brièveté, sa simplicité annonciatrice de la suite et l'interprétation d'un Jean-Luc Godard sans lunettes, Charlotte charme sans trop de peine. La Sonate, adaptée de Tolstoï, déstabilise plus, avec ses plans courts en 16 mm, documentaires ou expressionnistes. Rohmer fait l'acteur avec un sérieux qui s'oppose aux facéties de Jean-Claude Brialy, et sa voix-off, seul son présent avec la musique de Beethoven, déroule un texte-confidence assez monotone. Etrangement excessif, avec bagarre et meurtre, l'objet éclaire brutalement les deux faces de Rohmer, classique et moderne à la fois. Peut-être se retrouvait-il dans ce personnage déplacé, lui le leader d'un groupe de chiens fous de la critique ayant dix ans de moins et que l'on croise tous ici dans une précieuse scène tournée dans les bureaux des Cahiers du Cinéma. Il est en tout cas étonnant de voir quelqu'un qui brillera ensuite par sa discrétion se donner aussi entièrement à l'écran.

    Texte publié dans les Fiches du Cinéma (mai 2016)

  • La carrière de Suzanne

    (Eric Rohmer / France / 1963)

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    carrieredesuzanne.jpgLe troisième film d'Eric Rohmer intéresse avant tout aujourd'hui d'une part par son inscription dans un mouvement artistique précis, celui de la Nouvelle Vague dont il intègre les principales composantes (tournage dans les rues, jeunesse des protagonistes, goût pour la provocation verbale ou comportementale) et d'autre part par son appartenance à la série des Contes moraux. Deuxième numéro de cette collection, après La boulangère de Monceau, La carrière de Suzanne, comme les autres opus rohmériens, part d'une proposition narrative claire et semble établir un programme tout en s'ingéniant à l'ouvrir au final à l'imprévu. Hâtons-nous de préciser que le film n'égale ni les meilleures oeuvres des jeunes camarades regroupés sous l'étiquette NV, ni les Rohmer suivants (lequel ne donne vraiment la mesure de son immense talent, à mon sens, qu'à partir de Ma nuit chez Maud en 1969).

    Bertrand est le meilleur ami de Guillaume, qui saute sur toutes les filles qui passent. Sa dernière proie est Suzanne, qu'il a tôt fait de séduire. Bertrand la trouve trop docile et joue le jeu des petites humiliations imaginées par Guillaume à son encontre, avant de se rendre compte que...

    Le chemin est tout tracé. Or, la résolution surprend et remet en cause notre jugement premier sur les personnages. Les femmes sont traîtées, tout le long du film, de manière déplaisante, Rohmer semblant s'accommoder de la misogynie, différemment exprimée mais également détestable, de ses deux héros, avant d'opérer un retournement complet dans les dernières minutes, retournement d'autant plus intéressant qu'il ne consiste pas en un retour de bâton manipulateur mais en l'affirmation d'une liberté féminine dénuée de ressentiment. Ce brusque bouleversement de la perception contribue à "faire travailler" le film dans la tête, une fois le mot "fin" affiché.

    Il reste que, le temps de son déroulement, si court soit-il (moins d'une heure), l'histoire est assez ennuyeuse. Rohmer a tourné en 16 mm et a post-synchronisé l'ensemble. L'effet obtenu est déstabilisant, image et son se disjoignant sans cesse (mots qui ne sont manifestement pas ceux prononcés par les acteurs, texte entendu sans que l'on voit personne parler, et inversement, ou phrases qui se chevauchent de façon à faire "rentrer" le dialogue dans le temps de l'image). Tant au niveau sonore que visuel (malgré quelques beaux plans de coupe vides de personnages), les contraintes techniques entraînent la mise en scène loin de la rigueur habituelle et entravent la tentative de dosage harmonieux entre l'enregistrement d'une réalité contemporaine et l'assise intemporelle qui fait la singularité et la beauté de ce cinéma. La voix off de Bertrand guide de temps à autre le récit. J'aurais aimé qu'elle le recouvre entièrement (mais le résultat aurait sans doute paru trop expérimental à Rohmer le classique).

    Je l'ai dit plus haut, la morale se révèle, in extremis, moins simple qu'il n'y paraît, mais ce qui y fait écran, les vicissitudes de quelques étudiants snobs, lasse très vite (peignant un milieu comparable, Pierre Kast, dans Le bel âge, provoquait plus d'attachement). Le charme et la présence n'étant pas les qualités premières des comédiens choisis et les provocations (tapes sur les fesses, jurons) sortant peu naturellement, l'oeuvre ne captive pas... jusqu'aux cinq dernières minutes.

  • C'était mieux avant... (Été 1984)

    Après juin, vient la torpeur estivale. Mais même un plein cagnard, il nous faut remplir notre mission consistant à revenir sur les sorties en salles françaises de Juillet-Août 1984 :

    A cette époque-là, le spectateur n'était pas spécialement à la fête pendant les deux mois les plus chauds de l'année, les distributeurs se gardant bien de lâcher leurs plus alléchants poulains avant la rentrée et s'échinant à refourguer à la sauvette le bas de gamme de leur catalogue.

    alapoursuitedudiamantvert.jpgLe jeune ado que j'étais pu aller voir une petite poignée de films familiaux : Signé Lassiter (de Roger Young, avec Tom "Magnum" Selleck en Arsène Lupin au pays des Nazis) me laissa relativement indifférent tandis que Roar, probablement pas meilleur, me séduisit un peu plus (un film de Noel Marshall où, pour moi, les stars étaient les dizaines de fauves que l'on y croisait, plutôt que les inconnues Tippi Hedren et sa fille Melanie (Griffith)). Toutefois, sur le moment, l'expérience la plus emballante fut incontestablement la découverte d'un drôle de film d'aventures signé par un protégé de Spielberg, Robert Zemeckis : A la poursuite du diamant vert. Gros succès en salles (relativement inattendu, semble-t-il me rappeler, malgré sa "recette") puis à la télévision pendant de longues années, il reste peut-être encore aujourd'hui fréquentable, son auteur ayant par la suite assez vite prouvé qu'il était un peu plus qu'un sous-Steven S.

    Je ne jurerai pas ne pas avoir vu Les branchés du bahut, grosse comédie de Robert Butler, ni Conan le destructeur (second volet signé par le vieux routier Richard Fleischer, avec Schwarzie et Grace Jones). Je suis sûr, en revanche, d'avoir soigneusement évité Xtro (du britannique Harry B. Davenport) dont les photographies d'alien foutaient vraiment trop les jetons.

    newyork2heures.jpgVu d'ici et aujourd'hui, dans la liste de l'été 84, que regrette-t-on de ne pas encore connaître ? En premier lieu, Les années déclic, l'autoportrait de Raymond Depardon, sorti en catimini à l'époque et encore peu diffusé de nos jours. Ensuite, le remake, apparemment pas déshonorant, de L'homme qui aimait les femmes de Truffaut par Blake Edwards : L'homme à femmes (campé par Burt Reynolds). Enfin, malgré le peu d'enthousiasme réel qu'ont pu susciter chez moi les quelques films que j'ai pu voir d'Abel Ferrara (hormis Nos funérailles) : New York, deux heures du matin, l'un de ses polars poisseux s'étant taillé une petite réputation.

    Frankenstein 90 n'a, depuis sa sortie, guère reçu de soutien autre que celui relatif au passé singulier de son auteur, Alain Jessua, l'un des rares cinéastes français à s'être frotté véritablement au fantastique (ici avec Jean Rochefort, Eddy Mitchell et Fiona Gélin). Réalisé par Jean-Loup Hubert, La smala, est semble-t-il l'un des moins routiniers des films centrés sur quelques ex-Splendid.

    Au rayon des curiosités, on trouve Pourquoi l'étrange Mr Zolock s'intéressait-il tant à la bande dessinée (docu-fiction canadienne d'Yves Simoneau sur les grands auteurs de BD de l'époque, de Bilal à Gotlib, Tardi, Peyo...) et une adaptation érotique de Mérimée : Carmen nue (Albert Lopez). Quelques autres titres méritent peut-être le coup d'oeil : Bush Mama (oeuvre engagée de Haile Gerima, tournée dans le ghetto de Watts à Los Angeles), Cannonball 2 (Hal Needham), Tank (Marvin J. Chomsky), Siège (série B canadienne de Paul Donovan et Maura O'Connell), La triche (Yannick Bellon), Pavillons lointains (mélodrame britannique aux colonies de Peter Duffell), Angel (polar de Robert Vincent O'Neil), A coups de crosse (policier de Vicente Aranda avec Bruno Cremer et Fanny Cottençon).

    gangdesbmx.jpgUn second wagon fait un peu peur : Bingo Bongo (conte pour enfants autour d'un homme-singe, signé Pascale Festa-Campanile, avec Carole Bouquet), La nuit des loups (film de bande ouest-allemand de Rüdiger Nüchtern), Le challenger (film de David Fischer, sorti du fond du tiroir suite à la starification coppolesque de Matt Dillon), C'est dans la poche (une comédie de Daniel Mann sur un ex-champion de boxe et un kangourou, avec Elliot Gould et Robert Mitchum !), Tonnerre (Larry Ludman), Le gang des BMX (film d'aventures familial à l'Australienne, signé Brian Trenchard-Smith, avec notamment une certaine Nicole Kidman), Règlement de compte (de Paul Aaron, pas de Fritz Lang), Les maîtres du soleil (SF française de Jean-Jacques Aublanc), Le sang du dragon (polar hongkongais de Jimmy Tseng), Le palace en délire (Neel Israel).

    Et un troisième finit d'effrayer totalement : Dent pour dent (polar de Steve Carver avec Chuck Norris), Vendredi 13, chapitre final (vraiment final ?, de Joseph Zito), Hercule (Luigi Cozzi avec Lou "Hulk" Ferrigno dans le rôle-titre), Ultime violence (Sam Firstenberg), Shocking Asia (documentaire à sensations d'Emerson Fox), Liste noire (film de vengeance d'Alain Bonnot avec Annie Girardot en Charles Bronson), Mission finale (un sous-Rambo de Cirio H. Santiago), Les aventuriers de la Sierra Leone (un sous-Indiana Jones de Bob Schulz), Les guerriers du Bronx 2 (un sous-New York 1997 de Enzo G. Castellari), et bien sûr les Mad Maxeries italiennes habituelles telles que Les exterminateurs de l'an 3000 (Jules Harrison) ou Le chevalier du monde perdu (David Worth, avec Donald Pleasance).

    histoiredo.jpgEn se tournant vers les productions érotiques soft, mis à part le Carmen cité plus avant, on ne tombe que sur des propositions peu engageantes : Où sont les hommes ? (espagnol de Ignacio F. Iquino) et Histoire d'O, chapitre 2 (Eric Rochat). Tant qu'à faire, autant choisir Sodopartouzes clandestines (de "Joanna Morgan") ou Pénétrations multiples (de "Mike Strong"), sans doute moins décevants par rapport à ce que l'on en attend.

    Rien de palpitant dans tout cela. En 84, il était en fait inutile d'écourter les vacances au bord de la mer, les grands noms n'étant annoncés que pour les derniers jours du mois d'août. Et encore... deux sur trois signaient l'un de leurs plus mauvais films. Dino Risi se fourvoyait totalement en entraînant Coluche dans la sinistre aventure du Bon Roi Dagobert (ici). De son côté, Clint Eastwood se chargeait de filmer lui-même Le retour de l'inspecteur Harry. Je garde le souvenir d'une oeuvre extrèmement déplaisante (contrairement au contemporain La corde raide, non officiellement signé par Eastwood). Finalement, le 29 août, une petite merveille tirait in extremis cette livraison de l'oubli. Eric Rohmer poursuivait sa série des Comédies et proverbes avec Les nuits de la pleine lune, l'un de ses meilleurs opus ().

    cinema84307.JPGSur la plage, nous pouvions lire dans Cinématographe (n°102) un dossier sur le casting (avec Lambert Wilson en couverture, dans La femme publique) et dans Première (88) une interview de Catherine Deneuve qui "tourne à Montréal Paroles et musique". Starfix (17) piaffait d'impatience en attendant Indiana Jones et le temple maudit. La revue du Cinéma (396) anticipait également sur les films de la rentrée et Au-dessous du volcan de Huston. Positif (281-282) et Cinéma 84 (307-308) choisissaient la même une : Le succès à tout prix (le film de Skolimowski sorti sur les écrans en mai). Les Cahiers, eux, font relâche. Enfin, deux revues ont été jusque là scandaleusement oubliées par mes services et nous y remédions enfin : L'Écran Fantastique (47) revenait sur Le Bounty et Mel Gibson alors que Jeune Cinéma (160) rendait compte, comme la majorité des publications estivales, du festival de Cannes et mettait en couverture Henri IV de Marco Bellocchio.

    Voilà pour l'été 1984. La suite en septembre...

  • Les nuits de la pleine lune & Le rayon vert

    (Eric Rohmer / France / 1984 & 1986)

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    Lune 06.jpg"Qui a deux femmes perd son âme, qui a deux maisons perd sa raison". Voilà le sous-titre du quatième film de la série des Comédies et proverbes d'Eric Rohmer. Quatre chapitres égrennent autant de mois, de novembre à février, le premier posant on ne peut plus clairement la situation (qui, comme souvent dans la série, ne colle pas exactement terme pour terme au proverbe choisi). Deux longues conversations entre Louise et son copain Octave et entre Louise et son ami Rémi détaillent le point de départ du récit et semblent déjà en imaginer toutes les conséquences possibles. Le pour et le contre sont pesés, les risques identifiés. De l'instabilité de Louise naît l'intrigue et ce sont ses trajets incessants entre ses deux maisons qui vont rythmer le film. Le générique de début est porté par un panoramique allant de la rue à l'immeuble de banlieue de l'héroïne et logiquement, quand arrivera celui de la fin, la caméra bougera dans le sens inverse. Ces mouvements qui parsèment Les nuits de la pleine lune ne se limitent pas à accompagner les déplacements des personnages mais font entrer en jeu une problématique sociale en abordant la question des "nouvelles villes" naissant aux abords des grandes agglomérations et provoquant des mutations importantes dans les modes de vie (avec cette attention à l'environnement, nous avons là l'une des composantes du cinéma de Rohmer qui fait que celui-ci peut être qualifié à la fois d'intemporel et de précisemment daté).

    L'idée du trajet, au-delà de la mesure d'un territoire, est reprise pour aborder l'intime, Louise allant d'un partenaire à l'autre. Mais elle n'est pas la seule car ici chaque rencontre, quasiment chaque salutation, semble porter en germe une histoire possible. Donnant à sentir régulièrement une circulation des désirs, le film est sur ce point l'un des plus francs de son auteur.

    "Tu donnes l'image de quelqu'un de complètement éthéré alors que, en réalité, tu es tout à fait physique." La remarque que fait Octave à Louise pourrait après tout s'appliquer à Rohmer. Dans Les nuits de la pleine lune, la parole est primordiale, comme toujours, mais elle laisse aussi toute sa place à l'expression corporelle. Notons d'abord que les personnages conversent souvent en faisant autre chose en même temps (préparer un thé, s'habiller...), ce qui dynamise leurs bavardages. Ensuite, Rohmer les filme dans tous leurs états, y compris les moins grâcieux puisque nous les voyons, hommes ou femmes, dénudés, essuyant leur transpiration ou changeant de vêtements. Si le cliché veut que chez ce cinéaste, tous les acteurs jouent de la même façon et prennent la même diction, il faut ici nuancer les choses. La distribution apparaît en effet au départ, très hétérogène. Fabrice Lucchini s'installe dans son rôle d'écrivain mondain (terme que son personnage réfute assez brillamment). Pascale Ogier joue de son corps très mince, de ses intonations de jeune fille et nous touche particulièrement lorsqu'elle laisse éclater ces sortes de crises de nerfs calmes. Tchéky Karyo est le plus étonnant des trois car le plus "déplacé", Rohmer se servant magnifiquement de son allure lourde, de son regard toujours au bord de l'explosion et en même temps terriblement las. Ces différences de jeu, essentiellement dûes aux corps des comédiens (et auxquelles il faut ajouter l'apparition de Laszlo Szabo, apportant tout à coup un autre registre, une vision plus globalisante et moins terre à terre), le cinéaste en fait une force structurante de son récit. D'ailleurs, ce qui reste le mieux en tête après une première vision des Nuits de la pleine lune a peu à voir avec l'image traditionnelle véhiculée par le cinéma de Rohmer puisque reviennent en mémoire avant tout ces longues séquences de danse et ces scènes de ménage entre Louise et Rémi.

    D'autres éléments contredisent la thèse d'un cinéma bavard et ennuyeux. Entre en jeu un véritable plaisir du récit, à tel point qu'il ne faudrait peut-être pas grand chose pour que l'on bascule à certains moments dans un film de genre. On l'a dit, tous les possibles sont envisagés dès le départ, mais à cela s'ajoutent ensuite des fausses-pistes, des méprises et des revirements. Octave se voit traité de flic, un simple passage aux toilettes d'un bar provoque un moment de suspense et pendant quelques secondes l'escalier que gravit Louise et qui mène à la chambre de Rémi prend une allure hitchcockienne. On le voit donc, au-delà de sa rigueur, le cinéma de Rohmer ne manque pas de surprises.

     

    Rayon 08.jpgExpérience inédite pour Eric Rohmer que ce Rayon vert. Après avoir laissé Pascale Ogier décorer les appartements de son personnage des Nuits de la pleine lune, il laisse cette fois-ci Marie Rivière et les acteurs l'entourant collaborer au scénario et aux dialogues, sous forme d'improvisations développées à partir d'une certaine trame. A la mise en scène de suivre. Rohmer délaisse donc quelque peu sa position d'organisateur au regard acéré et sollicite moins son oeil de plasticien. Nous perdons alors en rigueur ce que nous gagnons en naturel et en liberté. Frappent ici la simplicité des gens filmés et de leurs propos, l'abondance des scènes de repas décontractés, un goût pour la déambulation purement documentaire et l'étirement de séquences a priori sans enjeu dramatique. Devant ce cinquième opus de la série Comédies et proverbes, on ne peut que se faire à nouveau la remarque : Eric Rohmer est sans doute, parmi les grands auteurs de la Nouvelle Vague, celui qui est resté le plus fidèle aux principes techniques, esthétiques et narratifs du mouvement.

    S'étalant sur une période de vacances estivales, le récit en épouse le rythme particulier, au gré de balades et de rencontres, sans réels soucis d'équilibre temporel (une longue semaine à Cherbourg puis un séjour expéditif de quelques heures à la montagne, des scènes très courtes ou des discussions attablés sans fin) ni d'homogénéité de registres (séquences de drague ludiques ou pathétiques, échanges profonds ou prosaïques, agitation des groupes ou plages solitaires). C'est aussi peu de dire que Rohmer s'attache à son héroïne, soumettant tout son film à ses hésitations et ses états d'âme. Ne se remettant pas d'une rupture sentimentale, lâchée par une amie au moment de partir avec elle en Grèce, ne sachant plus que faire, Delphine est mal dans sa peau. Les autres ne cessent de la pousser à "se bouger", à extérioriser et à donner d'elle ce qu'elle ne veut pas. Mais Delphine reste farouchement fidèle à sa vision romantique de l'existence, quitte à passer par de terribles moments de dépression.

    Si la jeune femme ne sait jamais vers où et vers qui aller, plutôt que d'instabilité, il faut parler d'un état vague. Nous sommes en effet souvent au bord de la mer mais, plus sérieusement, c'est de cette manière que Delphine définit elle-même son rapport au monde et aux autres à l'occasion de sa discussion à coeur ouvert avec la jeune suédoise. Et d'ailleurs, pourquoi tout devrait-il toujours être clair et transparent ? La sincérité et le bien-être doivent-ils nécessairement passer par l'extraversion ? Faisant sien ce rapport imprécis et fuyant de Delphine à ce qui l'entoure, le film avance ainsi comme à tâton mais laisse glisser par en-dessous le sentiment qu'il y a tout de même, au bout, un point précis à atteindre. Il ne peut advenir qu'un seul dénouement. Comme Delphine, nous croyons à cette rencontre possible. Des signes balisant sa route la conforte dans cette espérance (les apparitions de ces cartes à jouer, de ces affiches et de ces couleurs pourraient l'abuser mais elle reste lucide dans sa superstition, admettant que dans son état si réceptif, elle peut très bien sur-interpréter ces clins d'oeil du destin).

    Passés les instants de déceptions et les heures trop calmes, le grand moment de la rencontre rêvée arrive enfin, dans un hall de gare. Et ce chamboulement se voit immédiatement sur le visage de Dephine (Marie Rivière est éblouissante) et dans ces gestes. La boule qui lui pesait dans le ventre a disparu d'un coup et elle ne peut plus se contenir. Elle dit tout, tout de suite. Préparées par le faux-rythme de tout ce qui précédait, les dix dernières minutes du Rayon vert affirment magnifiquement une croyance dans le cinéma et dans son pouvoir d'émotion et d'émerveillement. Chaque élément a tendu vers cet instant où tout fait sens, où, selon l'adage, on voit en soi et en ses proches. Là, sur cette falaise, face au soleil couchant, un phénomène météorologique parfaitement connu est aussi un événement magique, Baudelaire ("Ah ! Que le temps vienne. Où les coeurs s'éprennent", sous-titre du film) et Jules Verne dialoguent, le cinéma devient à la fois peinture et musique, le début (d'un amour) et la fin (d'une journée, d'un récit) se rejoignent. Comme un faisceau lumineux, tout converge, et cela avec l'économie de moyens habituelle au cinéaste. Si Le rayon vert n'est pas la plus pure des oeuvres de Rohmer, c'est assurément l'une des plus émouvantes.

     

    (Chroniques dvd pour Kinok)

  • Êtes-vous Rohmerien(ne) ?

    manda.jpgLe résultat n'était pas forcément attendu : le réalisateur le plus cité au terme de la récente consultation lancée par Ludovic Maubreuil sur son blog Cinématique, en rapport avec ce qu'il reste du cinéma français de ces vingt dernières années, est Eric Rohmer.

    Rohmerien, je le suis assez, pour ma part, même si il a fallu un peu de temps pour que je le devienne. Si l'on n'a pas fréquenté son cinéma depuis un moment, entrer dès le début dans un film de Rohmer est rarement chose aisée. Le plus souvent, il faut compter quelques minutes d'acclimatation face à ces parlés très travaillés et cette mise en scène transparente (ce qui ne veut bien sûr pas dire inexistante, loin de là).

    A l'échelle de l'oeuvre entière, le sentiment est similaire. Je crois me souvenir avoir découvert le cinéaste à la fin des années 80, avec La collectionneuse et n'avoir guère apprécié ce style dandy et bavard. Le plaisir fut à peine plus vif avec Le genou de Claire ou L'ami de mon amie mais, au fil des films abordés dans le plus complet désordre, l'homme finit par m'intéresser. Quatre étapes importantes pour expliquer cela : La Marquise d'O... est le premier Rohmer à m'avoir vraiment marqué, bien que le film soit plutôt atypique par rapport aux autres (ou plutôt, compte tenu de mon regard d'alors, grâce à ses différences). Quatre aventures de Reinette et Mirabelle m'étonna ensuite agréablement par sa légèreté et sa liberté. Puis, devant Ma nuit chez Maud, vu à l'occasion d'une reprise en salles, l'évidence s'imposait. Enfin, lorsque je vis en rediffusion à la télévision le formidable documentaire de la série Cinéastes de notre temps (ou Cinéma..., je ne sais plus) consacré à Rohmer, j'y découvris un cinéaste s'exprimer sur son travail de façon incroyablement précise, comme jamais je n'avais entendu quelqu'un le faire à ce point.

    Parmi les titres remarquables de ces dernières années, j'aime moins que certains l'expérience osée de L'Anglaise et le Duc mais je place toujours au plus haut le Conte d'été, frémissant encore en pensant à ces retrouvailles avec la délicieuse Amanda Langlet, 13 ans après Pauline à la plage.

    **** : Ma nuit chez Maud (1969), Conte d'été (1996)

    *** : La Marquise d'O... (1976), Pauline à la plage (1983), Les nuits de la pleine lune (1984), Quatre aventures de Reinette et Mirabelle (1987), Conte d'hiver (1992), Conte d'automne (1998), L'arbre, le maire et la médiathèque (1993), Triple agent (2004)

    ** : Le genou de Claire (1970), Le beau mariage (1983), L'ami de mon amie (1987), Conte de printemps (1990), Les rendez-vous de Paris (1995), L'Anglaise et le Duc (2001)

    * : La collectionneuse (1967)

    o : -

    Pas vus : Le signe du lion (1959), La boulangère de Monceau (1962), La carrière de Suzanne (1963), L'amour l'après-midi (1972), Perceval le Gallois (1978), La femme de l'aviateur (1981), Le rayon vert (1986), Les amours d'Astrée et de Céladon (2007)

    A vos commentaires...

  • Triple agent

    (Eric Rohmer / France / 2004)

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    8d751f3e3be8bd528cd0d97cea6bf12f.jpgUn film d'espionnage par Eric Rohmer. Il y aura donc très peu de gunfights.

    Comme à son habitude, Rohmer filme essentiellement des conversations. Il n'est affaire que de parole : de son usage, de sa portée, de ses fondements. Et ce principe rohmérien est soutenu ici par un contexte historique si fort et des événements narratifs si importants qu'il en prend une force irrésistible. Le cinéaste évoque en effet pour la première fois un passé relativement récent, lui qui, lorsqu'il délaissait ses chroniques contemporaines, peignait des époques beaucoup plus éloignées dans le temps (La Marquise d'O, Perceval, L'Anglaise et le duc). Son choix s'est porté sur la fin des années 30 et s'ajoute donc aux dangers connus de la reconstitution la difficulté d'évoquer les incessants soubresauts politiques qui traversaient alors toute l'Europe.

    Le scénario s'inspire d'une ténébreuse affaire de double enlèvement au sein du milieu russe blanc exilé à Paris. Entre l'arrivée au pouvoir du Front Populaire et les années de guerre s'égrènent les grands chocs de l'époque : guerre d'Espagne, purges staliniennes, pacte germano-soviétique. Tout cela est vu à travers le regard de Fiodor, ancien général, rattaché à une association des anciens de l'armée russe, et de sa femme Arsinoé, peintre qui reste à l'écart des activités politiques de son mari. Placé à un poste clé, là où diplomatie et espionnage se confondent, notre homme se dit de plus en plus influant et se sent de plus en plus menacé.

    Rohmer use d'un principe de mise en scène strict. Il entrecoupe sa radiographie du couple d'extraits d'actualités. Chaque chapitre de son récit est donc introduit par un montage d'images d'archives qui situe parfaitement la chronologie et les enjeux et permet ainsi de lancer directement les scènes qui suivent dans le vif du sujet. Cette séparation très nette, en plus d'éviter de pénibles explications dialoguées, confine la fiction dans les intérieurs du couple et préserve ainsi jusqu'à la fin le mystère du personnage de Fiodor. Impossible de trancher, de déceler sa part de jeu, de mégalomanie. Cet espion, nous ne le voyons jamais en mission à l'étranger et si peu en contact avec d'autres diplomates. Cela reste hors-champ. Rohmer ne dépasse pas le cercle de la famille et laisse tout passer par le texte. La situation est bénie de ce point de vue : un agent sait ou ne sait pas, parle ou pas, ment ou dit la vérité. L'importance et l'ambivalence de toute parole prononcée et le vertige des interprétations n'est alors pas difficile à faire sentir.

    La diction si particulière que Rohmer impose à ses comédiens et qui rebute tant de spectateurs dans ses films à sujets contemporains est ici recouverte d'une part par le décalage temporel (la façon de prononcer fassiste et non fachiste) et d'autre part par les accents étrangers (russes, ou grec pour Arsinoé). Triple agent, c'est aussi le plaisir de ses films multilingues qui ne trichent pas avec la réalité. Pour incarner son couple central, Eric Rohmer n'a pas choisi Patrick Bruel et Cécile de France mais les excellents Serge Renko et Katerina Didaskalou. Cette dernière prend la suite des héroïnes rohmériennes, brunes, lucides, à la fois terriennes et en quête d'absolu. Renko, lui est absolument prodigieux, laissant son regard intense trahir sa volonté de puissance derrière l'apparence moyenne de son physique.

    Réussissant dans les dialogues politiques à restituer un contexte extrêmement complexe sans le simplifier trop radicalement et à tracer le portrait d'un personnage loin du politiquement correct qu'aurait pu entraîner cette lecture d'un fait historique resté non élucidé, Triple agent, par delà quelques moments un peu guindés ou claustrophobes en regard des contes ensoleillés précédents, signe à nouveau le petit miracle que produit régulièrement le cinéma de Rohmer le doyen : si éloigné de nous, mais si nécessaire et si irréductible.