Plutôt que de rallumer la mèche dans six mois, profitons de la polémique actuelle (annuelle) autour de Clint Eastwood et continuons à danser sur les braises.
La volonté de l'ensemble de la presse cinéma d'accompagner coûte que coûte les grands cinéastes contemporains vers leur crépuscule tend à momifier prématurément ceux-ci et donne l'impression de les rendre intouchables (ce qui explique en partie la violence de certaines réactions récentes venant de la blogosphère cinéphile). Dans le cas d'Eastwood, on comprend que cette démarche puisse agacer dans la mesure où notre homme n'a cessé depuis des années (on peut assurément remonter jusqu'à Honkytonk man) de mettre en scène sa propre fin ou du moins son épuisement. Avec l'âge, le masochisme de l'acteur s'est transformé logiquement en une prise de conscience (christique ?) de sa déchéance physique. Elle prend, selon les films, une forme humoristique ou émouvante (le résultat final étant plus ou moins satisfaisant) et elle se double souvent d'une réflexion sur les valeurs, conservatrices essentiellement, auxquels tient Eastwood. L'affirmation de celles-ci passe plus ou moins bien d'un opus à l'autre, mais avec le temps, il semble qu'elles soient régulièrement mises à l'épreuve d'un "nouveau monde". C'est notamment l'évidence de cette interrogation qui me fait ainsi préférer Gran Torino à L'échange, plus retors dans son fonctionnement.
Grand raconteur d'histoires, Eastwood se laisse parfois emporter et alourdit inutilement certains de ses récits. Il peut user d'une symbolique trop forte (dans L'homme des hautes plaines, Pale rider, Chasseur blanc...), tirer ses acteurs vers la pure performance, au risque de nous détourner du propos (les numéros de Tim Robbins et Sean Penn dans Mystic river, auxquels on préfère la tenue de Kevin Bacon) ou s'épuiser à bâtir une structure complexe tournant quelque peu à vide (Mémoires de nos pères). Pourtant, en d'autres endroits, c'est la simplicité des rapports, la subtilité dans le tissage des liens entre les personnages qui m'enthousiasme. L'échange se fait le plus souvent entre des générations distinctes (et jamais, ou rarement, comme beaucoup l'ont remarqué, à l'intérieur d'une même famille) : cela court de la nouvelle communauté de Josey Wales à la transmission verticale de Gran Torino.
L'évolution qualitative, quoi qu'en disent la plupart des critiques, ne saute pas tant aux yeux que cela. Certes, la fluidité et l'assurance sont plus évidentes, la photographie flatte l'oeil, bouleverse parfois, mais Eastwood a toujours été un cinéaste intéressant. Son importance actuelle, il la doit plus à la constance d'une production qui était déjà de qualité il y a trente ans qu'à la fulgurance d'un style. On ne parlera donc pas de génie (mais à propos de combien de cinéastes contemporains le dirions-nous ?) mais bien de l'un des meilleurs réalisateurs américains en activité.
Parenthèse pour finir. Le principe même de ce type de note rétrospective me fait sans doute basculer pour certains du côté de la critique dialectique (ainsi, dans l'activité cinéphile, plusieurs niveaux seraient à distinguer : la critique professionnelle institutionnelle, la critique professionnelle indépendante, la critique web dialectique et la critique web poétique, chacun, dans sa bulle, se flattant de son acuité et se trouvant au-dessus de lui un repoussoir pantouflard). Personnellement, mon rapport au cinéma ne change pas. Je cherche d'abord à juger un film sur ce qu'il est. Question de priorité, ce n'est que dans un deuxième temps que je peux l'inscrire dans le cadre plus général d'une oeuvre entière, éventuellement modifier légèrement mon regard si l'écran m'a renvoyé explicitement à un élément filmographique précis, mais jamais le renverser ou le forcer par respect du dogme auteuriste.
En termes de préférences eastwoodiennes, cela donne ça :
**** : Impitoyable (1992), Million Dollar Baby (2004)
*** : Josey Wales hors-la-loi (1976), Honkytonk Man (1982), Bird (1988), Un monde parfait (1993), Sur la route de Madison (1995), Minuit dans le jardin du bien et du mal (1997), Jugé coupable (1999), Mystic River (2003), Lettres d'Iwo Jima (2007), Gran Torino (2009)
** : L'Homme des Hautes Plaines (1973), Breezy (1973), Pale Rider (1985), Chasseur blanc, cœur noir (1990), Les Pleins Pouvoirs (1995), Mémoires de nos pères (2006), L'Échange (2008)
* : Le Retour de l'inspecteur Harry (1983)
o : -
Pas vu : Un frisson dans la nuit (1971), La Sanction (1975), L'Épreuve de force (1977), Bronco Billy (1980), Le Maître de guerre (1986), La Relève (1990), Space Cowboys (2000), Créance de sang (2002)
Trop lointain : Firefox, l'arme absolue (1982)
N'hésitez pas à apporter votre point de vue et préciser ainsi, en ces temps agités, votre rapport au cinéma de Clint Eastwood...