(Claude Chabrol / France / 2004)
■■■□
En août dernier, sorti de La fille coupée en deux, je regrettais ici même, malgré leurs qualités évidentes, le ronronnement des films de Chabrol ayant suivis La cérémonie. Forcément, trois mois plus tard, je tombe sur la pièce du puzzle que j'avais oublié sous le tapis, celle qui ressemble apparemment aux autres mais qui, finalement, remet tout en cause, celle qui n'attire pas l'oeil en premier mais qui se révèle la plus belle. Avec La demoiselle d'honneur, Chabrol adapte à nouveau un roman de Ruth Rendell, près de dix ans après La cérémonie. Comme Woody Allen dernièrement, il s'attache à des personnages de classe moins élevée que d'habitude. Le cadre de départ est celui d'une petite maison de la banlieue nantaise. Une mère de famille très attentionnée s'en sort plus ou moins comme coiffeuse à domicile et garde sous son toit ses trois grands enfants d'une vingtaine d'années. Ses deux filles suivent des voies opposées : la cadette flirte avec les embrouilles, l'autre se marie. L'aîné des trois, Philippe, est le mieux installé professionnellement, cadre commercial très compétent dans une petite entreprise du bâtiment. Le mariage de sa soeur l'amène à rencontrer Senta, l'une des demoiselles d'honneur. Celle-ci l'entraîne dans une histoire de passion amoureuse exclusive, à la lisière de la folie meurtrière.
Chabrol s'y connaît dans la mise en scène des petits dérèglements de l'esprit et des signes inquiétants. Le premier plan du film, sur le générique, nous promène dans les rues d'un quartier pavillonnaire par un long travelling dont on pressent qu'il va déboucher sur la représentation d'un événement dramatique, bien avant que l'on aperçoive la première voiture de police. De même, la vision de cette famille sans histoire est vite perturbée par le comportement trop doux de la mère (Aurore Clément, excellente) ou par la façon dont son fils la regarde, de trop près, trop longtemps, trop intensément. Délaissant les grands bourgeois et les vedettes de la télé, Chabrol ne force pas le trait dans la caricature des personnages. Il trouve par exemple le moyen de transcender cette scène de banquet de mariage, qui pourrait prêter à toutes les facilités. On a droit à la chanson du père du marié, au "Mariage pluvieux, mariage heureux" lancé par la mère. Mais dans cette petite salle des fêtes, se font surtout sentir la circulation des corps et des regards, le rythme infaillible du montage et la précision du jeu de chacun. C'est peu dire que Benoît Magimel porte la quasi-totalité du film sur ses épaules. Apparemment réjoui de prendre une telle place dans l'oeuvre chabrolienne récente, il endosse ici le rôle du témoin-guide parfait pour le spectateur. Son jeu à la fois distancié et intense fait merveille. Chabrol nous positionne tantôt légèrement en retard (l'aveu du défi relevé à Senta), tantôt légèrement en avance (l'interrogatoire au commissariat) par rapport au personnage et nous nous délectons de ce décalage. Face à Magimel, Laura Smet sait imposer dès ses premières scènes sa beauté étrange et mener le film vers une inquiétude proche du fantastique.
Car on a bien l'impression d'un passage d'un monde à l'autre. Ce qui apparaissait en premier lieu comme un balancement, déjà assez déboussolant, entre mensonges et vérités, jeu et sérieux, sincérité et dissimulation, s'avère finalement être un glissement encore plus important. Attiré par Senta, Philippe passe du réel (sa famille, son patron) à la fiction. Si les allers-retours et les articulations entre les deux plans sont multiples (ce qui charge notamment d'ironie réjouissante les demandes répétées de ses proches à Philippe de surveiller sa petite soeur, alors que se jouent pour lui des choses bien plus graves), deux moments précis marquent nettement le basculement. Lors de la première discussion tendue entre Philippe et Senta, un simple travelling dans le dos du jeune homme change l'angle de vue sur l'amante et signe une rupture. Par ses propos ahurissants autant que par cet effet, notre vision du personnage de Senta change. Et Philippe bascule dans le rêve. Son véritable retour sur terre se fera sentir lui aussi, quand dans le jardin public il verra passer un garçon sorti de nulle part, habillé à l'ancienne et jouant au cerceau. Cette vision lui fait se frotter les yeux. L'apparition du clochard qu'il croyait mort finit de le ramener à la réalité. Ces trouvailles, Chabrol les déroulent sans ostentation, prenant bien soin de faire porter ces bouleversements avant tout par les astuces du scénario. Et pour clore son récit sans nous faire retomber trop brutalement, entre une ellipse radicale et un dernier plan en suspension, il laisse Philippe faire croire à Senta, pour quelques instants, que le rêve peut continuer.
Commentaires
Joli texte sur celui qui est aussi mon préféré dans l'assez faible période post "Merci pour le Chocolat".
Merci.
Moi, je dirai : mon préféré dans la moyenne période post "Cérémonie".
Même pas le divertissement joyeusement ambigu qu'est "Rien ne va Plus" ?
En fait, pour moi, cette "période moyenne" ne comporte aucun mauvais film, mais pas d'oeuvre très marquante non plus, à part donc "La demoiselle d'honneur". "Rien ne va plus" était, c'est vrai, assez agréable et son souvenir est plus vif que celui des films plus sérieux qui suivent.