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chabrol

  • C'était mieux avant... (Avril 1985)

    Mars ? Déjà de l'histoire ancienne... Hâtons-nous donc de reprendre le cours de notre exercice mémoriel et rappelons-nous des sorties en salles françaises du mois d'Avril 1985 :

    terminator.jpgBien que ces aveux soient aujourd'hui un brin douloureux, commençons par ce qui nous attirait réellement en ce temps-là. Pensant tomber sur un Outsiders à la Française, nous nous étions précipités à la projection de Hors-la-loi, de Robin Davis. Une dizaine de jeunes rebelles sans cause, parmi lesquels Clovis Cornillac, Wadeck Stanczak et Isabelle Pasco, s'y trouvaient pourchassés par la police et quelques paysans de Lozère. Sans encore y connaître grand chose, il nous était tout de même apparu que l'ensemble n'était pas vraiment du niveau de Coppola. En revanche, à l'âge de 13 ans, coincé au stade cinéphile débutant et uniquement informé par Première, il était difficile de ne pas succomber à l'épate de Luc Besson et de son Subway, de ne pas trouver ça génial, de ne pas y revenir plusieurs fois et de ne pas en retenir toutes les répliques. Ayant par la suite opéré une volte-face par rapport au cinéma du nounours barbu, étant passé à un rejet total, à la violence proportionnelle à l'amour porté auparavant (devrai-je porter plainte pour avoir été ainsi abusé en ces années d'innocence ?), il m'est impossible aujourd'hui de juger cet objet sereinement.

    Tout aussi barbu, James Cameron proposait un film bientôt tout aussi culte. Terminator fit bien sûr son effet sur nous aussi, essentiellement en raison de sa violence (le poing de Schwarzie qui traverse le corps du pauvre biker : succès assuré dans la cour du collège). Pas revue depuis, pas même au moment de la sortie d'un deuxième volet que nous ne goûtâmes guère, cette série B carrée propulsa le cinéaste dans une autre dimension, sur le plan économique en tout cas. Quatrième titre coché à l'époque : Le jeu du faucon de John Schlesinger avec les vedettes pour ados qu'étaient Timothy Hutton et Sean Penn en apprentis-espions. Je n'en ai plus aucun souvenir.

    eijanaika.jpgPlus marquants sont trois autres films de ce mois, découverts plus tardivement. Les 613 minutes de Shoah représentent une expérience physique unique, vertigineuse et étouffante. Le documentaire de Claude Lanzmann sur l'extermination des Juifs d'Europe dans les camps nazis est d'une grande importance historique et provoque quantité de réflexions sur l'esthétique et la morale. Un fois que ceci a été rappelé, on peut regretter que cette œuvre monumentale ait été à l'origine de l'établissement d'un dogme et de la formulation d'un interdit, celui de la représentation, interdit constamment réaffirmé depuis par l'auteur et ses admirateurs inconditionnels.

    Dans un registre bien plus léger, avec Poulet au vinaigre, Claude Chabrol et son acteur Jean Poiret donnaient vie sur l'écran à l'Inspecteur Lavardin, dont un second volet cinématographique et une mini-série télévisée allaient ensuite continuer de nous conter les aventures. Réjouissant et caustique, l'opus, s'il n'est pas le plus admirable de la longue carrière du cinéaste, est savoureux. Plus enthousiasmant encore, selon moi, est l'incroyable film du grand Shohei Imamura, Eijanaïka. En plein XIXe, se déroule un récit ébouriffant, complexe et vivifiant, un conte historique ballottant les maîtres et la populace pour déboucher sur une réflexion politique limpide.

    Il me semble être tombé une fois à la télévision sur Faster Pussycat, Kill ! Kill ! de Russ Meyer, tourné en 1966 mais seulement exploité dans les salles françaises en ce mois d'avril 85. Je me souviens d'un beau noir et blanc, de cadrages étonnants et de poitrines généreuses. Rien de plus. De même, il n'est pas impossible que se soient trouvés sous mes yeux, un soir de désœuvrement télévisuel, Blanche et Marie de Jacques Renard (Miou-Miou et Sandrine Bonnaire en résistantes), 2010 de Peter Hyams (suite du 2001, de Kubrick, toujours d'après Arthur C. Clarke et pari forcément insensé), La nuit porte-jaretelles de Virginie Thévenet (film-mode autour de Pigalle), Le kid de la plage de Garry Marshall (comédie anodine au service de la star Matt Dillon) ou Liberté, égalité, choucroute de Jean Yanne (dont il est difficile de trouver un défenseur).

    lepactole.jpgUne fois ces titres énoncés, il en reste, parmi ceux qui me sont inconnus, de très tentants : en premier lieu, Micki et Maude de Blake Edwards (Dudley Moore, coincé entre Amy Irving et Ann Reinking, y devient bigame), puis La balade inoubliable du discret mais sensible Pupi Avati, Brother de John Sayles (l'histoire d'un esclave noir échappé d'une autre planète et aterrissant à New York, poursuivi par deux chasseurs de primes), La maison et le monde, l'un des derniers longs-métrages de Satyajit Ray (encore une fois adapté de Rabindranath Tagore et traitant de la confrontation entre valeurs indiennes et occidentales), Marlene, un documentaire de Maximilian Schell sur Dietrich (présente sur la bande son mais ayant refusé de se laisser filmer), La route des Indes du revenant David Lean (nouvelle fresque historique d'après E.M. Forster) et enfin Le pactole, énième fable immorale de Jean-Pierre Mocky.

    Plus risquées me semblent les découvertes d'Adieu blaireau, polar sophistiqué de Bob Decourt avec Philippe Léotard, d'Au-delà des murs de l'Israélien Uri Barbash (un film de prison appelant à la réconciliation entre Juifs et Palestiniens), des Bostoniennes, drame de faible réputation de James Ivory (avec Christopher Reeve et Vanessa Redgrave), du Combat des maîtres (un "Shaw Brothers" de Liu Chia Liang), de Country - Les moissons du cœur de Richard Pearce (un nouveau regard sur la campagne américaine, avec Jessica Lange et Sam Shepard), du Déclic de Jean-Louis Richard, d'après la BD érotique de Milo Manara, d'Electric dreams du clippeur Steve Barron (l'ordinateur d'une jeune femme devient humain), de Mata-Hari de Curtis Harrington (avec Sylvia Kristel), de Mojado power de et avec le Mexicain Alfonso Arau (l'immigration clandestine vers les USA vue de manière humoristique), de Monsieur de Pourceaugnac de Michel Mitrani, d'après Molière avec Michel Galabru, d'Un printemps sous la neige (film franco-canadien de Daniel Petrie avec Liv Ullmann et le jeune Kiefer Sutherland, un mélo social sur les années 30), des Plaisirs interdits de Salvatore Samperi (la passion incestueuse entre un frère et une sœur), d'Onde de choc de Nico Mastorakis (film de serial killer avec un héros aveugle) et de Vidas (film-choc sur la société portugaise par Antonio da Cunha Telles). Mais, on le voit, même dans ce lot, une bonne surprise n'est pas à exclure, ce qui donne finalement à ce mois-là une couleur très intéressante.

    Il nous reste toutefois à lister les produits venant de Hong-Kong (Les jeunes bonzes du temple de Shaolin de Tang Cheng Da, Le tigre de Shaolin d'Au Yeung Chuen, Le karatéka au poing d'or de Pasan) et à mentionner l'étonnante prééminence de la thématique du vice dans les pornos du mois (Apprenties vicieuses de Youri Berko, Ballets roses pour couples vicieux de Johana Morgan et Le vice de Madame, non signé).

    premiere97.jpgPour les revues et magazines de cinéma, c'est surtout 2010 qui crée l'évènement en avril de cette année. Le film de Peter Hyams se retrouve en effet en couverture de Cinéma 85 (316), de Starfix (25) et de L'Ecran Fantastique (55). Les Cahiers du Cinéma (370) choisissent de poursuivre le dialogue avec Chabrol (Poulet au vinaigre est à la une) et Positif (290) avec Blake Edwards (Micki et Maude). La Revue du Cinéma (404) élit La petite fille au tambour de George Roy Hill et Jeune Cinéma (166), Louise l'insoumise de Charlotte Silvera, tous deux sortis en mars. Cinématographe (109) illustre son numéro sur les "Chocs de cultures" par une photo du Fleuve de Jean Renoir. Enfin, Premiere (97) rencontre Yves Montand, bientôt à l'affiche dans le Jean de Florette de Claude Berri.

    Voilà pour avril 1985. La suite le mois prochain...

     

    Pour en savoir plus : Electric dreams, Poulet au vinaigre, Terminator et 2010 vus par Mariaque.

  • Juste avant la nuit

    (Claude Chabrol / France / 1971)

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    justeavantlanuit.jpg[Seconde contribution personnelle au "Claude Chabrol Blogathon", après ma note sur Le boucher]

    Charles Masson, père de famille bourgeois travaillant dans la publicité, tue sa maîtresse, la femme de son meilleur ami François. Rongé par le remords, il ne pense plus qu'à avouer son crime à son épouse Hélène, à François et à la police.

    Éminemment chabrolien par les thèmes abordés, par le milieu dépeint et par sa morale (ainsi que par l'équipe convoquée, Michel Bouquet et Stéphane Audran en tête), Juste avant la nuit surprend par son ton. En prenant pour cible ces nouveaux bourgeois férus de modernité ("un peu d'avant-garde pour éviter la sclérose", comme le dit Charles), le cinéaste s'exerce à nouveau à dévoiler le vide abyssal derrière les apparences. La fable est pessimiste mais un parfum de comique surnage de temps à autre. A l'époque de la sortie en salles du film, le goût de la famille Masson paraissait-il déjà ahurissant ? Aujourd'hui, le vieillissement accéléré auquel a été soumis toute l'esthétique moderne (technique, architecturale ou vestimentaire) du début des années 70 participe sans doute encore à alourdissement de la charge. La clarté des intérieurs, l'étalement de grands volumes, l'épure de la mise en scène et l'amplification de certains sons du quotidien (bruits des talons, des verres...) fait étrangement penser au cinéma de Tati.

    De plus, si l'ironie est toujours présente, le regard est ici biaisé par la tentation du fantastique. Le parcours de Charles a semble-t-il été souvent analysé du point de vue de la culpabilité chrétienne, Chabrol, dans ses propos, encourageant plus ou moins ce type d'interprétation (la recherche perpétuelle d'un confesseur qui libèrerait le poids du péché). Malgré la présence de quelques signes, notamment la médaille de communiante autour du cou de la victime, ce n'est pas la voie qui m'est apparu la plus évidente à suivre. A mon sens, bien plus affirmée est la piste du cauchemar éveillé. Les outils du basculement sont régulièrement convoqués : miroirs, alcool, flacon de laudanum. Il est impossible de pointer le moment précis où se réaliserait le passage d'un état à l'autre, sinon à considérer comme tel le geste fatal de l'étranglement. Le pressentiment de l'onirisme est en effet stimulé dès que Charles quitte le lieu du crime : long échange de regard avec un inconnu dans la rue et rencontre fortuite avec François dans un bar désert et inhabituel. Autant que l'étonnement devant ce type d'évènements ou l'illogisme de certaines alternances entre le jour et la nuit, l'étrangeté naît de la neutralité absolue des dialogues. Le refus (ou l'incapacité) des personnages de laisser transparaître la moindre émotion nous entraîne vers l'absurde.

    Ce choix n'est pas sans risque. La distance imposée ainsi par Chabrol rend difficile un attachement réel au couple formé par Charles et Hélène (Michel Bouquet est, logiquement, de presque toutes les scènes mais Stéphane Audran en est un peu sacrifiée, son personnage se réduisant trop à sa fonction). Pure et élégante, la mise en scène laisse parfois traîner les choses en longueur, l'usage du plan-séquence enserrant dans ses griffes deux protagonistes étant systématique. Le récit principal avance à très petits pas et celui qui lui est parallèle n'est pas très palpitant. Ce dernier a cependant une très grande importance, apportant un contrepoint aux malheurs de Charles : son comptable l'escroque, filant avec l'argent de l'agence et, après son arrestation, révèle sa double vie avec une jeune maîtresse. Ce petit employé, devant son ex-patron, n'aura aucun remords et lui lancera sans état d'âme un "je vous emmerde" pour toute réponse à ses demandes d'explications compatissantes. Sans doute a-t-on là l'une des clés possibles de cette oeuvre déconcertante : quand la classe inférieure assume ses actes, le bourgeois est condamné à la léthargie, à la vaine recherche de l'absolution et à la mort.

  • Le boucher

    (Claude Chabrol / France / 1970)

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    Présenter de manière publicitaire Le boucher comme étant un "film criminel campagnard" pourrait faire sourire si Claude Chabrol lui-même ne prenait un malin plaisir à y glisser quelques séquences jouant sur cette apparente incongruité. Il en va ainsi des plans décrivant l'arrivée des gendarmes dans le village : la camionnette des fonctionnaires se glisse dans le décor, entre les poules du premier plan et le bâtiment municipal du fond, puis les képis traversent le champ dans le dos des enfants occupés à jouer dans la cour de l'école. Plus tard, de façon moins appuyée, le va-et-vient des véhicules à gyrophares dans la rue donnera son rythme à la scène se déroulant à l'intérieur de la boucherie de Popaul : au premier plan, la comédie villageoise, à l'arrière-plan, le drame criminel.

    Cette légère ironie ne retombe pas cependant sur les personnages, quelque soit leur importance. Au cours du bal de mariage, on remarque cet homme dansant si bizarrement, celui que l'on pourrait décrire comme "le simplet du village". Or, sa silhouette reviendra plus tard, lors de l'enterrement de la mariée, pour porter la croix du début de cortège. Chabrol le filme en plan large, ne le désigne pas. C'est assez long pour permettre la reconnaissance mais trop court pour faire afficher un sourire en coin. Nul pittoresque donc, dans ce tableau de la "France profonde" (c'est plutôt l'officier de police dépêché par Bordeaux qui affiche les signes les plus risibles : blouson et chapeau de flic), mais bien le maintien d'une attention réaliste, se déployant à l'intérieur de l'une des plus belles et des plus limpides mises en scène de Claude Chabrol.

    boucher1.jpg

    A la sortie du bal, un plan-séquence en traveling arrière accompagne Melle Hélène et Popaul de la salle des fêtes jusqu'à la place de l'école (la musique de la fête se laisse entendre tout du long, jusqu'à l'arrivée près de l'église, où les cloches prennent le relais). Ensuite, nous parcourons l'appartement d'Hélène en la suivant dans ses occupations. La séquence, non dramatique, prolonge rythmiquement celle de la promenade et prépare la scénographie des futures visites de Popaul. Chabrol trouve dans Le boucher un équilibre parfait dans ses effets de mise en scène, jamais ostentatoires ni répétés. De très beaux zooms parsèment la séquence du bal, une légère plongée coince un instant Hélène dans son appartement, un écran noir suspend le temps lors de l'ultime visite, une série de magnifiques plans fixes du visage de Stéphane Audran intriguent fortement sur la fin... La fluidité de l'ensemble empêche de ne voir là que des trucs de technicien. Chabrol prend soin de varier les ambiances, dénouant le drame dans la nuit alors que son film était jusque là très solaire. Il boucle également son récit, en écho à la promenade du début, par une course en voiture vers l'hôpital le plus proche. Au pas de deux tranquille dans la rue du village, rendu en plan-séquence, répond cette précipitation, ciselée par un découpage vif et des gros plans déformant le visage de Popaul.

    Le temps du film, notre regard évolue : il se fait d'abord surplombant, lointain (les premiers plans balayant la vallée de la Dordogne puis ceux embrassant toute la salle des fêtes...) avant d'épouser progressivement celui d'Hélène. Cette proximité qui nous est accordée nous fait accepter, autant qu'elle, le baiser final. Hélène est un ange (ou tout comme : une institutrice). Gentillesse, blondeur, chasteté... Quoique, ce maquillage, cette cigarette... Ramasser en une fraction de seconde un briquet oublié, l'allumer comme on signe un pacte, s'affoler de son propre comportement, se sentir soulager. La femme est changeante. L'homme aussi : Popaul est délicat et horrible. La folie du Boucher n'est pas brouillage mais coexistence. L'astuce du briquet n'engage pas sur la voie de la dissimulation mais sur celle de la prise de conscience de deux états successifs, dont l'un découle de la permanence du mal dans la nature humaine (depuis la nuit des temps bien sûr).

    boucher2.jpg

    Ceci étant, il serait vain de tenter de comprendre les raisons profondes des atrocités perpétrées. L'extraordinaire travail d'écriture de Chabrol permet, dans le naturel du dialogue, d'avancer quelques données (la haine du père, la violence militaire) qui ne se transforment jamais en explications suffisantes. Hélène se penche au bord du gouffre et observe. Comme nous, elle ne peut s'empêcher d'éprouver au moins de la sympathie pour Popaul (que l'on ne voit jamais sous un mauvais jour) puis de l'apaiser.

    Au final, la voiture d'Hélène éclaire par ses phares les arbres penchés vers la route comme le faisait celle du Dr Mabuse, mais c'est plutôt son M le Maudit que Chabrol a réalisé là.

     

    Ma nouvelle visite au Boucher s'est faite à l'occasion du "Claude Chabrol Blogathon" lancé par le cinéphile américain Flickhead et relayé chez nous par Vincent.

    Photos : capture dvd Artedis

  • La demoiselle d'honneur

    (Claude Chabrol / France / 2004)

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    a87777538a75dfb1a951e058d61a3e3c.jpgEn août dernier, sorti de La fille coupée en deux, je regrettais ici même, malgré leurs qualités évidentes, le ronronnement des films de Chabrol ayant suivis La cérémonie. Forcément, trois mois plus tard, je tombe sur la pièce du puzzle que j'avais oublié sous le tapis, celle qui ressemble apparemment aux autres mais qui, finalement, remet tout en cause, celle qui n'attire pas l'oeil en premier mais qui se révèle la plus belle. Avec La demoiselle d'honneur, Chabrol adapte à nouveau un roman de Ruth Rendell, près de dix ans après La cérémonie. Comme Woody Allen dernièrement, il s'attache à des personnages de classe moins élevée que d'habitude. Le cadre de départ est celui d'une petite maison de la banlieue nantaise. Une mère de famille très attentionnée s'en sort plus ou moins comme coiffeuse à domicile et garde sous son toit ses trois grands enfants d'une vingtaine d'années. Ses deux filles suivent des voies opposées : la cadette flirte avec les embrouilles, l'autre se marie. L'aîné des trois, Philippe, est le mieux installé professionnellement, cadre commercial très compétent dans une petite entreprise du bâtiment. Le mariage de sa soeur l'amène à rencontrer Senta, l'une des demoiselles d'honneur. Celle-ci l'entraîne dans une histoire de passion amoureuse exclusive, à la lisière de la folie meurtrière.

    Chabrol s'y connaît dans la mise en scène des petits dérèglements de l'esprit et des signes inquiétants. Le premier plan du film, sur le générique, nous promène dans les rues d'un quartier pavillonnaire par un long travelling dont on pressent qu'il va déboucher sur la représentation d'un événement dramatique, bien avant que l'on aperçoive la première voiture de police. De même, la vision de cette famille sans histoire est vite perturbée par le comportement trop doux de la mère (Aurore Clément, excellente) ou par la façon dont son fils la regarde, de trop près, trop longtemps, trop intensément. Délaissant les grands bourgeois et les vedettes de la télé, Chabrol ne force pas le trait dans la caricature des personnages. Il trouve par exemple le moyen de transcender cette scène de banquet de mariage, qui pourrait prêter à toutes les facilités. On a droit à la chanson du père du marié, au "Mariage pluvieux, mariage heureux" lancé par la mère. Mais dans cette petite salle des fêtes, se font surtout sentir la circulation des corps et des regards, le rythme infaillible du montage et la précision du jeu de chacun. C'est peu dire que Benoît Magimel porte la quasi-totalité du film sur ses épaules. Apparemment réjoui de prendre une telle place dans l'oeuvre chabrolienne récente, il endosse ici le rôle du témoin-guide parfait pour le spectateur. Son jeu à la fois distancié et intense fait merveille. Chabrol nous positionne tantôt légèrement en retard (l'aveu du défi relevé à Senta), tantôt légèrement en avance (l'interrogatoire au commissariat) par rapport au personnage et nous nous délectons de ce décalage. Face à Magimel, Laura Smet sait imposer dès ses premières scènes sa beauté étrange et mener le film vers une inquiétude proche du fantastique.

    Car on a bien l'impression d'un passage d'un monde à l'autre. Ce qui apparaissait en premier lieu comme un balancement, déjà assez déboussolant, entre mensonges et vérités, jeu et sérieux, sincérité et dissimulation, s'avère finalement être un glissement encore plus important. Attiré par Senta, Philippe passe du réel (sa famille, son patron) à la fiction. Si les allers-retours et les articulations entre les deux plans sont multiples (ce qui charge notamment d'ironie réjouissante les demandes répétées de ses proches à Philippe de surveiller sa petite soeur, alors que se jouent pour lui des choses bien plus graves), deux moments précis marquent nettement le basculement. Lors de la première discussion tendue entre Philippe et Senta, un simple travelling dans le dos du jeune homme change l'angle de vue sur l'amante et signe une rupture. Par ses propos ahurissants autant que par cet effet, notre vision du personnage de Senta change. Et Philippe bascule dans le rêve. Son véritable retour sur terre se fera sentir lui aussi, quand dans le jardin public il verra passer un garçon sorti de nulle part, habillé à l'ancienne et jouant au cerceau. Cette vision lui fait se frotter les yeux. L'apparition du clochard qu'il croyait mort finit de le ramener à la réalité. Ces trouvailles, Chabrol les déroulent sans ostentation, prenant bien soin de faire porter ces bouleversements avant tout par les astuces du scénario. Et pour clore son récit sans nous faire retomber trop brutalement, entre une ellipse radicale et un dernier plan en suspension, il laisse Philippe faire croire à Senta, pour quelques instants, que le rêve peut continuer.

  • La fille coupée en deux

    (Claude Chabrol / France / 2007)

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    61cded734600d84cad0abf7436f7fb12.jpgLudivine Sagnier est la fille coupée en deux, entre deux hommes : la vieille gloire littéraire locale et le riche fils à papa déjanté. Il y aura donc de l'ironie dans la peinture de la bourgeoisie provinciale, des secrets de famille qui ressortiront, des masques qui tomberont, des relations perverses qui se tisseront et la mort d'un des personnages. La ligne chabrolienne est toute tracée. La mise en scène est toujours recherchée, avec notamment un bel emploi des ellipses. Chabrol traque ses acteurs au plus près des visages, de façon trop systématique à mon goût, laissant l'impression d'assister surtout à des numéros successifs (flagrant dans l'importance donnée sur la fin à la mère de Paul, jouée par Caroline Sihol). Benoît Magimel est celui qui s'en sort le mieux, à partir du personnage le plus déplaisant au départ, qu'il tire vers la caricature pour mieux nous le rendre attachant par la suite, trajectoire opposée à celle de Saint Denis, l'écrivain interprété par François Berléand.

    Chabrol s'attaque pour la énième fois aux notables. Industriels et politiques se côtoient dans les soirées de bienfaisance et se retrouvent ensuite au bordel. Peut être que ce regard critique est juste, mais il est devenu chez le cinéaste tellement habituel. A l'image de ce club privé (bien filmé, tout en mystère, avec ses cadrages serrés laissant l'arrière-plan dans le flou ou la pénombre), un parfum légèrement suranné flotte dans la description de ces modes de vie, dans les rapports entre les gens, dans les dialogues (que les débordements soudain graveleux n'arrangent pas). L'obsession pour le sexe trouble plus les protagonistes que le spectateur. A la croisée de tous les regards, Ludivine Sagnier se bat vaillamment, elle qui se fait traiter de tous les noms, le plus énervant pour elle étant sans doute le récurrent et condescendant "petite fille".

    Claude Chabrol ne fait plus de mauvais film. Ces dix dernières années, après la récréation de Rien ne va plus, la série qui va de Au coeur du mensonge à La fille coupée en deux, si elle ne contient aucune tâche, n'a rien de très emballant non plus. Et le temps de La cérémonie, grand choc de 1995, s'éloigne (certes, j'ai raté celui qui pourrait mettre à mal tout ce que j'avance, notamment sur la reprise éternelle des mêmes figures chabroliennes : L'ivresse du pouvoir).

    Dernière chose venue à l'esprit devant La fille..., les points communs avec David Lynch, et particulièrement Inland Empire : le portrait de la jeune femme blonde, les chambres du bordel dans l'obscurité du haut de l'escalier, la caméra très proche des visages, l'épilogue à l'ambiance fantasmatique...