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Le temps des grâces

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(Chronique dvd parue sur Kinok)

Le temps des grâces est un documentaire qui alerte sur les dangereuses mutations qu'a connu l'agriculture de notre pays depuis les trente glorieuses jusqu'à aujourd'hui. Non, ne fuyez devant cet énoncé... ce film engagé n'est signé ni par Yann Arthus-Bertrand ni par Nicolas Hulot mais par Dominique Marchais, qui réalise ici un premier long métrage aussi complexe et intelligent dans son contenu qu'inventif et maîtrisé dans sa forme.

Nous écoutons tout d'abord les témoignages de quelques agriculteurs travaillant aux quatre coins de l'hexagone. Ceux-ci présentent leurs exploitations, expliquent leurs méthodes de travail, se positionnent par rapport à la situation actuelle de l'agriculture en France. Leurs interventions sont montées très simplement, les unes après les autres, et sont entrecoupées de plans descriptifs des campagnes qu'a traversé Dominique Marchais au cours de son enquête. La parole des paysans se déploie largement et les relances par le cinéaste sont rares.

Puis, progressivement, la place est laissée à d'autres acteurs de ce secteur : microbiologistes, économistes, paysagistes, chercheurs agronomes... Du cas particulier, du concret, nous passons à l'analyse scientifique, à la prospective, à une vue d'ensemble sur tout ce système qui va à sa perte, sans toutefois que ce glissement du point de vue se fasse clivant, l'existence d'un dialogue et d'une interdépendance entre ces différents corps de métier étant évidente. Chacun a sa légitimité. Le rythme des interventions devient alors plus vif, sous l'effet du resserrement des témoignages et de leur entremêlement, et les propos tenus se font de plus en plus denses, jamais soumis à la moindre simplification. Ici, pas de jugement péremptoire, pas de discours formaté, pas d'utopie écolo béate, mais une série de propos réellement "pensés". Les problématiques se précisent au fur et à mesure et en même temps élargissent l'espace de réflexion. Ainsi, sans quitter les abords des fermes et des lieux de recherche agricoles, sans dévier de son sujet, Le temps des grâces a une portée effective bien plus large et se pose, sans avoir l'air d'y toucher, en grand film politique.

Les maux dont souffre l'agriculture moderne sont lumineusement exposés. Course à la production, pollution, épuisement des sols, uniformisation des produits et des territoires... Les aberrations découlant de choix politiques, économiques et éducatifs ineptes sont pointées. Mais parallèlement, des pistes sont défrichées pour sortir du piège. Ces solutions existent et sont relativement simples, allant de la plantation de haies à une collectivisation de terres cultivables (et non de l'activité en elle-même), en passant par la couverture des sols par des résidus de broyage de rameaux permettant leur régénération. Elles nécessitent toutefois un changement radical de politique, le passage du produire plus au produire mieux et surtout un affranchissement des diktats de l'industrie (bataille rude à mener car comme le dit si pertinemment la biologiste Lydia Bourguignon, "la nature, si on s'en sert bien, a une gratuité qui est gênante à notre époque").

L'un des prolongements de ce faisceau de réflexions concerne le paysage et cette composante essentielle du débat a l'avantage de pouvoir fournir une matière éminemment cinématographique. Dominique Marchais compose une série de plans magnifiques apportant une respiration et des temps de pauses. Mais il ne s'agit pas alors de se repaître paresseusement de belles images. Ces plans ont une durée, un cadre, un rythme, une pulsation, et leur assemblage est dû à un montage (et un mixage) tout à fait remarquable. Un jeu s'instaure parfois entre l'image et le son : des interlocuteurs peuvent être maintenus hors-champ longtemps après qu'ils aient commencé à nous parler ou bien la bande son, si calme, peut subir une soudaine invasion bruitiste à l'entrée d'une bergerie. Les transitions d'un plan à l'autre sont toujours soignées, souvent signifiantes mais jamais appuyées ni simplement illustratives. Ces écueils sont notamment évités par la prise en compte d'une donnée toute simple : la durée nécessaire du plan qui suit l'idée énoncée précédemment.

Prenant d'abord appui sur les propos de ses interlocuteurs, c'est donc aussi "cinématographiquement" que Dominique Marchais interroge le paysage, avec ces plans fixes de sous-bois ou de champs cultivés, ces panoramiques embrassant tout un espace et ces travellings automobiles allant d'un bout à l'autre des villages. Cette dimension fait que Le temps des grâces n'est pas seulement une enquête passionnante et minutieuse doublée d'une mise en garde salutaire (ce qui serait déjà précieux). C'est aussi un film qui montre précisément ce que c'est aujourd'hui, concrètement, physiquement, de vivre en France.

 

tempsdesgraces00.jpgLE TEMPS DES GRÂCES

de Dominique Marchais

(France / 123 mn / 2010)

Commentaires

  • Je trouve ce film formidable et tu lui rends bien justice avec ton article. Tout à fait d'accord sur le montage qui est tout simplement parfait.

  • Merci. Si ma petite chronique pouvait inciter quelques uns à découvrir ce beau documentaire...

  • Ah, ça donne bien envie, surtout que je suis curieux de savoir si ça ressemble à ce vit mon beau-père viticulteur. Tu devrais aimer "Cochon qui s'en dédit" qui me semble aborder les mêmes thèmes quoique d'une façon fort différente.

  • Oui, Vincent, j'avais lu ta prose sur "Cochon..." et cela m'a beaucoup intrigué...

  • Oui c'est un documentaire qui a l'air intéressant. Je ne connais aucun des noms cités. Sais-tu s'il y a des géographes dans le lot ? Jean-Robert Pitte aurait pu apparaître en tant que spécialiste des paysages. Je le cite car il apparaissait dans Banyuls, Collioure, Maillol, portrait d’un terroir qui avait déjà à faire avec l'agriculture (un commentaire est sur Kinok).

    Aussi je suis curieux, quels sont les lieux filmés par Marchais en France ? La mondialisation est-elle prise en compte dans le discours et par l'image ?

  • La personne que tu cites n'est pas dans le film. Sauf erreur de ma part, il n'y a pas d'intervention de géographe, mais un paysagiste, un écrivain, des scientifiques.

    Marchais a filmé quantité d'endroits, du bocage aux grandes plaines céréalières, du grand Ouest au Limousin, pas tant par souci d'exhaustivité que par goût de la déambulation (pour donner à voir ce paysage, justement).
    La mondialisation n'est qu'à l'arrière-plan. Le film pointe l'aberration qu'il y a à faire croire que la France doit produire pour les autres pays, pour l'Afrique etc... Cette sur-productivité est une impasse, en termes d'écologie, mais aussi parce que la France n'aura jamais la compétitivité (ni les surfaces) de l'Ukraine. La solution prônée est celle d'une production de "terroir", de qualité (quitte à passer par le protectionisme).
    Je mets en lien le dossier de presse du film, très intéressant :

    http://www.capricci.fr/medias/import/12/dp.pdf

  • Je ne connais rien à l'Ukraine, mais en ce qui concerne la France, forte de sa seconde place mondiale en tant que pays exportateur de productions agricoles, il n'est pas étonnant que ses dirigeants jouent sur cet atout. Ce qui gêne c'est la concurrence (assez peu "développement durable") des produits français sur les marchés africains, le bœuf en Afrique du Sud ou le poulet au Cameroun (http://www.oxfamfrance.org/Exportations-de-poulets-L-Europe,273)... Et ce qui est curieux, c'est que le ministère de l'agriculture reste assez discret dans sa communication sur ce sujet préférant axé ses arguments sur la PAC.

    Merci pour le dp, je me suis un peu écarté des paysages, mais le film m'intéresse.

  • Je ne suis pas plus connaisseur que toi de l'Ukraine, j'ai juste repris un exemple du film (ou des bonus, je ne sais plus). Pour le rapport à l'Afrique, le problème est exactement celui que tu pointes.

    J'espère te lire un jour prochain sur ce film...

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