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Shohei Imamura (2/2)

LA BELLE SANTÉ DE SHOHEI

Un an après avoir distribué une première série de trois DVD (Cochons et cuirassés, La Femme insecte et Le Pornographe), Elephant Films récidive et poursuit son inestimable effort en l’honneur de Shohei Imamura en proposant quatre nouvelles galettes. S’intéressant toujours au dix premières années d’activité du cinéaste dans le domaine du long métrage de fiction, l’éditeur donne cette fois-ci l’occasion de redécouvrir l’un des classiques du maître japonais, Désir meurtrier, et surtout de connaître trois films plus rares, Désirs volés, sa première réalisation, Mon deuxième frère, quatrième « travail de jeunesse » pour la Nikkatsu, et Le Profond Désir des Dieux, œuvre majeure mais peu accessible jusque là.

Shohei Imamura signe donc son passage à la réalisation en 1958 avec Désirs volés, dans lequel il décrit dans un style réaliste en « Nikkatsu Scope » les aventures et mésaventures d’une troupe de théâtre vivotant entre villes et campagne. Si la forme manque encore de singularité, les préoccupations qui feront l’originalité de l’œuvre future sautent déjà aux yeux. En premier lieu, la crédibilité de ce qui est montré. Si tôt, en cette fin d’années cinquante, domine l’inscription des personnages dans des décors naturels et l’introduction elle-même prend carrément l’allure d’un documentaire sur la ville d’Osaka.

Ensuite, le sujet central, très imamuresque, est le peuple. Notre homme Shohei s’intéresse tout de suite au Japon des classes les plus basses. Il suit ici des artistes qui se débattent avec leurs faibles moyens et qui reconnaissent eux-mêmes s’activer dans un « théâtre de mendiants ». C’est une vision sociale de la débrouille qui est offerte, une description de petits larcins et de moqueries envers les dominants. Le peuple est vu comme une entité, même si ses composants sont très caractérisés et très divers, ce qui est flagrant dans toutes ces scènes où il semble faire corps dans le cadre. Aimant filmer les attroupements de rue ou l’agitation du public au spectacle, Imamura réussit déjà parfaitement à transmettre la sensation du mouvement de la foule, de manière humoristique souvent, comme lorsqu’il montre ces rangées bien séparées d’hommes et de femmes manifestant bruyamment et en alternance leur plaisir à voir des danseuses dénudées pour les uns et un bel acteur pour les autres.

Le monde du spectacle est idéal pour aborder avec vigueur ces thématiques. Par l’intermédiaire d’une mise en scène classiquement chorale, nous passons d’un serviteur de l’art populaire à un autre, au sein d’une troupe quittant Osaka pour s’installer dans un village où la confrontation entre comédiens et locaux, pour la plupart fortes têtes ou puceaux excités, fera des étincelles. Les saynètes pittoresques ne manquent pas, en effet, et d’autant moins que les artistes de kabuki ont, sous ce chapiteau, pris l’habitude de faire précéder leur spectacle par des séances de strip-teases féminins. D’emblée, la circulation du désir s’effectue donc en tous sens. L’ambiance est le plus souvent à la grivoiserie et les personnages ne reculent pas devant quelques vulgarités. Vitalité et désir sont bien les maîtres-mots.

Ce mélange entre masses ouvrières ou paysannes et artisans de la culture populaire est parfois explosif mais reste coloré de douce utopie. Le regard est effectivement bienveillant tout du long et l’ensemble bon enfant, sans véritable drame. Il manque à cet agréable Désirs volés une certaine tension et une certaine folie, notamment dans la mise en scène, pourtant compétente dans la gestion des foules mais aussi dans le soulignement de telle posture ou geste insolite.

Ce coup d’essai est cependant déjà frondeur, mal élevé, lorgnant souvent en-dessous de la ceinture. En cette année 1958, les patrons de la Nikkatsu demandèrent donc à son réalisateur de mettre la pédale douce pour la suite. Imamura obtempéra le temps de trois films, dont un est proposé ici : Mon deuxième frère. Le terreau social sur lequel se développe celui-ci est propice à tous les débordements attendus puisqu’il s’agit d’un village de mineurs en pleine crise économique et se vidant peu à peu de ses habitants. Mais les arêtes sont limées, ce qui fait dire qu’une découverte « à l’aveugle », sans connaissance de signature, ne ferait sans doute pas germer l’idée première d’une attribution à son auteur véritable.

Tiré d’un livre japonais à succès, ce mélodrame social raconte la survie et l’éclatement subi par une famille rapidement réduite à deux frères et deux sœurs après la mort du père travaillant à la mine. Il s’inscrit dans un courant large et très caractéristique des années cinquante, celui du réalisme allant de Vittorio de Sica à Satyajit Ray en passant par le René Clément de Jeux interdits et de Gervaise. La mission d’information sur une situation désespérante est remplie : en s’attachant comme toujours à décrire le petit peuple, ses défauts et sa vitalité inépuisable, Imamura dresse son dur constat. Il le fait encore en montrant le collectif, de manière quelque peu éparpillée, et en se méfiant cette fois de la vulgarité trop étalée et de la trop grande saleté, en repoussant de surcroît la question du désir et du sexe, dans une approche plus consensuelle de la vie familiale.

Toutefois, sous une apparence plus conventionnelle, la mise en scène sait se faire expressive et dynamique (les éclats de colère et les bagarres, notamment, ont l’explosivité nécessaire, surprenante parfois). Perdant en insolite et en originalité, elle gagne en émotion. Derrière l’accompagnement musical là aussi conventionnel, et même si l’optimisme l’emporte malgré les embûches, une noirceur régulière perce au fil d’une seconde partie centrée sur deux des jeunes enfants. Leur parcours compliqué émeut parfois intensément, en particulier grâce au naturel et à l’excellence des deux petits interprètes. Il est dès lors difficile de résister aux sirènes du mélo.

Mais la docilité ne dure qu’un temps et Imamura décide d’arrêter de se freiner dès son film suivant, Cochons et cuirassés, en 1961. Suit La Femme insecte puis Désir meurtrier, en 1964, qui tient la place centrale de ce qui ressemble à une stupéfiante trilogie si l’on ajoute Le Pornographe de 1966, une série qui transforme le réalisateur en grand « cinéaste-entomologiste ».

Dans Désir meurtrier, il conserve son art de la mise en situation, démarrant son récit dans une gare, captant les conversations à distance, partant ensuite dans les rues, dans la ville, dans la banlieue. Mais la démarche est différente de celle qui guidait les premiers essais à la fin de la décennie précédente. La description sociale a changé d’échelle. Nous nous sommes rapprochés et nous pénétrons maintenant au plus profond.

L’histoire est celle de Sadako, femme mariée et effacée, agressée sexuellement chez elle, un soir que son mari est absent. Humiliée, elle voit ses repères s’effondrer mais aussi un trouble immense l’envahir. Lorsque son violeur réapparaît, elle en fait son amant et bascule dans une liaison fiévreuse. Pour raconter ce singulier drame de la passion, le cinéaste n’abandonne pas ses préoccupations mais livre cette fois un véritable film mental, au sens où il nous fait entrer dans la tête de son héroïne. S’enclenche alors un mouvement centripète vertigineux, d’autant plus enivrant qu’il aborde sans précautions, mais pas sans expérimentations, les rivages du plaisir sexuel.

Il nous faut quelques minutes pour le comprendre : quand passé et présent s’emmêlent, c’est que le récit obéit aux divagations de Sadako. Le découpage passe d’un temps à un autre sans prévenir et des arrêts sur image entravent la fluidité narrative. La voix off de la jeune femme prend le pouvoir et ne le lâche plus. Personnage initialement en retrait, Sadako décide d’obéir à ses pulsions, bien qu’elle soit la proie de grands tourments. L’agression dont elle est victime semble la terrasser, au point de lui faire dire plusieurs fois qu’elle veut mourir. Mais à chaque fois que la pensée l’effleure, quelque chose l’en détourne : l’amour d’un petit garçon et surtout la nourriture et la chair. Pleine d’appétit alors que tout, autour d’elle, semble là pour la restreindre, elle puise dans sa force vitale et finit par retourner à son avantage les conséquences de son viol.

Imamura, qui semble montrer la destruction du foyer japonais traditionnel à la suite de l’intrusion violente du peuple souffrant et le retournement total des valeurs qui en découle, navigue là dans des zones grises. Sadako nous dit-elle la vérité, se souvient-elle vraiment ou est-elle en train de fantasmer ? Est-elle dégoutée ou excitée ? Et dans ces zones, une extraordinaire tension est créée puis libérée en de sidérantes séquences sexuelles fragmentant la vision des corps tordus et transpirants. Les coups font mal et laissent des marques mais les femmes et les hommes jouissent aussi vraiment. Le froid glacial fige les extérieurs mais dans les chambres, sous les couettes, est préservée une chaleur étourdissante. La mise en scène ne cherche pas à faire du beau mais la force des plans est décuplée. Désir meurtrier est avant tout un film de « moments », un film avançant à un rythme étrange et ponctué de trouvailles marquantes, comme ce plan-séquence central, devenu fameux, en aller-retour le long d’un train, signe d’un tournant dans le récit.

Quatre ans plus tard, avec Le Profond Désir des Dieux, Shohei Imamura élève son point de vue, après cette suite de films recentrés et atteignant par paliers une intensité folle. Il passe à la couleur et élargit son champ d’observation à l’échelle d’une île entière, retrouvant à l’occasion une conduite chorale du récit. Dans le format très rectangulaire du Scope, il utilise toutefois une structure de cercles concentriques. L’île choisie est non seulement, par définition, entourée d’eau mais elle apparaît, vue du ciel, parfaitement ronde. Sur celle-ci, tout tourne autour d’un puits et d’une fosse creusée inlassablement par l’un des habitants. Des danseurs avinés tournoient, des plongées significatives se remarquent et surtout, circulent les désirs. Ici, manifestement, tout le monde peut coucher avec tout le monde, même à l’intérieur du groupe familial. L’une de ces familles, la plus vieille de l’île, fait d’ailleurs figure de deuxième cercle dans ce système, entité maudite suite aux agissements contre nature de ses membres.

Un ingénieur fraîchement débarqué de la capitale sert de relais. Il est l’observateur des mœurs locales mais pas pour autant l’alter ego du cinéaste ni celui auquel le spectateur doit s’identifier. Il est un guide très imparfait, pas toujours au centre du récit, pas assez privilégié par la mise en scène, pas même spécialement attachant. Il aide bien, cependant, à pénétrer les différents cercles, manquant, au final, de s’installer pour de bon dans le dernier.

Le Profond Désir des Dieux a pour sujet principal l’amour sans tabou ni frontière autre que géographique, même si l’inceste, quasiment une règle dans cette microsociété, voit ses effets choc atténués par la bouffonnerie de l’ensemble. Sujet principal mais non unique. Imamura nous parle de l’opposition entre Japon ancestral et Japon de la modernité (qui transforme les mythes fondateurs en attractions pour touristes), du combat entre rationalité et forces de l’esprit, ainsi que de la coexistence entres hommes et animaux, omniprésents et indifférents. Son film est ambitieux, touffu, troublant, tenu mais imprévisible tout le long de ses trois heures. Il foisonne et déborde de sa base réaliste pour déboucher sur l’irrationnel, l’artifice (par des jeux de lumière et de couleurs) et la distanciation (notamment par le son, la « séparation » parfois des dialogues et des images). Il est à la fois enquête et légende, travail de scientifique et œuvre de poète attiré par l’énergie féminine, la violence des pulsions et l’incandescence de l’amour. Quelle santé il avait ce Shohei !

(Décembre 2016 - Chronique DVD pour les Fiches du Cinéma)

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