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Shohei Imamura (1/2)

LE JAPON SOUS LA LOUPE-CAMÉRA DE MAÎTRE IMAMURA

Réalisés entre 1961 et 1966, les trois films de Shohei Imamura édités par Elephant Films viennent nous rappeler que le réalisateur de L'Anguille, resté si vigoureux artistiquement à la fin de sa carrière, était bien, dans ses jeunes années, l'un des enfants les plus terribles du cinéma japonais. C'était aussi l'un de ceux qui eurent le regard le plus perçant sur la société nippone de l'après-guerre.

Cochons et cuirassés nous propulse dans la ville de Yokusuka, près de Tokyo, là où se trouve en ce début des années 1960 une base de l'armée américaine. Dans les rues du centre, la prostitution bat son plein, l'espoir pour les filles locales résidant dans le mariage avec un G.I. qui apporterait le confort financier manquant cruellement aux familles. Mais c'est finalement tout le petit peuple japonais qui vend ses services à l'occupant puisque la vie économique et, plus encore, la survie des habitants sont liées de près ou de loin à la présence des Américains. Imamura adresse un message clair : le Japon moderne s'est construit par la prostitution à l'Oncle Sam et par l'imitation des modes de vie, jusque dans les manières adoptées par les yakuzas.

Les trafics en tous genres sont décrits à travers les activités de nombreux personnages. La trame en est parfois obscure mais l'essentiel est bien que soit donné à comprendre un système pyramidal mafieux avec, à son sommet, un chef lié aux autorités militaires américaines. S'il est parfois difficile de s'y retrouver totalement, c'est que la vie éclate partout. Imamura essaie dans chaque scène de sa chronique sombre et tonique, même la plus intimiste, d'organiser une perspective, de laisser une ouverture vers l'extérieur, de ne pas faire oublier la rue. Régulièrement, il y a donc à voir à l'arrière-plan.

La vie se manifeste aussi par le mélange de tons. Cochons et cuirassés passe du film noir au documentaire, de la farce au néoréalisme, des gesticulations à l'arrêt, des grimaces à l'impassibilité, des rires aux larmes. Mais, aussi bordélique et vivant soit-il, le tableau est souvent d'une noirceur absolue. Rapidement distribué chez nous à l'époque sous le titre Filles et gangsters, le film n'a pas grand chose en commun avec la gentillesse des séries B françaises d'alors (ni même avec notre Nouvelle Vague). Les comportements ont beaux être comiques, ils révèlent toujours une part triste, voire terrifiante. Les morts sont récalcitrants comme dans un vieux burlesque mais ils puent, le cochon que l'on mange avait auparavant bouffé la tête du gêneur et les hordes de porcs déferlent de manière aussi absurde que mortelle. Il semblerait bien que pour ces gens, il faille rire pour ne pas pleurer, car le choix n'existe qu'entre l'illégalité et le travail à l'usine mal rémunéré. Apprécier ce spectacle nécessite d'être sensible au mélange des genres jusqu'au grotesque. Néanmoins, l'agitation reste très encadrée par la mise en scène. Imamura n'a pas été l'assistant d'Ozu pour rien, même si les styles sont très peu comparables.

Dès ce cinquième film, trois ans seulement après ses débuts dans le long métrage, il pousse loin le bouchon : dans ce monde où la violence jaillit sans gants, ses concitoyens sont finalement vus comme des porcs et le héros finit la tête dans les chiottes. Il faut remarquer cependant que cette noirceur d'ensemble fait que les personnages n'apparaissent pas seulement comme des espèces de clowns, notamment la jeune femme à qui s'attache le plus souvent le récit, qui s'extraie du marasme. Elle peut agir parfois comme une idiote, mais est beaucoup plus sensée que son compagnon, plus lucide et plus droite. Ce personnage féminin qui se détache d'un groupe large est fort et dans l'œuvre d'Imamura, ce ne sera pas le dernier.

Le film qui suit immédiatement Cochons et cuirassés est La Femme insecte, alors sous-titré Chroniques entomologiques du Japon. On voit effectivement dans les premières images un insecte se mouvoir sur un tas de terre filmé en coupe. C'est entendu : Imamura enfile un habit de scientifique. Il place ici sous sa loupe-caméra une femme qu'il va suivre de sa naissance en 1918 à l'époque contemporaine. En s'attachant à ce personnage particulier, il jette la lumière sur sa famille, ses ascendants et descendants, et sur plusieurs temps nationaux puisque chaque étape est datée, située dans l'histoire du japon.

Le style est moins accidenté que dans Cochons et cuirassés, les émotions moins soumises aux montagnes russes et le cinéma d'Imamura monte d'un cran. S'il y a observation scrupuleuse, le regard n'en est pas neutre pour autant. Le scientifique n'est pas détaché de son objet. Imamura montre la réalité sans fard, il la dévoile, en extirpe ce qui est habituellement caché bien que naturel (le sexe) et très partagé (le désir), avec une part non négligeable sans doute de provocation mais aussi d'honnêteté pour ainsi dire politique.

L'histoire contée est celle de Tome, qui a grandi à la campagne dans un climat d'inceste sans tabou et qui arrive à la ville pour entrer en religion dans une secte en même temps qu'au bordel. Sa progression sociale la transformera en mère maquerelle jouant de ses relations et trahissant pour ses propres intérêts. Fille bâtarde, elle verra sa gamine reproduire les mêmes schémas jusqu'au partage d'un amant commun. L'histoire se répète. Les pulsions et les désirs entraînent vers les mêmes sommets et les mêmes précipices, de génération en génération, bien qu'il se fasse jour, peut-être avec le temps, une petite latitude supplémentaire, un espoir plus sérieux.

Les personnages de La Femme insecte n'ont guère de morale, ou alors celle-ci est fort singulière. Pour autant, prisonniers de leurs pulsions et traversés par l'instinct de survie dans un monde ne tournant que par le sexe et l'argent, ils ne sont pas à condamner. Car en tout bon scientifique, Imamura connaît l'importance de l'environnement. Ses œuvres sont précieuses par la façon dont elles montrent le fonctionnement d'une société et leur force vient bien sûr du fait qu'elles sont au service des oubliés, des misérables et des exclus de la grande marche de l'histoire, ceux qui préfèrent baiser pendant que les autres écoutent le discours de l'Empereur.

Avançant par blocs cernés par des ellipses (le plus souvent remarquablement effacées plus loin par une image ou un dialogue), présenté de manière à faire sentir dans le cadre l'enfermement, le récit laisse se glisser quelques images documentaires destinées à se situer dans le temps. Celles-ci concernent en général des drames et des contestations populaires. Elles nous sont parfois inconnues mais ne semblent jamais anodines. L'entomologiste n'amène pas que sa loupe. D'une part, il s'engage politiquement. D'autre part, il capte les débordements du désir et donne à voir de fulgurantes images érotiques. Son regard n'est ni neutre ni froid.

Quatre ans plus tard, Imamura se lance dans une nouvelle étude de cas en choisissant cette fois un sujet masculin, tout en se libérant un peu plus de la Nikkatsu, compagnie devenant seulement coproductrice de ce projet monté en indépendant. Le film en question, Le Pornographe, a encore une fois un sous-titre : Introduction à l'anthropologie. Monsieur Ogata, personnage principal, est donc présenté dans son activité professionnelle et dans sa situation familiale, avec moult précisions sur son arbre généalogique, ses relations de travail, sa position financière... Bref, il est replacé dans la société. A nouveau, l'allusion à l'anthropologie pourrait faire redouter une œuvre cinématographique froide, un récit déroulé à distance devant une caméra imperturbable, mais elle tient aussi du clin d'œil et nous sommes bien au-delà.

Monsieur Ogata est un pornographe, un réalisateur de films clandestins, un trafiquant d'images interdites, un pourvoyeur de jeunes femmes pour clients fortunés. C'est un homme déjà un peu âgé qui se débat avec ses désirs pour sa femme et sa belle-fille et qui s'est fixé un but dans la vie : aider les hommes à accéder facilement aux leurs. Les images du Pornographe ont d'abord la saveur du documentaire, captant avec sérénité la vie grouillante en décors réels. Toutefois, nous sentons rapidement que cette observation va pousser Imamura à aller très loin. Certes, il ne verse à aucun moment dans la pornographie, laissant celle-ci dans le hors-champ et ne montrant aucun corps véritablement nu, mais il ne manque pas de nous bousculer ! L'étude se soumet à une subversion morale, les situations dérangeantes se multipliant par la libération des désirs humains. Cadrant la majorité des plans derrière des espaces vitrés, utilisant les fenêtres et les portes entrebâillées, Imamura déploie une mise en scène de voyeur, époustouflante par sa capacité à maintenir l'élan vital dans le dispositif. Le tour de force ne contraint pas mais participe à l'état troublant, en adéquation parfaite avec le sujet.

Éclairs fantastiques et gestes incestueux, jeux pervers et calculs glaçants deviennent vertigineux. Sans abandon de rigueur formelle malgré l'insertion de flashbacks et de fantasmes, le film se resserre et devient de plus en plus fou. Les amarres de la raison sont larguées peu à peu, comme se défait progressivement le nœud retenant la barque. Dans toute la dernière partie du Pornographe, chaque scène semble échapper à l'entendement moral, même si elle ne désigne a priori aucun événement terrible, même si elle n'est pas soutenue par un effet surréaliste. Il s'opère juste un glissement par une indécision de nature (fantasme ou réalité ?) et par une dérive de l'esprit du personnage principal, bien accompagnée par un mouvement plus général vers une sorte de folie collective. La société est vue en coupe et à partir de là, Imamura plonge au plus profond de la nature humaine, vers les pulsions et les désirs inavouables. Cette part cachée est éclairée avec les outils de l'anthropologue et c'est très impressionnant.

Ces trois films, édités ici en très belles copies, posent les remarquables fondations de l'œuvre de Shohei Imamura (avec Désir meurtrier, de 1964, tout aussi recommandable). Au détriment de titres plus connus comme Pluie noire ou La Ballade de Narayama, ils sont d'ailleurs largement commentés dans le documentaire de Paulo Rocha présent en bonus de ces Blu-rays, Shohei Imamura, le libre penseur, tiré de l'inestimable collection "Cinéma de notre temps". Leur découverte, ou leur redécouverte, permet de replacer le cinéaste au cœur de la "nouvelle vague" japonaise des années 1960. Ce cinéaste qui regardait cette société et ces individus pour en faire des films avec son cerveau, ses tripes et son sexe.

(Décembre 2015 - Chronique DVD pour les Fiches du Cinéma)

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