(Enzo G. Castellari / Italie / 1976)
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Un "sang mêlé" nommé Keoma revient dans sa région après avoir servi sous l'uniforme nordiste pendant la guerre de sécession. Son père, grande gâchette, est devenu simple fermier et ses trois demi-frères, qui ne l'ont jamais considéré comme l'un des leurs, sont passés sous les ordres du puissant propriétaire Caldwell. Ce dernier profite d'une épidémie de peste pour maintenir sous sa coupe la population du village.
Tardif western all'italia, Keoma soumet un récit de vengeance relativement classique aux regards croisés de la politique, du mythologique et du mystique. Le symbolisme convoqué contribue probablement à l'ampleur de l'ouvrage mais n'en paraît pas moins appuyé. Certains dialogues sont enrobés d'une philosophie un brin plombante ("Chacun a le droit d'être né", "Il ne peut que vivre, puisqu'il est né libre"), Keoma parle régulièrement à une vieille femme personnalisant la Mort et subira une crucifixion. Autre légère faiblesse : l'utilisation pas désagréable à l'oreille mais trop répétitive d'une chanson folk en guise de commentaire de l'action et dans laquelle une simili-Joan Baez et un simili-Leonard Cohen se répondent comme dans un néo-western américain.
L'aspect politique est déjà plus intéressant. Keoma est un métis, suscitant la crainte mais aussi le mépris (le film fut tourné directement en anglais et l'on remarque que seul Franco Nero, dans son rôle de Keoma, garde un accent italien prononcé, ce qui accentue sa marginalité). Seul son père et l'ami de celui-ci, George, un Noir, l'estiment réellement. Le pessimisme général et l'insistance sur les zones d'ombres de l'histoire américaine donnent l'impression d'une certaine vérité, rarement aussi intelligemment exprimée. Les "Nigger" que George entend ici et là proférés à son encontre et son commentaire désabusé sur la liberté acquise après la guerre en disent long sur la nouvelle place des Noirs dans cette société. De même, une discussion entre Keoma et son père pointe la difficulté de trouver un sens à la boucherie passée, la lutte pour l'émancipation ayant tendance à laver trop hâtivement la Nation de ses péchés.
La pertinence politique se retrouve au niveau psychologique, Castellari parvenant notamment à tisser un réseau de liens familiaux particulièrement solide, réseau dont le final visualise "l'architecture" en opposant, sous le regard (ou plutôt les cris) de la femme protégée par Keoma et en train d'accoucher, le héros et ses trois frères, après la disparition de leur géniteur. En confrontant par la montage, voire dans le même plan, le passé et le présent des personnages, le cinéaste libère pratiquement la même émotion que Leone dans le duel final d'Il était une fois dans l'Ouest.
De Leone, Castellari retient la leçon du déploiement tragique de l'espace par l'alternance entre des échelles de plans très différentes. Le passage sans transition d'un gros plan de visage à un plan très large et surplombant, dans la brutalité du collage, fait ressentir physiquement l'influence écrasante du lieu sur le personnage qui, en retour, fait vibrer émotionnellement le décor. L'effet est particulièrement saisissant lors des séquences du camp des pestiférés. Il est vrai aussi que le travail de la photographie est remarquable de bout en bout, s'appliquant à décrire les deux faces de l'enfer : la brûlure du soleil, la poussière et l'aridité des canyons d'un côté et les ténèbres de la ville, la boue et les torches menacantes de l'autre.
Mais le plus épatant tient encore dans le montage et le rythme qu'impose Castellari. D'une part, il reprend et développe l'usage du ralenti cher à Peckinpah et crée ainsi d'étonnantes séquences de fusillades à deux vitesses. Pour faire simple, disons que le montage peut entremêler ce qui se passe dans le champ à vitesse normale et dans le contrechamp au ralenti. D'autre part, un plan rapproché sur un visage peut se muer en lieu de passage du présent au passé ou d'un décor à un autre, sans aucun heurt.
Il est donc infiniment appréciable que l'hétérogénéité des éléments narratifs et des trouvailles de mise en scène, qui pénalise souvent les productions de ce type, soit ici parfaitement lissée par le style de Castellari, fluidifiant son récit pour arriver à façonner un objet cohérent. Un monde naît sous nos yeux, où les repères spatiaux et temporels sont troublés par le montage qui crée un continuum autre. Ce tempo obtenu, très spécifique, permet de profiter du long gunfight entre Keoma, son père et George d'un côté et une quarantaine d'hommes de main à Caldwell de l'autre, sans se poser la question de la vraisemblance. Ne compte plus, alors, que le plaisir de la mise en scène de l'affrontement et du surgissement.
Mais dans Keoma, se sont souvent les scènes les plus banales sur le papier qui se révèlent les plus belles. Détachons par exemple celle où Keoma se bat à mains nues, successivement, avec ses trois demi-frères, scène qui tient par son rythme particulier, ses jeux de regards, sa discrète ponctuation musicale à la guitare, ou bien celle, très brève, qui voit la femme enceinte (la belle Olga Kariatos) se hisser péniblement sur la selle de son cheval et quitter seule son refuge dans les collines (moment qui fait regretter que soit laissé, ici comme dans nombre de productions du genre, si peu d'espoir aux personnages féminins).
Très honnêtement, je ne m'attendais guère à un tel éclat et peut-être vais-je acheter dès cette semaine un poncho, préparer une note titrée "Êtes-vous Castellarophile ?", entamer des négociations en vue d'une fusion Nightswimming-Inisfree, envoyer une lettre d'excuses en recommandé à un fidèle commentateur-collaborateur auprès duquel j'ai très récemment ironisé sur le nom de Castellari, abandonner mon histoire de la guerre Positif-Cahiers du Cinéma pour me pencher sur les revues italiennes, ou, plus raisonnablement, tenter l'expérience du Grand silence de Sergio Corbucci...
Merci à Jocelyn.