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western

  • 7 contre 7

    Il y a entre Les Sept Samouraïs et Les Sept Mercenaires un océan, une culture et six ans d'écart. Il y a aussi, entre le jidai-geki d'Akira Kurosawa et le western de John Sturges, l'espace qui sépare un chef d'œuvre du cinéma d'aventures historiques et un honnête film populaire. Sur l'écran, les samouraïs s'activent une bonne heure de plus que les mercenaires. Cette différence de durée est-elle la conséquence logique de l'opposition entre contemplation orientale et concision hollywoodienne ? Assurément non, le rythme étant aussi rapide d'un côté que de l'autre. Le défaut du film américain, plus visible encore lorsqu'il est placé juste à côté de son modèle, est de rendre au spectateur les choses, les actions, les caractères et les décisions trop évidentes. Il suffit à Kurosawa d'un trait lorsque Sturges s'acharne à nous faire tout le dessin.

    Si l'on peut qualifier le premier film de grande fresque historique, c'est que la matière y est d'une richesse incroyable. Mais celle-ci nous est offerte avec une vigueur et une simplicité éblouissantes. Et cela tout le long du film. Prenons par exemple, à la fin, l'expression du choix du plus jeune du groupe (Katsushiro le samouraï ou Chico le mercenaire), pris entre son désir de poursuivre sa route avec les deux autres survivants et celui de rester au village auprès de la paysanne qu'il aime. Kurosawa fait se succéder quelques plans emplis de dignité, laisse sortir son jeune personnage du cadre dans lequel reste ses deux amis, le reprend un peu plus loin, droit, observant la jeune femme, et s'arrête là. La mise en scène est claire sans être insistante. Sturges, lui, ne signale pas esthétiquement la séparation et, accompagnant Chico jusqu'à sa bien aimée, le montrant en train de se retrousser les manches et de détacher son ceinturon, joue uniquement sur la corde émotionnelle.

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    Chez Kurosawa : une vivacité du trait qui n'empêche jamais la préservation de zones de flou. Chez Sturges : la tentation de l'efficacité qui entraîne plus d'une fois vers la facilité dramaturgique. On peut également évoquer la différence d'approche du monde des paysans. Dans le western, la méfiance que peuvent inspirer ces derniers est essentiellement nourrie par des retournements de situation, comme lorsque quelques pleutres font entrer le tyran Calvera dans le village en l'absence provisoire des mercenaires. Kurosawa, de son côté, ne cherche pas à trancher de manière aussi simpliste mais préfère avancer dans sa description par notations successives. L'évolution du rapport de confiance entre les victimes et leurs défenseurs se fait par petites découvertes mettant la volonté d'engagement de ces derniers à l'épreuve : vieilles armures de samouraïs tués, nourriture et saké la veille du combat décisif...

    Le cinéaste japonais s'intéresse-t-il moins à ces paysans ? Sans doute. Mais la caractérisation peu poussée, en regard de celle qui à cours dans le Sturges, peut être aussi considérée comme une moins grande concession au goût du public. On trouve en effet moins de rires d'enfants (le rapport entre ceux-ci et Kikuchiyo/Mifune est beaucoup moins développé dramatiquement que celui concernant Bernardo/Bronson) et moins de héros révélés. Dans Les Sept Samouraïs, les combats ressemblent souvent à des mêlées et, vu sous cet angle, le film se révèle déjà moins individualiste (sans même que l'on s'étende sur le discours autour de la solidarité en temps de guerre proféré par Kambei ou sur la réalisation de l'étendard représentant les sept samouraïs au-dessus du village). La grande violence qui se dégage de ces séquences, accentuée bien sûr par le déchaînement des éléments et l'utilisation des lances et des sabres, est aussi celle de la lutte d'un corps social tout entier contre chaque bandit piégé. Si certains personnages de ce corps prennent plus d'épaisseur que d'autres, ils ne s'en détachent pas par un basculement arbitraire qui les ferait passer du retrait prudent à l'héroïsme guerrier. L'extrême violence dont fait preuve le jeune paysan Rikichi au fil de la bataille est contenue déjà dans la blessure béante causée par la perte de sa femme, dans la nervosité dont il fait preuve à chaque question innocente posée à ce sujet. L'affrontement est une catharsis et les plans que le cinéaste consacre à son regard halluciné, s'ils ne vont pas jusqu'à condamner cette violence, traduisent au moins l'effroi qu'elle suscite.

    Mais repassons par la dernière séquence évoquée plus haut. La sortie du cadre de Katsushiro laissait deviner un choix sans avoir à l'illustrer. Cette sortie signale aussi une recherche visuelle, impose un sens plastique. De fait, Les Sept Samouraïs est un festival de formes et de figures qui rend bien pâle l'effort westernien qui le suit. On en retient notamment l'opposition entre le haut et le bas (bandits et samouraïs viennent du sommet de la colline et surplombent le village dans sa cuvette, les tombes des sauveurs sont sur un monticule...), les images que rayent les trombes d'eau tombant du ciel comme les lances et les flèches s'abattant sur les hommes, l'omniprésence, lors du dernier affrontement, d'une boue qui ne permet plus de différencier les combattants et qui ramène, en quelque sorte, les samouraïs à la terre des paysans (en ce sens, effectivement, comme l'assène le chef, ce sont bien ces derniers qui ont gagné). Kurosawa excelle par ailleurs dans sa gestion du terrain, sa caméra embrassant le décor pour mieux relayer l'importance de la notion d'espace et aider à saisir la stratégie de défense de ses personnages, comme dans celle de la météorologie. A ce propos, il convient de rappeler que le film n'est, sur sa durée, pas si pluvieux que cela et qu'il est même assez souvent ensoleillé. Ceci est clairement un prolongement du travail de modulation des émotions effectué par le cinéaste au sein même des séquences. L'humeur y est changeante et le mélange le plus explosif est tout entier concentré dans le personnage endossé par un Toshiro Mifune semblant jouer au-delà de toute contrainte, en liberté absolue. Il faut bien l'ampleur et l'aisance des cadrages de Kurosawa pour capter toute l'énergie de cet homme en fusion, ce caractère éruptif.

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    Chez les samouraïs, la mort frappe comme la foudre, sans discernement moral, au hasard (l'un des sept disparaît bien avant le combat final). Elle n'est donnée par personne en particulier, les bandits étant chez Kurosawa encore moins caractérisés que les paysans. Elle signale bien, cependant, la fin d'une époque (ce que l'on ressentait déjà lors du recrutement, en voyant ces samouraïs réduits à s'engager pour de si modestes causes) puisque elle est à chaque fois, pour les vaillants sabreurs, donnée par balles. Le film japonais apparaît donc beaucoup plus sombre et dur que son homologue trans-Pacifique. Il privilégie l'éclair tragique plutôt que le coup de force dramatique. Kurosawa saisit le spectateur avec la révélation du sort réservé à la femme de Rikichi quand Sturges distille à peine quelques sensations liées au danger. De même, il étudie les rapports sociaux avec beaucoup plus d'attention, traçant des frontières impossibles à franchir sans une grande douleur, et, n'en restant nullement à une chaste amourette comme le fera Hollywood, évoque une véritable passion sexuelle butant sur la rigidité de la société.

    Après tout cela, que reste-t-il aux Mercenaires ? Une histoire prenante, une musique entêtante, une certaine force iconique (mais tenant bien plus au métier et au casting qu'à l'inspiration, assez faible, de Sturges).

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  • Django unchained

    "Non, je ne voudrais pas faire les films qu'a faits John Huston dans les trente dernières années de sa vie. J'ai l'impression que, désormais, chaque mauvais film annule le bénéfice de trois bons et je veux garder de bonnes stats !" dit Quentin Tarantino dans le dernier Télérama. Django unchained annule donc la moitié de sa carrière puisqu'il n'a tourné jusqu'à présent que sept films. Dans le même temps (sur vingt ans), les autres grands réalisateurs américains qui peuvent lui être comparés (par l'âge, le goût pour les genres populaires et le statut d'auteur jamais remis en cause) tenaient une toute autre cadence : Joel et Ethan Coen en signaient onze, Tim Burton douze, Steven Soderbergh vingt et un.

    Sortir un film tous les trois ans assure à Tarantino le maintien de l'étiquette "culte" scotchée sur son dos et lui donne l'impression de pouvoir étirer sur presque trois heures l'histoire sans intérêt de son Django sans que personne ne sourcille. Or, à mes yeux, cette fois-ci, il s'écroule. A tous points de vue.

    Tarantino, cinéaste de la parole. Jamais ses dialogues n'auront à ce point plombé le récit. Ici, ils paraissent en effet interminables. D'une part, ils rendent le cynisme du personnage du Dr Schultz et la prestation de son acteur Christoph Waltz irritants au possible (et Di Caprio poursuit son travail sur le chemin scorsesien sans être, malheureusement, dirigé par le réalisateur des Infiltrés). D'autre part, contrairement à ce qu'il se passait dans les précédents films du cinéaste, ils sont totalement dépourvus d'enjeu : ni vraiment digressifs, ni vraiment utiles dramatiquement (ne s'y opère aucun retournement, aucun changement de point de vue). Il ne leur reste alors plus qu'à tourner inlassablement dans les bouches, à la grande auto-satisfaction de leur auteur.

    Tarantino, cinéaste déstructurant. Le récit est déroulé de façon linéaire, sans aucune surprise. Quelques flash-backs parfaitement attendus et de timides flash-forwards font une moisson bien maigre pour supporter l'alternance morne de séquences parlées et de séquences saignantes.

    Tarantino, cinéaste de la violence. Décidément, Django unchained confirme ce qu'Inglourious basterds laissait penser : la violence qui s'étale fonctionne dorénavant de la manière la plus simpliste et la plus basse qui soient. Lorsqu'elle est l'œuvre des salauds, elle sert à choquer le spectateur. Lorsque les héros y ont recours, elle le lie, par le clin d'œil, à leur vengeance et lui propose d'en jouir. Parfois, le cinéma de genre a bon dos...

    Tarantino, cinéaste du jeu historique. Voilà qui est nouveau depuis Inglourious, et ce n'est, à mon avis, pas du tout une bonne nouvelle. Il y a trois ans, il flinguait Hitler. Cette fois-ci, il venge les Noirs américains de décennies d'esclavage (mais par l'intermédiaire, bien sûr, d'un guide, presque un surhomme). Soit, je peux, à la rigueur, l'admettre, tout en précisant bien que Tarantino la joue facile, sans risque moral aucun, en toute bonne conscience. Mais ce qui m'agace profondément dans ce film, au delà de sa violence orientée, de sa longueur inadaptée et de son manque de stimulant narratif, c'est que, si il est pensé comme un hommage que j'imagine sincère au western italien, il l'est aussi comme instrument servant à faire la leçon au cinéma classique américain, de D.W. Griffith à John Ford. Nul doute qu'il y ait matière à interroger certains aspects de ce cinéma-là, mais à travers ce Django unchained et le discours qui l'accompagne, Tarantino le rejette sans aucun discernement, bien confortablement installé en 2012.

     

    DJANGO UNCHAINED de QuentinTarantino (Etats-Unis, 165 min, 2012) ****

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  • Convoi de femmes

    Cent quarante femmes à accompagner jusqu'à la Californie de 1851 pour un périple de trois mois, à travers rocailles, étendues désertiques et territoires indiens : voici la mission assignée à Buck Wyatt par son ami Roy, propriétaire d'un vaste ranch où ne s'affairent que des pionniers célibataires. Ces femmes, elles sont résolues à tout quitter, pour des raisons restant enfouies la plupart du temps, et à refaire leur vie auprès d'un mari choisi d'après un simple photographie.

    Convoi de femmes, avant de réunir, ne fait que séparer bien nettement. Les femmes d'un côté, les hommes de l'autre. Les migrantes et les quelques cowboys qui les escortent sous les ordres de Buck ont l'interdiction absolue de s'approcher de trop près les uns des autres. Le mur ainsi dressé entre les deux groupes donne à voir de manière fascinante cette différence entre les sexes (différence que Buck ne pensera longtemps qu'en termes de domination, de force et de faiblesse). Ce mur ne fait aussi, bien sûr, qu'exacerber les désirs, tant l'interdit est énorme et intenable.

    Ce principe posé à partir d'un argument déjà fort original à nos yeux, il ne peut se passer que des événements sortant de l'ordinaire, ainsi que des épreuves absolument terribles. Wellman, qui fond littéralement ses personnages dans le décor bien réel de pierre, de sable ou de boue, qui épure jusqu'à sa bande son dénuée de musique (ce sont les bruits des chariots, des coups de feu ou de fouet, des femmes qui chantent des berceuses, qui aident à accoucher et qui s'exclament, ce sont tous ces bruits qui font la musique la musique du film), n'épargne rien au spectateur des effrayants coups du sort. Buck avait prévenu : pour ramener cent femmes, il fallait partir avec un tiers de plus afin de prendre en compte les pertes. Personne, alors, n'est à l'abri. En un éclair, tel personnage auquel le récit semblait s'attacher particulièrement peut disparaître et la jeunesse ou l'amour ne met nullement à l'abri. La sècheresse de la mise en scène rend ces coups de tonnerre saisissants. Ils seraient mélodramatiques si le cadre westernien et l'avancée perpétuelle des membres du convoi n'empêchaient de s'apesantir dessus. Wellman ne fait pas de concessions. La violence et la dureté des événements qu'il choisit de traiter, la tension qu'il instaure, l'intransigeance et la droiture qu'il prête à ses personnages sont tels que les touches humoristiques, les plaisirs de la pause, les attendrissements passagers, n'apparaissent jamais comme des facilités mais comme des moyens d'enrichir la fresque, d'y glisser toutes les contradictions de la vraie vie.

    Remarquablement mis en images, alignant les plans noirs et blancs travaillés dans toutes leurs dimensions, Convoi de femmes est l'un des plus beaux et surtout l'un des plus émouvants westerns qui soient.

     

    CONVOI DE FEMMES de William Wellman (Westward the women, Etats-Unis, 118 min, 1951) ****

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  • Six courts métrages de D.W. Griffith

    (un programme diffusé en son temps par Le Cinéma de Minuit)

     

    The battle (1911, 19 min) ****

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    Une des méthodes qu'utilise Griffith pour s'affranchir de la contraignante présentation en tableaux indépendants qui caractérise le cinéma des premiers temps, c'est le prolongement, grâce au découpage (et à un cadrage très précis), de ces tableaux par les bords. Par un bord, plus exactement. Les plans s'assemblent ainsi les uns aux autres. C'est flagrant, presque schématique, ici. Dans la pièce principale de la maison de The battle se trouve l'héroïne et y entrent des soldats blessés cherchant un abri. A droite, une porte s'ouvre sur l'extérieur. De l'autre côté, on passe sur la terrasse en bois qui délimite à la fois l'entrée de la maison et le début du champ de bataille. Les axes et les échelles de plans sont toujours les mêmes et nous avons donc bien à gauche de la collure du plan l'intérieur et à droite l'extérieur. L'organisation de l'espace est claire, visant à la compréhension immédiate du spectateur.

    Le découpage fait penser à la pliure d'un livre ou mieux, d'un dépliant, car Griffith propose plus que deux volets. L'espace se prolonge en effet au-delà du mur servant de charnière aux plans (charnière très visible, mécanique, grinçante : peu à peu, au fil des films, Griffith va huiler tout ça). "Sur la droite", le champ de bataille s'étend assez loin. La ligne de front où combattent sudistes et nordistes est vue sous deux ou trois angles différents et même quelques coups d'éclats sont décrits à proximité du lieu.

    Cependant, la vision reste plutôt étroite, pas assez étendue en tout cas pour, à nos yeux d'aujourd'hui, englober la guerre. Le dispositif filmique est trop simple, comme l'est l'interprétation d'ensemble. Les acteurs principaux et les figurants montrent bien qu'ils sont tourmentés, qu'ils meurent ou qu'ils sont blessés, se tournant par exemple face à la caméra lorsqu'ils sont atteints par les balles de l'ennemi. De plus, le scénario est convenu : le jeune soldat couard, pris de panique lors de son baptême du feu, se ridiculise aux yeux de sa belle avant d'effectuer un acte de bravoure qui décidera du sort de la bataille. Tout de même, le rythme est des plus vifs, réglé comme du papier à musique.

     

    One is business, the other crime (1912, 15 min) ****

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    Le fonctionnement par "volets", qui atténue sérieusement la force de The battle, constitue l'attrait, le principe même, très réfléchi, de One is business, the other crime. Deux couples nous sont présentés : l'un riche, l'autre pauvre. S'opposent misère et bonne société, et, bientôt, vol et... corruption. Car l'ouvrier ne vaut pas moins que le grand bourgeois, il n'est pas plus condamnable, au contraire dira-t-on. Griffith traite de la réconciliation possible, de la tolérance, de l'entraide, l'homme riche donnant finalement du travail au pauvre qui a tenté de le voler.

    Le découpage tient ici de l'effet de miroir. Les pauvres sont montrés dans leur petit appartement avec fenêtre à rideaux sur la droite. Les riches le sont dans leur vaste salon avec de grandes ouvertures sur la gauche. Et nous passons sans cesse d'un lieu à l'autre. Le dispositif garde son évidence mais apparaît moins rigide, l'éloignement entre les deux habitations permettant l'insertion de plans de rues intermédiaires. Ceci va de pair évidemment avec l'usage du montage parallèle qui montre deux actions simultanées et qui précisément ici permet de faire tenir ensemble dans l'espace du film deux pièces de la belle demeure : le salon où s'introduit le voleur et la chambre à coucher depuis laquelle la femme seule entend ce dernier, s'empare d'un revolver et s'en va le surprendre.

     

    Death's marathon (1913, 17 min) ****

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    On sait que chez Griffith, le montage parallèle est souvent associé au "sauvetage de dernière minute". L'usage du procédé est déjà assez complexe dans Death's marathon, au cours d'un final qui relève l'intérêt un peu faible de la première partie de ce film. L'histoire est celle d'une rivalité amoureuse entre collègues qui restent loyaux, et de la dérive du "gagnant" jusqu'au suicide que l'autre essaye d'éviter. La dernière séquence (avant l'épilogue) distribue trois espaces : le bureau où s'est retranché le désespéré, sa maison où sa femme le retient par téléphone interposé, et, entre les deux, les lieux traversés à toute allure par son ami décidé à le sauver.

    Le téléphone est un véritable objet dramatique et "suspensif", ici admirablement utilisé. Y passe toute l'émotion, intense, de la scène (on fait s'exprimer le bébé pour que le père, au bout de fil, n'appuie pas sur la gâchette) et c'est à travers lui que la femme entendra le coup de feu si redouté. Car non, en effet, chez Griffith, le sauvetage ne réussit pas toujours ! Cela, on ne le sait pas forcément et la surprise est grande devant ce dénouement dramatique, à peine atténué par la formation d'un nouveau couple. C'est que, ayant établi ce modèle de figure cinématographique, Griffith veut en jouer à loisir pour mieux surprendre son spectateur.

     

    The miser's heart (1911, 18 min) ****

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    Lorsque le temps est ainsi étiré par la mise en scène, la cruauté peut s'installer d'autant mieux. Il faut voir celle dont font preuve les malfrats de Miser's heart pour obtenir le code du coffre fort où un vieil avare garde ses pièces. Ils n'hésitent aucunement à suspendre dans le vide une fillette venant de sympathiser avec ce dernier et, pire encore, à placer une bougie sous la corde retenant la gamine afin qu'elle se consume progressivement sous les yeux de leur prisonnier. Ce qui est très fort ici, et efficace narrativement, c'est que Griffith montre l'émergence de l'idée dans la tête du gangster, les étapes de sa réflexion.

    Esthétiquement, les "volets" se dépliant et se rabattant dominent encore dans The miser's heart, mais l'échelle semble plus grande, laissant observer, vraiment, un quartier. Partant d'un plus petit sujet, de l'écriture d'une chronique sociale passant par le fait divers, on aboutit, par rapport à la guerre de sécession de The Battle, à une œuvre paradoxalement plus ample. L'espace y est mieux parcouru, les caractères y sont mieux dessinés, la palette comportementale y est plus riche, le regard y est plus proche. Tout paraît plus spontané, moins appuyé.

     

    The musketeers of Pig Alley (1912, 17 min) ****

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    Mais, notamment en termes de jeu d'acteurs, dans cet ensemble de courts métrages griffithiens, voici venu le pic, l'éclair, la brûlure. The musketeers of Pig Alley est seulement le quatrième film de Lillian Gish (les trois premiers étant aussi des Griffith, réalisés cette même année 1912). Pourtant, dès sa première apparition, elle irradie par son extraordinaire capacité à préserver son naturel, à vivre la scène quand tant d'autres à l'époque, y compris chez Griffith, miment et jouent la comédie. Chaque geste et chaque regard de Mademoiselle Gish sonne juste et émeut par sa précision, sa vérité, sa grâce. Pour autant, la fameuse thématique de l'innocence en danger n'a que faire ici et on se rend compte que l'œuvre du cinéaste ne se réduit pas à cela non plus. Dans The musketeers, Lillian Gish épate par sa façon de tenir tête au gangster qui la courtise. Douce et attentionnée avec son homme, musicien les poches vides, elle devient sèche et inflexible face au mauvais garçon jusqu'à lui décocher une fulgurante et jolie baffe dans la poire. Elle figure finalement le rempart du couple.

    Ce court est l'un des Griffith les plus célèbres. Plusieurs atouts ont contribué à sa pérennité, en plus de la présence de la géniale actrice. La légende le présente comme le premier film policier ou criminel. Si c'est certainement abusif d'un point de vue strictement historique, ça ne l'est plus si l'on parle esthétique et naissance du mythe. Griffith présente une histoire de gangsters dans un quartier chaud de New York. Suivant avec autant de plaisir le bad guy que le couple positif, il montre une véritable jungle urbaine, un pullulement de pauvres gens et de voleurs dans des rues étroites. Le format de l'image et le retour à l'écran de certains lieux toujours cadrés de la même façon rendent ce monde étouffant et les trajectoires qui s'y dessinent pré-déterminées. Cependant, ce n'est plus une contrainte subie, c'est une organisation, un dispositif très pensé, destiné à diriger les protagonistes avec la précision d'un maître de ballet.

    Cet arpentage donne naissance à une formidable séquence au cours de laquelle deux gangs se suivent l'un l'autre à travers les ruelles, rasant avec précaution les murs de briques. C'est une poursuite au ralenti, une approche quasi-animale, pendant laquelle le temps se dilate avant l'explosion, l'échange de tirs en une poignée de secondes et quelques nuages de fumée. Ce double rythme, on le retrouvera ensuite partout jusque dans les plus modernes de nos polars.

    La séquence contient un plan iconique ayant lui aussi beaucoup fait pour la réputation du film. Celui de Snapper Kid (personnage excellemment "typé" par Elmer Booth), devançant deux acolytes, remontant vers nous le long d'un mur depuis le fond de l'image jusqu'au gros plan. Griffith a fait une nouvelle conquête : la profondeur, la transversalité. L'espace ne se parcourt plus uniquement dans deux dimensions, les gangsters, le plus souvent, s'avancent, s'enfoncent dans la foule. L'espace s'élargit encore.

    Ce gros plan sur le visage d'Elmer Booth n'est pas une invention cinématographique. Griffith n'a pas tout trouvé tout seul. Mais il est sans doute celui qui parvient alors à rendre ces trouvailles visuelles plus efficaces, à les insérer au mieux dans le récit, à s'en servir pour enrichir et exacerber l'expression. De là vient le sentiment d'assister à la naissance d'un langage, à une articulation nouvelle.

     

    The massacre (1914, 30 min) ****

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    L'image forte s'élevant au symbolique tout en restant parfaitement maintenue par la narration, on la trouve à nouveau dans The massacre, fresque westernienne réalisée trois ans après The battle, avec quel souffle supplémentaire ! Dans la dernière partie, les membres d'un convoi sont attaqués et encerclés par des indiens. Parmi eux, l'héroïne tient fiévreusement son bébé dans les bras. Des coups de feu sont tirés en tous sens, les corps tombent un à un. Au cœur de la séquence, un plan se signale effrontément : on y voit le visage apeuré de la jeune femme, à droite un pistolet qui vise le hors-champ, à gauche une main tenant une bible et, derrière, l'agitation.

    Le groupe est donc encerclé. La conquête de l'espace par Griffith se poursuit : ici, le cercle. Certes, la caméra ne tourne pas sur des rails mais elle s'éloigne et peut alors embrasser les vastes paysages, observer les courbes et les lignes droites que les chevauchées provoquent. On est définitivement débarrassé de l'exiguïté et de la frontalité de The battle.

    Après un prologue classique dans son alternance entre intérieur et extérieur et dans sa présentation d'un triangle amoureux, le film prend son envol avec l'attaque sauvage d'un campement indien. Et oui, l'ultime massacre évoqué plus haut est une vengeance... Le premier agresseur est l'armée et la description de son action est ponctuée par un plan saisissant, jeté avec une insistance inhabituelle. Inhabituelle parce qu'il ne s'y passe rien. On y voit "seulement" des braises volantes et un chien errant autour du corps d'une jeune indienne et de celui de son bébé resté sur elle. "Massacre" serait donc à mettre au pluriel, le second répondant au premier.

    Sur le plan de la morale griffithienne, la vision de ces courts métrages confirme une chose : Naissance d'une nation fut bel et bien une étonnante aberration. La façon dont sont traités les Noirs dans ce célèbre film devient effectivement incompréhensible en voyant comment apparaissent les nobles indiens dans The massacre, comment l'union des bonnes volontés se réalise dans One is business, comment la rédemption de l'avare ou de l'ancien voleur devient possible dans The miser's heart et comment le système est le premier responsable du pourrissement des valeurs dans The Musketeers.

  • Trois films de Richard C. Sarafian

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    Point limite zéro

    Un homme chargé de livrer des voitures pour un commanditaire décide un jour, sans autre raison apparente qu'un simple pari avec un ami, de rallier Denver à San Francisco en quinze heures, au volant d'une Dodge Challenger blanche. Filant à toute allure, il se retrouve avec les polices de plusieurs états aux trousses mais devient aussi, dans ce laps de temps, une sorte de héros pour la jeunesse rebelle américaine.

    Point limite zéro n'est que l'histoire de ces heures-là, borné qu'il est par un départ et une arrivée, relatant un trajet le long duquel se font quelques rencontres et passent plusieurs frissons. A première vue, il n'est axé que sur le partage du plaisir transgressif de la vitesse excessive, plaisir éprouvé par Kowalski, le personnage principal. Celui-ci paraît plutôt impénétrable mais assez rapidement, des retours en arrière commencent à éclairer son passé, d'une manière à la fois directe dans leur forme et étrange dans leur déboulé, et, parallèlement, les rencontres qu'il fait sont si décalées, si abruptes, qu'elles en deviennent plus métaphoriques que factuelles (il semble établir une communication télépathique avec un DJ noir et aveugle relatant ses exploits sur une radio de campagne).

    Hachant le récit de la course, les flash-backs déboulent sans être annoncés et paraissent vraiment appartenir à un autre temps. Ils donnent l'impression que Kowalski pourrait avoir eu d'autres vies que la sienne, qu'il a été un flic, un soldat, un coureur automobile, un cascadeur, un convoyeur... Il semble clair que dans Point limite zéro Sarafian effectue un état des lieux de l'Amérique, à travers les contradictions de son personnage, monolithique et affichant pourtant de multiples facettes, mais également à travers les représants de la contre-culture qu'il convoque à l'arrière plan, les autorités et les observateurs immobiles. Et ce constat n'est guère reluisant. Kowalski, d'ailleurs, ne se prend jamais lui-même pour un héros, passe au départ pour un simple excité prenant du speed, coupe le sifflet du DJ lorsqu'il en a assez, exprime finalement, par son geste, un profond désespoir.

    Le film de Sarafian, bien que fonçant tout droit vers son but, prend donc plusieurs dimensions. L'une des choses les plus surprenantes est qu'il joue sans cesse du contraste pour en faire son style même. Un plan pourrait le symboliser : une voiture sur la route, au fond du paysage, loin de nous, sans bruit, finit par nous passer sous le nez dans un boucan terrible. Le mixage, sur les plans ou entre eux, multiplie les sauts de valeurs sonores : on passe du silence au bruit, de l'agitation à la stagnation, du lointain au rapproché. Dans le même but, une musique calme peut accompagner une scène de violence et le DJ peut s'exciter dans son local vitré devant les badauds de la rue. Touchant au son comme à l'image, ce type d'organisation donne son dynamisme et son intérêt esthétique au film.

    Point limite zéro se vit rapidement apposer le cachet "culte". Il a été récemment l'une des plus évidentes sources d'inspiration de Nicolas Winding Refn pour son magnifique Drive. Je souhaitais le revoir depuis plus de vingt ans, depuis que sa dernière séquence s'était imprimée sur ma rétine d'adolescent pour constituer l'un de mes premiers souvenirs cinématographiques (ou plutôt vidéographique dans ce cas précis). Il ne m'a pas déçu.

    Cette agréable révision m'a poussé à découvrir deux autres titres du cinéaste.

     

    Le convoi sauvage

    Le convoi sauvage a une réputation presque aussi flatteuse que Point limite zéro. C'est pourtant, à mon sens, un film inférieur et laissant apparaître plus crûment les travers dans lesquels la mise en scène de Sarafian peut tomber. D'ambition, ce western "moderne" n'en manque pas. C'est même cela qui l'écrase, le cinéaste n'ayant, par son style, pas tout à fait les capacités d'atteindre les hauteurs envisagées.

    Le film commence par nous cueillir à froid de manière impressionnante : Zachary Bass (Richard Harris), éclaireur d'un convoi de trappeurs est surpris par l'attaque féroce d'un grizzly qui le laisse déchiqueté, uniquement suspendu à un improbable souffle de vie. Abandonné par ses acolytes qui croient ses heures comptées dans cette contrée peuplée de loups et d'indiens, il va s'extraire de son trou déjà creusé, retrouver des forces et rattraper le convoi, bloqué plus loin.

    Zachary Bass commence donc par mourir pour mieux renaître. Renaître grâce à la nature, aux tapis de végétaux qui l'ont protégé, aux animaux qui l'ont nourri. Le titre original, Man in the wilderness, est bien plus parlant et adapté que le titre français car c'est effectivement l'histoire d'une survie en pleine nature qui est contée là. Dès lors, suivre les efforts de l'homme seul et blessé, c'est accepter la répétition, la lenteur, le silence, le surplace, au moins pour un temps. C'est en usant d'un réalisme poussé que Sarafian nous montre cette lutte. Or cette approche radicale, si elle permet de prendre ses distances avec un système narratif classique, n'est pas forcément synonyme d'allègement : le cinéaste a ici recours à un symbolisme appuyé. L'anecdote, véridique, est surtout pour lui l'occasion de traiter un grand sujet, le rapport de l'homme à la nature, auquel il ajoute deux autres, la volonté divine et l'emprise du père.

    Les dialogues se font alors rares et signifiants, la mise en scène à la fois grandiose et terre à terre, l'ambiance aux confins de l'onirisme. Des flash-backs s'insèrent là aussi. Dans Point limite zéro, ceux-ci en disaient finalement peu sur Kowalski car "arbitrairement" distribués, obscurs dans leurs transitions, peu liés au présent du personnage. Dans Le convoi sauvage, intégrés pour éloigner l'ennui, ils expliquent très clairement un passé et orientent notre regard.

    Une autre qualité repérable dans le kaléidoscope du précédent film se transforme ici en défaut : la recherche de l'effet visuel. Se multiplient les plans voilés, par les branchages ou les herbes, ainsi que les plans subjectifs épousant le regard du mourant. Le problème est que la place qui nous est accordée par ces procédés est changeante, que le manque de rigueur nous gêne comme lorsqu'une séquence de caméra subjective nous met soudain dans la peau d'un loup alléché par l'odeur du sang.

    Ces scories gâche malheureusement des scènes fortes : un mystérieux discours proféré par un chef indien, l'accouchement d'une femme en pleine forêt... Mais il en reste quelques unes et c'est bien dans l'action que le style de Sarafian passe le mieux. Sans musique, l'incroyable attaque du grizzly et le sauvage combat final marquent l'esprit. Des images impressionnantes et inattendues sont créées, tel celles qui montrent ce bateau trainé entre les arbres et en haut des collines bien avant le Fitzcarraldo d'Herzog.

    Mais la meilleure idée du film est sans doute d'avoir demandé à John Huston de jouer le "père", le responsable du convoi. Avec lui s'avancent les ombres de l'African Queen et de Moby Dick. La folle entreprise qui nous est racontée ici n'a rien à envier à celles dont le réalisateur du Trésor de la Sierra Madre était friand. C'est une épopée qui se termine dans une eau boueuse et impraticable, une épopée démesurée et vaine que l'on aurait aimé moins pesante sur les épaules de Sarafian.

     

    Le fantôme de Cat Dancing

    C'est en s'extirpant des remous mal maîtrisés du Convoi sauvage que l'on apprécie probablement le mieux la simplicité narrative et esthétique du Fantôme de Cat Dancing, au moins jusqu'à un certain point.

    L'histoire, celle d'un gang de braqueurs de train en fuite et "kidnappant" au passage une femme fuyant son mari, se suit avec intérêt malgré son évolution assez classique ménageant embûches, dangers, rejets/rapprochements des protagonistes, éliminations progressives des comparses. Sarafian s'est calmé au niveau de la mise en scène, s'occupant avant tout de ses personnages. Sarah Miles donne l'image d'une femme intéressante, surprenante, indépendante sans le savoir. A ses côtés, Burt Reynolds est très bon dans un registre sobre, protecteur et hanté.

    Hanté, oui, car bien sûr, Sarafian ne peut s'empêcher tout de même de charger la mule en recourant à ses inévitables flash-backs explicatifs. Reynolds avait une femme, a abandonné un fils, bref, a vécu un drame. Une fois l'amour scellé, une fois les gêneurs écartés, cet autre western est encore loin de son terme et peine quelque peu à rester stimulant. Le cinéaste ne possède certainement pas la sensibilité nécessaire, il est un homme de l'action et du mouvement qui, lorsqu'il se met à penser, pense un peu trop large. Au-delà de ces trois films, sa carrière semble être malheureusement peu remarquable.

     

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    sarafian,etats-unis,western,70ssarafian,etats-unis,western,70ssarafian,etats-unis,western,70sPOINT LIMITE ZÉRO (Vanishing point)

    LE CONVOI SAUVAGE (Man in the wilderness)

    LE FANTÔME DE CAT DANCING (The man who loved Cat Dancing)

    de Richard C. Sarafian

    (Etats-Unis / 100 min, 104 min, 120 min / 1971, 1971, 1973)

  • Retour de La Rochelle (11/12) : Raoul Walsh (4/4 : l'auto-remake)

    Rétrospective Raoul Walsh au 40e Festival International du Film de La Rochelle, suite (et fin).

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    La grande évasion

    Roy Earle (Bogart) sort de prison, retrouve ses anciens contacts, est embarqué dans un nouveau coup et fait connaissance avec ses partenaires. Raoul Walsh commence par construire sèchement, il épure et va direct au fait... avant de prendre un peu plus son temps. L'attente du braquage est en effet assez longue, mais elle permet de modeler les personnages et le mythe. Celui du gangster (Bogart giffle un sous-fifre pas plus de cinq minutes après être apparu sur l'écran).

    La grande évasion, film criminel qui délaisse la ville pour le grand air, s'attache donc à décrire la dernière ligne droite suivie par un homme qui voit ses ex-complices ou commanditaires passer les uns après les autres la main, quand ce n'est pas l'arme à gauche. Et Earle voit parallèlement monter une nouvelle génération dont les membres semblent se soucier très peu des règles et des codes en vigueur dans le milieu. Nous sommes là au tout début des années quarante. Le thème du vieux gangster qui a fait son temps, celui d'une "noblesse" perdue du crime organisé, ne date donc pas d'hier.

    Le style sans fioriture ni faux-semblant de Walsh, la droiture et la loyauté dans les comportements (le nouveau triangle walshien est cette fois composé d'Humphrey Bogart, Ida Lupino et Joan Leslie et cultive des rapports toujours clairs), l'excellence du Bogey dans l'un de ses meilleurs rôles et la vigueur narrative maintenue malgré une longue pause centrale font du film l'un de mes préférés du cinéaste.

    A peine est-il affaibli par quelques ingrédients (le jeune noir et son chien) et scènes sentimentales. Encore faut-il noter que ces dernières peuvent être balayer d'un revers de main, brutalement, comme lorsque Roy comdamne tout à coup le mode de vie qu'est en train de choisir Velma (Leslie) au bras de son assureur de petit ami. Ici, dans cette scène "domestique", éclate la radicale rebellion habitant le couple Bogart-Lupino, en lutte contre l'ordre établi. L'évasion, la rupture de ban sont tentés mais le nœud se resserre immanquablement. Le dénouement, dans le relief montagneux, est très connu et reste logiquement dans les mémoires.

     

    La fille du désert

    Huit ans après la réalisation cette Grande évasion, Walsh en propose un remake, La fille du désert, en déplaçant l'histoire du terrain du film noir périurbain au territoire moins peuplé du western. La vision rapprochée des deux se révèle bien sûr passionnante, la correspondance se faisant quasiment terme à terme, mais un inconvénient apparaît : il devient quasiment impossible de juger le second uniquement pour ce qu'il est, sans entrer dans un jeu de balance avec le premier.

    Du point de vue du style, il était donc possible d'économiser encore, de purifier, de ciseler, d'assécher. Ce western est carré, noir et blanc, refusant le grand format et l'éclat des décors. Il est minéral et désertique. Si Joel McCrea met aussi peu de temps que Bogart à cogner, il s'émeut beaucoup moins tout au long de cette aventure, La fille du désert étant une œuvre bien moins sentimentale que la précédente. Son final est froidement démesuré et particulièrement violent (physiquement et moralement, ce qui le rend, lui aussi, inoubliable).

    La tonalité est désespérée, malgré une ultime touche religieuse (elle ne suffit pas à contrebalancer le reste). Le couple incarné par McCrea et Virginia Mayo n'est plus un couple rebelle à une société peu attirante mais "vivable". Ce sont cette fois deux personnes qui se retrouvent seules face à un monde repoussant. La différence de caractérisation du troisième personnage, celui de la jeune femme que le héros aimerait d'abord séduire et épouser, est significative. Dans La grande évasion, si Joan Leslie se choisit un autre mari que Bogart, c'est une affaire de goût et de préférence. Son choix est petit-bourgeois mais certainement animé d'un sentiment sincère. Dans La fille du désert, Dorothy Malone s'avère purement vénale, jusqu'à tromper la confiance de McCrea. Elle va probablement, elle aussi, à sa perte, en compagnie de son pauvre père, dans ce lieu déserté.

    La grande évasion racontait la fin d'une génération, La fille du désert raconte la fin du monde.

     

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    etats-unis,walsh,polar,western,40setats-unis,walsh,polar,western,40sLA GRANDE ÉVASION (High Sierra)

    LA FILLE DU DÉSERT (Colorado Territory)

    de Raoul Walsh

    (Etats-Unis / 96 min, 94 min / 1941, 1949)

  • Retour de La Rochelle (10/12) : Raoul Walsh (3/4 : les années 50)

    Rétrospective Raoul Walsh au 40e Festival International du Film de La Rochelle, suite.

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    La femme à abattre

    La femme à abattre est une production Warner entamée par Bretaigne Windust avant d'être reprise en main, pour cause de maladie, par Walsh, à la demande d'Humphrey Bogart, vedette du film. Le critique Edouard Waintrop, qui présentait ce cycle Walsh à La Rochelle, a profité de cette projection pour moquer une nouvelle fois le choix d'un titre français totalement inadéquat. Mais il a surtout signalé que ce film criminel était très représentatif du changement opéré chez le cinéaste au cours des années cinquante, la tonalité générale se faisant beaucoup plus sombre qu'auparavant.

    Effectivement, si cet Enforcer ne tient pas toutes ses promesses (ni celles de Waintrop qui le tient pour l'un des meilleurs Raoul Walsh), il s'avance vers nous de manière assez peu amène. Le flic Martin Ferguson (Bogart) et ses hommes ont coffré un chef de bande et protègent un témoin apeuré dans l'espoir qu'il tienne le lendemain au moment du procès. Mais la nuit s'avère dramatique et l'enquête doit repartir de zéro. L'originalité consiste donc à nous faire prendre l'histoire en cours de route, très près de sa fin même (mais cela nous ne le savons pas encore), et à nous proposer au bout d'un certain temps un nouveau départ.

    On rembobine donc, en suivant un flashback dans lequel viendront se loger plusieurs autres, donnant naissance à un récit-gigogne mais toujours clair. Cependant, le compte rendu de l'enquête est un peu trop répétitif par sa manière de nous faire rebondir d'un suspect à l'autre, d'un cadavre à l'autre. La mécanique est bien huilée mais peu productive en termes d'action et de psychologie (celle-ci est assez limitée, surtout en ce qui concerne le personnage principal).

    Heureusement, le film se signale par un dénouement aussi surprenant qu'astucieux et par sa représentation de la violence. Une violence sèche, terrible, cinglante. Dans La femme à abattre, les meurtres se font au rasoir de barbier ou au couteau et les ellipses qui caractérisent leur mise en scène démultiplient leurs effets, leur préparation nous laissant aisément imaginer le reste, le pire.

     

    Les implacables

    Les implacables, c'est un western de plus de deux heures composé de larges séquences au cours desquelles, bien qu'elles soient ponctuées de belles choses, la tension retombe parfois. C'est plus précisément un film de convoi. Il met toutefois assez longtemps à se mettre en marche, passant par de multiples étapes préparatoires (entre autres, une longue scène de romance dans une cabane).

    Décrivant à nouveau la vie d'un groupe, il offre son lot de sorties verbales et physiques mais les confrontations entres les personnages y ont de racines moins profondes, les caractères y sont plus tranchés, les revirements y sont plus rapides (parfois jusqu'au comique) que, par exemple, dans L'entraîneuse fatale. Entre Robert Ryan, l'homme qui "rêve grand", le capitaliste dur calculant tout afin d'en tirer le plus grand profit, et Clark Gable, l'homme qui se "contente de peu", l'individualiste vaincu (car sudiste) mais digne, têtu, pragmatique, vif et doté du sens de l'honneur, Jane Russell va devoir choisir après avoir réalisé (beaucoup moins rapidement que nous) que l'homme destiné à "aller le plus loin", celui qu'il faut admirer, n'est finalement pas celui qu'elle croyait.

    Ainsi, la piste suivie est plutôt balisée, au gré des tunnels habituels que sont les séquences de passage d'une rivière ou d'une étendue désertique par un immense troupeau, les indiens, quant à eux, comptant comme les obstacles naturels ou les intempéries. Walsh privilégie les plans longs et descriptifs (il en abuse de temps à autre). Dans le canyon où le piège indien a été tendu sont lancés à toute allure chevaux et bovins mêlés, sous les tirs croisés : voilà le morceau de bravoure, désorde visuel pas très heureux esthétiquement.

    Malgré ses qualités, Les implacables, est, à mon goût, un film qui s'étire trop et qui donne au final une leçon un peu trop simple. Il me semble destiné en premier lieu aux purs et durs parmi les amateurs de westerns.

     

    L'esclave libre

    Une fois le décor planté et le temps de l'enfance passé, un premier coup de tonnerre survient. Par la suite, au fil du récit de cette Esclave libre, ces coups ne manqueront pas. Pour commencer, donc, Amantha Starr, jolie fille du Kentucky, apprend la mort de son grand propriétaire de père, se voit spoliée de son héritage et découvre que sa mère était en fait une esclave. Immédiatement, elle se trouve réduite à ce rang infâme.

    Avec une Yvonne De Carlo moitié blanche-moitié noire, ce point de départ peut paraître tiré par les cheveux. Il propulse pourtant à l'intérieur d'une œuvre ambitieuse, intelligente, prenant à bras-le-corps son sujet, sans faux-fuyants. Une interrogation surgit : cette impression de densité vient-elle du fait que le roman adapté (de Robert Penn Warren) est un roman "sudiste" ? Plus précisément : le point de vue du vaincu ne serait-il pas (toujours ?) plus proche de la réalité que celui du vainqueur, tout à sa célébration ? Dans L'esclave libre, ne s'opposent pas les bons Nordistes et les mauvais Sudistes, les gentils Noirs et les méchants Blancs. En fait, on y trouve aussi bien des maîtres chassant et fouettant leurs esclaves que des personnes plus généreuses. Mais il y a plus complexe encore : ces dernières apparaissent parfois, aux yeux des Noirs, "pire" que les autres (car bardés de leur bonne conscience). Le plus compréhensif, le plus respectueux des sudistes avouera avoir été un négrier responsable de massacres en Afrique, tandis que le bon pasteur abolitionniste sera prêt à violer la désirable mulâtresse.

    Hamish Bond (Clark Gable) l'affirme à un moment donné : "L'égalité pour les Noirs, on en parlera encore dans cent ans !" Si la belle légende d'un Nord s'engageant dans la guerre civile pour libérer le peuple noir a perduré, un documentaire récent, The civil war, nous a rappellé, après d'autres, que la vérité était plus complexe et moins noble, notamment lorsqu'il a fallu intégrer les anciens esclaves dans les bataillons yankees. Et cela, L'esclave libre le montrait déjà clairement.

    Mais le film n'a pas qu'une qualité de clairvoyance historique. Dans ce mélodrame fiévreux, Walsh organise de fortes oppositions successives, en les modulant d'une scène à l'autre, jusqu'à les renverser parfois. D'où cette sensation de richesse narrative, d'approfondissement du sujet, de maintien d'un cap sous les éclairs mélodramatiques et les coups de vent scénaristiques, ceux-ci ne gênant ni Yvonne De Carlo ni Clark Gable ni Sidney Poitier (qui n'a rien ici de l'alibi holywoodien mais qui mène au contraire superbement une troupe d'acteurs noirs proposant un éventail de caractères beaucoup plus large que d'ordinaire).

     

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    walsh,etats-unis,polar,western,50swalsh,etats-unis,polar,western,50swalsh,etats-unis,polar,western,50sLA FEMME À ABATTRE (The enforcer)

    de Bretaigne Windust et Raoul Walsh

    LES IMPLACABLES (The tall men)

    L'ESCLAVE LIBRE (Band of angels)

    de Raoul Walsh

    (Etats-Unis / 85 min, 125 min, 125 min / 1951, 1955, 1957)

  • Rio Bravo

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    Au bout de cinq minutes, l'enjeu de Rio Bravo est fixé. Joe Burdette est emprisonné par le sheriff John T. Chance pour le meurtre d'un homme désarmé. Pendant les plus de deux heures qui suivent, Hawks va génialement se "contenter" de mettre en scène les multiples variations qu'autorise la situation posée (variations apparemment inépuisables puisque suivront bien sûr, en 1966 et 1970, El Dorado et Rio Lobo, deux descendants directs de Rio Bravo).

    Cependant, ce système qui se nourrit de lui-même ne dessine pas un cercle, pas même une spirale : il est fait d'allers-retours le long d'un segment. A une extrémité se trouve l'entrée de la ville, où se poste Dude pour filtrer le passage, à l'autre la prison. La bourgade de Rio Bravo ne semble exister que le long de cet axe-là. Hormis derrière le générique du début, nous ne voyons rien de l'extérieur de la ville, bien qu'il soit beaucoup question du juge attendu pendant plusieurs jours et de la diligence qui part ou arrive (elle-même, on ne la voit pas : comment Feathers pourrait-elle donc la prendre un jour ?).

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    Au milieu du segment sont situés deux lieux : l'hôtel de Carlos et Consuela où dorment Feathers et Chance, et le bar où se réunissent les hommes de Burdette et que fréquente Colorado avant qu'il ne prenne parti (personnage se signalant d'abord par son détachement, Colorado va intervenir d'une façon qui sera de plus en plus décisive). Le premier endroit est lumineux, chaleureux, accueillant, presque frou-frouteux. C'est le domaine de Feathers et de Consuela, Chance et Carlos y ayant rarement leur mot à dire. Les portes, fermées ou ouvertes, y sont aussi importantes que dans un film de Lubitsch. Le deuxième endroit, par opposition, est sombre et difficile à cerner. C'est un lieu de violence, uniquement masculin (bien que plus ordonnée, la prison, l'autre lieu masculin du film, partage bien des caractéristiques avec ce bar).

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    Pour débloquer cette situation qui pourrait ne jamais en finir, il faut opérer une translation. Ce sera le glissement vers l'entrepôt, lieu proche mais assez difficile à situer précisément. Le dénouement s'y déroule sous la forme de l'affrontement classique de deux groupes mais en se jouant, encore une fois, sur un axe, sur la ligne tracée par la marche de Joe Burdette et de Dude l'un vers l'autre lors de l'échange.

    Rio Bravo, c'est la cohérence d'un espace et une extraordinaire continuité cinématographique.

    La mise en scène de Hawks est d'une fluidité incomparable, prenant appui sur une technique impeccable. Pendant cent quarante et une minutes, pas un seul plan ne jure et aucun ne peut être qualifié de facile ou de médiocre. Ce sont des plans d'ensemble ou des plans moyens. Il n'y a pas, ou très peu, de gros plans, même lorsqu'il s'agit de souligner une réaction, même lorsqu'il faut montrer une mimique de Stumpy ou d'un Chance complètement désarçonné par Feathers. Ces plans ne taillent pas dans la séquence et ne brisent pas la continuité. Ils sont à rapprocher de ceux qui montrent par exemple Chance prêt à intervenir dans un moment de tension, esquissant un geste de soutien qu'il n'a finalement pas à réaliser.

    Cette juste distance entre la caméra et l'acteur sert bien sûr à toujours fondre le corps et le décor. Elle sert aussi à préserver la sensation du vrai, en mettant en valeur les gestes, que ceux-ci soient signifiants (la difficulté qu'a Dude à rouler ses cigarettes) ou pas (Chance a du mal à enfiler la manche de sa veste, Dude a la manie de ramasser une poignée de terre).

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    On agit mais on discute aussi pas mal, dans Rio Bravo. Souvent, ces discussions s'enclenchent suite à la demande faite par quelqu'un qu'on lui raconte ce qui vient de se passer à l'instant. Et là encore, Hawks varie les plaisirs, en faisant couper court (Pat Wheeler arrêtant Chance avant que celui-ci ne lui explique ce que Dude lui a déjà dit), en faisant rebondir sur autre chose (Colorado éclairant Chance et ses adjoints sur la signification de la musique jouée par les Mexicains), en donnant au fait une autre couleur (l'œil au beurre noir de Carlos suite à coup reçu non pas de Consuela mais de Feathers).

    Répétitions et dialogues font la longueur du film mais le style reste vif et sec. Quand Chance et Dude recherchent le tueur de Wheeler dans le saloon de Burdette, Hawks a besoin d'un seul plan pour montrer où il se niche, au dessus de toute le monde. Après avoir montré les gouttes de sang tombant dans le verre sur le comptoir, il ne remonte pas sa caméra pour faire le lien visuel mais enchaîne avec Dude qui dégaine. Toujours cette impression de vivacité.

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    Et cette impression de personnages en action. Des actions qu'ils doivent faire. Les vives discussions et les conflits dans le groupe de Chance ne viennent jamais à la suite de jugements moraux portés sur les uns ou les autres mais à propos de la capacité ou de la faillite d'untel à agir en fonction de ses attributions. Ainsi, si l'on entend parfois posée la question "Te sens-tu assez fort ?", on doit moins y déceler un éloge de la force qu'une interrogation légitime sur une aptitude (et sur un plan moins dramatique, on imagine pas Chance-Wayne chanter avec Dude-Martin et Colorado-Nelson : il se tient donc à l'écart de la scène). Dans ce groupe, la loyauté n'est jamais en doute et, même s'il contient un infirme et un ivrogne (et bientôt un Mexicain sachant mal manier les armes), il permet de tracer clairement la frontière entre ce qui est acceptable et ce qui ne l'est pas.

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    Revoir Rio Bravo à intervalles réguliers est une très bonne chose.

     

    hawks,etats-unis,western,50sRIO BRAVO

    de Howard Hawks

    (Etats-Unis / 141 min / 1959)

  • The Shooting, L'ouragan de la vengeance & Cockfighter

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    Réalisés l'un dans la foulée de l'autre et la plupart du temps distribués ensemble (en France au cinéma en 1968 comme en DVD plus tard), The shooting et L'ouragan de la vengeance sont deux films difficilement dissociables, à l'origine des premières manifestations du culte voué à leur maître d'œuvre Monte Hellman.

    Un campement de mineurs, une ville réduite à trois bâtiments, des étendues rocailleuses, quatre personnages et deux ou trois silhouettes... L'économie de The shooting est celle de la série B (Roger Corman ne se tient pas loin, au sens propre, Hellman étant, au début de sa carrière, l'un de ses protégés) mais la visée est haute. L'approche privilégiée est celle du réalisme, les temps morts n'étant nullement éliminés. Il se crée un rythme étonnant à la suite de ces plans qui retardent les entrées dans le champ et les gestes déterminants ou bien, au contraire, qui démarrent directement sur un coup de feu ou un changement d'échelle brutal.

    Les situations se mettent en place de manière énigmatique et les personnages le sont tout autant (un homme qui ne parle pas, un indien dont on ne comprend pas la langue...). Les motivations se devinent, elles ne sont jamais explicitées alors que des questions reviennent sans cesse : Qu'est-ce que c'est ? Qui est-ce ? Quel est son nom ? La ligne narrative suivie est celle d'une quête mais un quête devenant absurde à force de dépouillement et d'obstination. Les chevaux trépassent, les paquets sont abandonnés, les hommes aussi. L'avancée se fait vers un point fuyant mais la force du pressentiment se signale. Quelque chose d'indéfinissable mais de bien présent.

    Au campement déserté, l'apparition de la femme, qui ne sera jamais nommée, entraîne déjà dans une dimension fantastique. Si l'on craint la lourdeur théorique et l'intellectualisation excessive du western, le poids du réel nous ramène toujours sur terre, grâce à l'attention portée aux corps, à la fatigue, à la sueur... L'errance existentielle tire là sa force et ce va-et-vient entre l'abstrait et le concret signe la modernité du film (qui annonce par bien des aspects le tour de force accompli récemment par Kelly Reichardt avec La dernière piste). Les interprètes intègrent remarquablement ces données à leur jeu, d'un Jack Nicholson déjà diabolique à un Warren Oates impeccablement dépassé par les événements, en passant par une Millie Perkins à la fois fragile, déterminée et inatteignable.

    Oates endosse le rôle d'un ancien chasseur de primes luttant contre les armes, évitant les tueries et préférant écraser à coups de pierre la main dangereuse d'un tueur à gages plutôt que d'abattre celui-ci. Pareillement, Hellman lutte avec le western mais sait que ce combat est vain. Il sait comment ça finit et nous aussi, malgré toutes les ellipses du monde...

    Passer par les acteurs et leurs personnages offrent une clé pour comparer les mérites de The shooting et ceux de L'ouragan de la vengeance. Dans le premier, Millie Perkins est une femme mystérieuse, irradiante, sans passé et peut-être sans avenir. Dans le second, elle est fille de fermier, dévouée et travailleuse, effacée et silencieuse. Dans le premier, Jack Nicholson est un manipulateur sardonique affichant ce sourire qu'il reprendra maintes et maintes fois dans la suite de sa carrière. Dans le second, c'est un cowboy honnête, pourchassé à tort, ne souriant jamais : c'est le Nicholson plus rare, ménageant ses effets, que l'on retrouvera par exemple chez Bob Rafelson (Cinq pièces faciles, 1970).

    Cette fois, si le tragique est toujours est présent, la subversion du genre se fait uniquement par une accentuation du réalisme. Très prosaïque, Hellman insiste sur les détails et les accidents du réel (le chapeau qui est soufflé par le vent, le cheval que l'on a du mal à enfourcher) et limite les fulgurances dramatiques et stylistiques. Bien que l'histoire contée dans L'ouragan de la vengeance se passe sur plusieurs heures, l'impression donnée est celle du temps réel des actions.

    Au moins autant que dans The shooting, nous avons là, à travers l'histoire de trois cowboys pris pour des bandits, une réflexion sur le refus de la violence et l'opposition à son emploi. Elle soutient la forme comme le fond. D'une part, Hellman ne s'appesantit jamais sur les tirs de revolvers, ne s'appuit jamais sur la jouissance de cette violence. D'autre part, il met à nu un mécanisme implacable en lançant ses protagonistes dans une course pour la survie quasiment sans espoir. L'œuvre, très pessimiste, permet de toucher du doigt comme rarement cet engrenage mortel.

    Ce n'est qu'en 1971 que sort le film suivant de Monte Hellman, le Macadam à deux voies (Two-lane blacktop) qui va définitivement faire connaître le nom du cinéaste. Pour l'évoquer brièvement, rappelons que, très représentatif de ces années-là par les figures qu'il convoque (jeunesse, liberté de mœurs, groupes sociologiques bien définis, musique pop-rock, traversée des grands espaces), il n'en est pas moins radical et se révèle assez impressionnant. C'est une œuvre dénuée de tout romantisme dans sa description de l'amour porté par les deux personnages principaux aux voitures rapides. Ceux-ci, peu bavards, ne parlent que de mécanique, même en compagnie de la jeune femme qu'il récupèrent au bord de la route. Pour nous, ils en deviennent presque malades mentalement, au moins obsédés. Et cette obsession aboutit à la mort, ce que suggère une fin d'une grande beauté qui, bien évidemment, ne clôt absolument rien dramatiquement parlant. A la rigueur, on peut dire que la tension dramatique n'est apportée que par le rival (Warren Oates et sa gouaille). Et encore... Le défi qui est lancé est rapidement abandonné. Encore une fois, cette position annonce celle de bien des cinéastes d'aujourd'hui, Gus Van Sant en tête.

    A ces trois tentatives singulières qui rebattaient les cartes de belle manière a succédé Cockfighter qui me semble, en revanche, assez largement dépourvu d'intérêt. Coursodon et Tavernier dans 50 ans de cinéma américain en parlaient comme d'un film semblant "être construit à partir de certaines exégèses de Two-lane blacktop". On peut le voir en effet comme cela.

    Roger Corman à la production, Warren Oates à la tête de la distribution, Harry Dean Stanton à ses côtés et même Millie Perkins, dans un petit rôle : une bonne partie de la "famille" Hellman est réunie. A propos de l'actrice, on peut, à nouveau, s'intéresser au sort qui lui est réservé. Cette fois-ci, elle apparaît en ménagère mal fagotée, des bigoudis dans les cheveux, et son personnage est expédié peu de temps après, sans ménagement. Voilà le chemin parcouru.

    Encore une fois, la plupart des marqueurs du cinéma des années 70 sont présents de la sous-dramatisation de l'intrigue au symbolisme désinvolte, des figures de l'errance à celles de la marginalité... Cependant, même pour qui n'est pas amateur de la chose automobile, la passion pour les bolides a quelque chose de beaucoup plus cinématographique que celle pour les combats de coqs, activité principale du héros de Cockfighter. Et comme la mise en scène de Hellman se fait plutôt terne, à quelques flashs près, l'attachement aux personnages, au récit, au film ne se fait pas. L'inévitable truculence de certains épisodes de cette aventure dans l'Amérique profonde lasse et la misogynie caractérise le regard porté sur les femmes (soit proprement ridiculisées, soit incapables de comprendre l'attitude rebelle du héros).

    Surtout, le choix de faire du personnage de Warren Oates quelqu'un de muet saborde le film. Ce n'est pas qu'il ne peut pas parler, c'est qu'il ne veut pas, du moins jusqu'à ce qu'il gagne enfin un certain concours. Découle de cette donnée scénaristique un festival de mimiques par Oates qui se révèle pour nous absolument épuisant puisque les gens qui l'entourent ne cessent de communiquer avec lui. Notons que Hellman, de toute façon, ne va pas jusqu'au bout de son idée car il plaque sur beaucoup d'images la voix off de l'acteur, voix qui se fait porteuse d'un discours purement "professionnel" dans une posture créant une proximité/distance avec le spectateur déjà observée plus d'une fois dans d'autres films.

    Parvenu au bout de l'impasse, je n'ai amassé que deux ou trois séquences à sauver, un monologue déshabillé au bord d'un lac, un combat de coqs dans une chambre d'hôtel filmé au ralenti... Finalement, à la même époque et dans le même registre de l'Americana déglinguée, un "classique" comme John Huston aura réalisé de bien meilleurs films (Fat City, Le Malin) que ce Cockfighter, échec d'un cinéaste culte qui, semble-t-il, ne retrouvera jamais vraiment l'inspiration qui irriguait les trois opus ayant fait sa réputation(*).

     

    (*) : A moins que le récent Road to nowhere... (n'est-ce pas Doc ?)

     

    Hellman,Etats-Unis,Western,60s,70sHellman,Etats-Unis,Western,60s,70sHellman,Etats-Unis,Western,60s,70sTHE SHOOTING (ou LA MORT TRAGIQUE DE LELAND DRUM)

    L'OURAGAN DE LA VENGEANCE (Ride in the whirlwind)

    COCKFIGHTER

    de Monte Hellman

    (Etats-Unis / 82 min, 82 min, 83 min / 1966, 1965, 1974)

  • La dernière piste

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    ****

    Je l'avoue : j'étais bien plus impatient de découvrir La dernière piste que The tree of life. Sans doute Terrence Malick est-il un cinéaste plus important que Kelly Reichardt, ne serait-ce que pour ses trois premiers films, mais si je juge l'écart existant entre les promesses formulées auparavant et l'émotion effective ressentie au moment de la réception de la nouvelle proposition de cinéma de chacun des deux, La dernière piste m'est alors infiniment plus chère que la palme d'or cannoise de cette année.

    Le goût de l'errance, l'enregistrement des frémissements de la nature et les variations de lumière d'Old joy (2006), comme le traitement de l'espace et la justesse de l'approche des personnages dans Wendy et Lucy (2008), laissaient penser que Kelly Reichardt pouvait porter un regard singulier sur un genre comme le western. Bien sûr, il convient de préciser d'emblée que La dernière piste (Meek's cutoff en VO, soit le "raccourci de Meek", titre bien plus pertinent, moins trompeur, moins "dramatique" que celui choisi pour nous) est un western comme Macadam à deux voies (Hellman, 1971) est un road movie ou Last days (Van Sant, 2005) un biopic. S'il emprunte au genre les formes et les thèmes, il soustrait sa dramaturgie classique.

    L'un des problèmes posés aux réalisateurs s'attelant à des fictions historiquement situées est de faire entrer facilement le spectateur dans un monde recomposé, de l'acclimater. Puisque nous sommes ici dans un western, l'image, restituant un cadre familier (rochers, rivière, canyons, étendues désertiques), n'a guère besoin de précautions, surtout si un tempo particulier s'y installe tout de suite avec force et évidence, un tempo lent et naturel. Le son assure lui aussi de la présence des choses : le chariot fait réellement un bruit de chariot avançant sur un terrain accidenté ; la terre, l'eau, les cailloux ne se voient pas seulement, ils s'entendent tels qu'ils sonnent. Le décor posé, le corps doit ensuite trouver sa place. Il est présenté actif, en mouvement, à la fois occupé par des détails pratiques et tendu vers un seul but.

    Et, tardivement, vient la parole. Elle brille tout d'abord pas son absence, avant de se faufiler, lointaine et difficilement audible. Saisie, elle se révèle sans rapport avec l'action, quand elle ne passe pas à travers la prière. Elle est indirecte (le guide raconte une histoire à l'enfant, un homme explique à sa femme ce qu'un autre voyageur vient de lui dire). Il faut quelque temps avant qu'elle ne se porte au cœur des choses et du récit. Cette évolution très progressive n'a pas seulement été pensée comme doux accompagnement du spectateur. Elle vise à faire sentir à celui-ci l'importance que revêt cette activité. Meek, le guide fanfaron menant (ou plutôt errant avec) le petit groupe de migrants sur un territoire hostile de l'Oregon, domine par le verbe, tient sa légitimité de ses mots. Dans cette société du milieu du XIXe siècle, la parole vaut le plus souvent comme preuve de l'expérience, s'impose aisément comme vérité. Étant donnée la difficulté à remettre en question son porteur, on mesure d'autant mieux le courage de quelques uns qui, par intuition ou calcul (qui traduit ici l'intelligence), choisissent le temps venu de s'opposer à la violence de la vision qu'a Meek des Indiens.

    La réflexion est prolongée autrement après la rencontre avec l'Autre. Face à l'Indien, la parole, telle qu'elle est employée n'aide en rien à la communication. La langue inconnue nous reste jusqu'au bout aussi mystérieuse que les intentions de celui qui la parle. A ce niveau-là, le mur ne tombe jamais et Kelly Reichardt offre dans toute la dernière partie des séquences magnifiques de coulées de paroles strictement parallèles, ne se fondant à aucun moment.

    Si, dans La dernière piste, l'usage de la parole passionne, il en va de même de l'organisation de l'espace à l'intérieur du cadre (tendant vers le carré primitif plutôt que vers le rectangle moderne). Le monde décrit semble s'ordonner peu à peu sous le regard des femmes. Leur point de vue est adopté. D'abord maintenues en retrait, à l'écart des lieux d'action et des prises de (non-)décision, elles vont ensuite se rapprocher du centre, au point, pour l'une d'elles, de prendre en charge le récit (de prendre en main le fusil). Nous serions donc devant une histoire de l'émancipation de la femme, autant qu'une histoire d'acceptation de l'Autre. Le projet était périlleux mais la très belle mise en scène de Kelly Reichardt évite toute lourdeur et laisse réticent à employer ainsi ces grands mots. La façon dont est traité le couple principal de ce convoi le montre bien. Le trait est discret mais essentiel : d'une part, la femme n'y est pas soumise et d'autre part, au détour d'un bref mais bouleversant dialogue sur la confiance, apparaît toute la complexité du rapport de celle-ci à l'Indien, rapport nullement réductible à l'attirance-répulsion devant le sauvage mais dépendant aussi de la position du mari.

    Errance, répétition des travaux et des jours, renvois des actions vers le hors-champ, nombre réduit de personnages (un guide, trois couples, un garçon, puis un Indien et personne d'autre)... Sans aucun doute la radicalité de Kelly Reichardt ne fera pas l'unanimité. Elle est cependant, selon moi, une manière extraordinaire de faire revivre ce passé. Rarement a-t-on eu ainsi l'impression d'être véritablement plongé dans l'époque décrite, par le naturel des actes, le rendu de l'environnement ou le développement de notions qui lui sont rattachées (importance primordiale de la parole, sentiment de perte des repères dans une nature inviolée, recours expéditif à la violence...). De plus, elle ouvre des pistes plutôt qu'elle ne bloque la pensée sous une forme contraignante. Le final est donc ouvert. Et, à la suite d'une phrase retentissante et d'un sublime champ-contrechamp, dans le fondu au noir qui envahit alors l'écran s'engouffrent soudain, comme à rebours, comme inversées, toute l'histoire de l'Amérique et celle des représentations de la conquète de l'Ouest.

     

    PS : Je ne peux m'empêcher de voir dans La dernière piste le pendant minimaliste du film de Paul Thomas Anderson, There will be blood. Quelques détails incitent au rapprochement : le rapport au genre, l'apparition progressive de la parole, l'utilisation d'une musique très particulière, la présence de Paul Dano... Mais je vois surtout, dans les deux cas, le sommet provisoire d'une ascension constante.

     

     

    reichardt,etats-unis,western,2010sLA DERNIÈRE PISTE (Meek's cutoff)

    de Kelly Reichardt

    (Etats-Unis / 104 mn / 2010)