Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

reichardt

  • La dernière piste

    reichardt,etats-unis,western,2010s

    ****

    Je l'avoue : j'étais bien plus impatient de découvrir La dernière piste que The tree of life. Sans doute Terrence Malick est-il un cinéaste plus important que Kelly Reichardt, ne serait-ce que pour ses trois premiers films, mais si je juge l'écart existant entre les promesses formulées auparavant et l'émotion effective ressentie au moment de la réception de la nouvelle proposition de cinéma de chacun des deux, La dernière piste m'est alors infiniment plus chère que la palme d'or cannoise de cette année.

    Le goût de l'errance, l'enregistrement des frémissements de la nature et les variations de lumière d'Old joy (2006), comme le traitement de l'espace et la justesse de l'approche des personnages dans Wendy et Lucy (2008), laissaient penser que Kelly Reichardt pouvait porter un regard singulier sur un genre comme le western. Bien sûr, il convient de préciser d'emblée que La dernière piste (Meek's cutoff en VO, soit le "raccourci de Meek", titre bien plus pertinent, moins trompeur, moins "dramatique" que celui choisi pour nous) est un western comme Macadam à deux voies (Hellman, 1971) est un road movie ou Last days (Van Sant, 2005) un biopic. S'il emprunte au genre les formes et les thèmes, il soustrait sa dramaturgie classique.

    L'un des problèmes posés aux réalisateurs s'attelant à des fictions historiquement situées est de faire entrer facilement le spectateur dans un monde recomposé, de l'acclimater. Puisque nous sommes ici dans un western, l'image, restituant un cadre familier (rochers, rivière, canyons, étendues désertiques), n'a guère besoin de précautions, surtout si un tempo particulier s'y installe tout de suite avec force et évidence, un tempo lent et naturel. Le son assure lui aussi de la présence des choses : le chariot fait réellement un bruit de chariot avançant sur un terrain accidenté ; la terre, l'eau, les cailloux ne se voient pas seulement, ils s'entendent tels qu'ils sonnent. Le décor posé, le corps doit ensuite trouver sa place. Il est présenté actif, en mouvement, à la fois occupé par des détails pratiques et tendu vers un seul but.

    Et, tardivement, vient la parole. Elle brille tout d'abord pas son absence, avant de se faufiler, lointaine et difficilement audible. Saisie, elle se révèle sans rapport avec l'action, quand elle ne passe pas à travers la prière. Elle est indirecte (le guide raconte une histoire à l'enfant, un homme explique à sa femme ce qu'un autre voyageur vient de lui dire). Il faut quelque temps avant qu'elle ne se porte au cœur des choses et du récit. Cette évolution très progressive n'a pas seulement été pensée comme doux accompagnement du spectateur. Elle vise à faire sentir à celui-ci l'importance que revêt cette activité. Meek, le guide fanfaron menant (ou plutôt errant avec) le petit groupe de migrants sur un territoire hostile de l'Oregon, domine par le verbe, tient sa légitimité de ses mots. Dans cette société du milieu du XIXe siècle, la parole vaut le plus souvent comme preuve de l'expérience, s'impose aisément comme vérité. Étant donnée la difficulté à remettre en question son porteur, on mesure d'autant mieux le courage de quelques uns qui, par intuition ou calcul (qui traduit ici l'intelligence), choisissent le temps venu de s'opposer à la violence de la vision qu'a Meek des Indiens.

    La réflexion est prolongée autrement après la rencontre avec l'Autre. Face à l'Indien, la parole, telle qu'elle est employée n'aide en rien à la communication. La langue inconnue nous reste jusqu'au bout aussi mystérieuse que les intentions de celui qui la parle. A ce niveau-là, le mur ne tombe jamais et Kelly Reichardt offre dans toute la dernière partie des séquences magnifiques de coulées de paroles strictement parallèles, ne se fondant à aucun moment.

    Si, dans La dernière piste, l'usage de la parole passionne, il en va de même de l'organisation de l'espace à l'intérieur du cadre (tendant vers le carré primitif plutôt que vers le rectangle moderne). Le monde décrit semble s'ordonner peu à peu sous le regard des femmes. Leur point de vue est adopté. D'abord maintenues en retrait, à l'écart des lieux d'action et des prises de (non-)décision, elles vont ensuite se rapprocher du centre, au point, pour l'une d'elles, de prendre en charge le récit (de prendre en main le fusil). Nous serions donc devant une histoire de l'émancipation de la femme, autant qu'une histoire d'acceptation de l'Autre. Le projet était périlleux mais la très belle mise en scène de Kelly Reichardt évite toute lourdeur et laisse réticent à employer ainsi ces grands mots. La façon dont est traité le couple principal de ce convoi le montre bien. Le trait est discret mais essentiel : d'une part, la femme n'y est pas soumise et d'autre part, au détour d'un bref mais bouleversant dialogue sur la confiance, apparaît toute la complexité du rapport de celle-ci à l'Indien, rapport nullement réductible à l'attirance-répulsion devant le sauvage mais dépendant aussi de la position du mari.

    Errance, répétition des travaux et des jours, renvois des actions vers le hors-champ, nombre réduit de personnages (un guide, trois couples, un garçon, puis un Indien et personne d'autre)... Sans aucun doute la radicalité de Kelly Reichardt ne fera pas l'unanimité. Elle est cependant, selon moi, une manière extraordinaire de faire revivre ce passé. Rarement a-t-on eu ainsi l'impression d'être véritablement plongé dans l'époque décrite, par le naturel des actes, le rendu de l'environnement ou le développement de notions qui lui sont rattachées (importance primordiale de la parole, sentiment de perte des repères dans une nature inviolée, recours expéditif à la violence...). De plus, elle ouvre des pistes plutôt qu'elle ne bloque la pensée sous une forme contraignante. Le final est donc ouvert. Et, à la suite d'une phrase retentissante et d'un sublime champ-contrechamp, dans le fondu au noir qui envahit alors l'écran s'engouffrent soudain, comme à rebours, comme inversées, toute l'histoire de l'Amérique et celle des représentations de la conquète de l'Ouest.

     

    PS : Je ne peux m'empêcher de voir dans La dernière piste le pendant minimaliste du film de Paul Thomas Anderson, There will be blood. Quelques détails incitent au rapprochement : le rapport au genre, l'apparition progressive de la parole, l'utilisation d'une musique très particulière, la présence de Paul Dano... Mais je vois surtout, dans les deux cas, le sommet provisoire d'une ascension constante.

     

     

    reichardt,etats-unis,western,2010sLA DERNIÈRE PISTE (Meek's cutoff)

    de Kelly Reichardt

    (Etats-Unis / 104 mn / 2010)

  • Old joy

    oldjoy.jpg

    ****

    Saleté de grippe ! Essayons tout de même de reprendre une activité normale...

    La présence, en tête d'affiche, du chanteur folk Will Oldham m'avait fait retenir ce titre au moment de sa sortie en salles en 2007. Ma curiosité fut attisée encore un peu plus après la découverte du film suivant de la réalisatrice, Kelly Reichardt, le beau Wendy et Lucy.

    Old joy raconte à peine une histoire. Un homme, bientôt père de famille, retrouve un ami solitaire, perdu de vue depuis un moment. Ce dernier lui propose d'aller camper et marcher en montagne. Les deux hommes partent donc, se perdent un peu, retrouvent leur chemin, accèdent à la source qu'ils cherchaient puis rentrent chez eux le lendemain.

    Film indépendant très typé, Old Joy apparaît assez nettement sous influences. Avec son récit relâché d'une confrontation avec la nature, il n'est pas sans évoquer le Gerry de Gus Van Sant ou le Blissfully yours d'Apichatpong Weerasethakul. Et comme dans un bon vieux Jarmusch des 80's, les longs travellings automobiles latéraux balayant des paysages industriels et pavillonaires sont réhaussés par des notes de musique (ici celle du groupe Yo La Tengo), procédé aussi agréable que légèrement facile. L'épilogue, détaché du reste mais aussi peu dramatisé, a lui aussi quelque chose d'attendu dans la suspension qu'il provoque. Sans renvoyer explicitement à une œuvre particulière, il ne nous semble guère original.

    Heureusement, derrière ces apparences, parvient à percer de ci de là, entre des dialogues à l'intérêt restreint, la singularité de Kelly Reichardt. Pas de doute, la nature est là, sa présence est rendue remarquablement. La photographie capte admirablement le changement de lumière lors du passage du jour à la nuit, ce qui donne quelques très belles séquences, au centre du film : l'obscurité envahissant l'espace, les deux amis commencent à avoir l'impression de tourner en rond sur ces petites routes désertes de montagne. Ce basculement progressif d'un monde à l'autre est calme et légèrement inquiétant. La cinéaste sait d'ailleurs parfaitement faire naître la potentialité d'une menace avec rien, à peine un regard, un bruit, une phrase, une lumière. Remarquons toutefois que c'est aussi le refus farouche du moindre événement dramatique qui nous met ainsi en alerte, en attente. 

    Malgré le déplacement de point de vue s'opérant en cours de route, de l'un à l'autre des personnages, nous ne saurons jamais vraiment ce qui s'est joué entre ces deux hommes lors de ce périple. Kelly Reichardt prend le risque de frustrer et de laisser son film glisser plus rapidement que d'autres entre nos doigts et entre les mailles de notre mémoire.

     

    oldjoy00.jpgOLD JOY

    de Kelly Reichardt

    (Etats-Unis / 73 mn / 2006)

  • Wendy et Lucy

    (Kelly Reichardt / Etats-Unis / 2008)

    ■■■□

    wendyandlucy.jpgC'est l'histoire d'une fille fauchée, en route pour l'Alaska, seulement accompagnée de sa chienne Lucy, et qui se retrouve coincée dans une petite ville de l'Oregon par la panne de sa voiture et la perte de l'animal.

    Pour Wendy et Lucy (Wendy and Lucy), Kelly Reichardt fait le pari du minimalisme des moyens, de la mise en scène et de l'argument. Si ténu soit-il, le fil narratif ne se délite pas. L'intérêt est constamment maintenu car la cinéaste co-scénariste prend soin, bien que ne filmant que des situations a priori anodines, de faire naître des micro-récits du quotidien (les différentes rencontres que fait Wendy, son bref séjour en cellule...) et de charger certaines séquences d'un potentiel fictionnel sans prolongement effectif (ces passages sont le plus souvent inquiétants, porteurs de menaces d'autant plus oppressantes que l'héroïne est, à ces moments-là, clairement vulnérable). Le spectre de l'ennui est déjà repoussé sur ce flan.

    Kelly Reichardt se détourne de la non-fiction extrémiste (l'absence de récit) aussi bien que du néo-réalisme formaliste (la beauté du vide). Un équilibre est trouvé entre les quelques plans larges situant Wendy dans les rues de la ville et une majorité de plans rapprochés sur les personnages. Ne surtout pas voir dans ce dernier choix de mise en scène un manque d'inventivité ou d'ampleur. Cette proximité vise évidemment à l'empathie mais elle n'est pas forcée par une caméra à l'épaule qui se plaquerait sous le nez des comédiens. Ces cadrages à hauteur de poitrine libèrent surtout une évidence : celle de la présence de chacun. Ces gens sont vraiment là, ils lestent le plan de tout leur poids. De plus, ce rapprochement qui ne vise que l'essentiel permet à Reichardt de ne pas surplomber son sujet, de ne pas livrer son message social clé en main. De ce point de vue, la séquence dans le commissariat de police est remarquable par son refus d'écraser Wendy sous le poids de l'institution qu'il faudrait critiquer. Il n'y a aucun plan d'ensemble. Nous ne voyons que des bribes de décors, quelques détails, quelques gestes de policiers (qui, malgré cette parcellisation, gardent leur identité puisqu'il ne s'agit pas non plus de les déshumaniser). C'est ainsi, sans en avoir l'air, que Wendy et Lucy décrit un monde en déshérence nécessitant une lutte de tous les jours.

    Dessinant de formidables portraits, captant la ville sans artifices et faisant parfaitement ressentir le basculement des repères entre le jour et la nuit (alternance si importante pour Wendy dans son mode de vie marginal) Kelly Reichardt offre également un rôle magnifique, mystérieux et émouvant à Michelle Williams. A deux ou trois reprises, lorsqu'elle rapproche son visage d'une vitre de voiture, elle ressemble à Barbara Loden dans Wanda.