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skolimowski

  • Le Cri du sorcier (Jerzy Skolimowski, 1978)

    Réalisé en 1978 par Jerzy Skolimowski et récompensé par un Grand Prix du Jury à Cannes, Le Cri du sorcier est un film très caractéristique de cette période où le genre fantastique accueillit les hautes ambitions de plusieurs cinéastes de renom, tels Kubrick ou Boorman. C'est surtout l'un des plus singuliers qui soient. Pleinement ancré dans le genre, il est cependant anti-spectaculaire au possible, ne reposant aucunement sur les effets associés habituellement à ce type de cinéma. Le cadre est celui de la charmante campagne anglaise : herbe verte, paysages harmonieux, villages accueillants, dunes de sable fin, intérieurs chaleureux... L'histoire débute dans un asile de fous ? Oui mais pendant un match de cricket réunissant sans soucis patients, médecins et villageois. Le décor est réel, les actes n'ont pas en eux-mêmes une grande originalité et les images montrées ne sont pas de nature fantastique. Celles-ci, hormis lorsque s'insèrent quelques jeux visuels sur le flou, le ralenti ou le surcadrage, n'accèdent à ce statut particulier que par leur montage et le mixage du son qui les recouvre.

    Particulièrement déstabilisant dans le premier tiers du film, le montage de Skolimowski (qui a toujours aimé les rythmes syncopés) traduit un déséquilibre mental, une confusion. Les passages d'un plan à l'autre surprennent toujours, les liaisons entre les séquences perturbent. Cet éclatement est amplifié par le travail sur le son. Le titre anglais, The Shout, claque plus encore que le français et annonce mieux le but du cinéaste : adapter une nouvelle fantastique de Robert Graves de 1929 pour en tirer un film littéralement porté par le son. C'est en apportant de brusques changements de niveau sonore, en effectuant des expérimentations, des altérations et des amplifications dénaturant les sources originelles, que Skolimowski obtient son ambiance fantastique, au moins autant que par ses étranges coutures de plans hétérogènes. Il faut ajouter à cela l'utilisation d'une musique électronique, signée par deux membres de Genesis, le fait que la victime de cette histoire de forces maléfiques aborigènes soit un musicien en pleine recherche de sons nouveaux et que son bourreau, bien sûr, soit un homme ayant trouvé le moyen de tuer en poussant un cri terrible. Ainsi, certaines séquences ne semblent naître que de cette volonté de saisir l'essence et l'effet d'un son.

    En janvier 1979, le futur écrivain Emmanuel Carrère, alors critique à Positif, s'enthousiasmait pour le film et écrivait dans un long et brillant texte pour la revue : "Dans cette œuvre solidement et prosaïquement construite, où l'intrigue suit son chemin en se ménageant de confortables marges d'incertitude, tout peut arriver. Car l'événement dans le récit, est constamment doublé par l'événement, infiniment plus fluide, capricieux, injustifié, dans la mise en scène. Tout se vide de signification, sans accéder pour autant à la signification, purement négative, du récit absurde. Celui-ci aurait encore un caractère démonstratif. Au contraire, The Shout, qui a sa cohérence interne, ne veut, littéralement, rien dire." Il est vrai que les associations libres auxquelles se livre Skolimowski tissent un fil ténu et que la perte de sens totale n'est jamais très loin. Le pari est assez fou. Dès lors, si l'inquiétude est présente tout le long, la peur véritable ne s'installe jamais vraiment au cœur de cet affrontement entre l'opportunément ténébreux et massif Alan Bates et le forcément troublé et fragile John Hurt Tel est le prix à payer, sans doute, dans cette œuvre étrange cherchant à subvertir la bonne vieille tradition anglaise et à libérer les instincts primaires des hommes et des femmes en en passant par les carambolages des visions et des sensations sonores.

    Chronique DVD pour les Fiches du Cinéma (juillet 2015)

  • Essential killing

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    Dans le désert, un combattant islamiste est capturé par l'armée américaine. Après interrogatoire, il est transferé vers une base militaire au nord de l'Europe. Étant parvenu à s'évader, il doit alors survivre dans une nature hostile, avec les soldats à ses trousses.

    Essential killing est un étrange film, pas facile à appréhender et produisant de drôles d'effets. Parfois impressionnant mais inégal, voire maladroit par endroits, il est aussi déroutant dans sa façon de partir d'un sujet fort pour mieux s'en éloigner ou, du moins, ne pas donner lieu à une interprétation trop évidente. A l'entame, la description de la machine de guerre anti-terroriste américaine, via les camps illégaux de type Guantanamo, peut laisser penser que la question politique innervera tout le récit. Mais on peut tout aussi bien se dire, déjà, que Skolimowski, bien qu'il renverse audacieusement le point de vue habituel en se plaçant du côté du (présumé) terroriste, ne fait justement là qu'une simple description d'un fait. De toute manière, le sous-texte politique est rapidement évacué, le cinéaste empruntant d'autres voies que celle ouverte en premier.

    L'homme que l'on va suivre dans cette épreuve est un homme sans nom, sans voix et (presque) sans passé. Même s'il est caractérisé par sa religion, son aptitude au combat et son statut de coupable aux yeux des Américains, il finit par représenter bien autre chose que le taliban poursuivi : l'Homme qui lutte pour sa survie. Dès lors, Essential killing prend une dimension mystique. En premier lieu, l'omniprésence des animaux et notamment des chiens, dans une nature à la végétation endormie, tire l'ensemble vers le surnaturel. Ensuite, notre homme, à l'allure étrangement christique, manque de mourir à plusieurs reprises, et semble à chaque fois "ressusciter", cela avant un dénouement que je ne dévoilerai pas mais qui ponctue le parcours fort logiquement. Enfin, il est intéressant d'étudier sous cet angle les multiples retournements de situations et autres faits du hasard qui permettent la poursuite du périple de l'homme traqué. Si Skolimowski nous fait épouser aussi étroitement le point de vue de ce dernier, il faut alors, sans doute, essayer de voir les choses comme lui. Et pour ce croyant, ces événements surprenants sont probablement beaucoup moins des coïncidences heureuses que le résultat d'une action divine. A l'image cela se traduit seulement par quelques regards tournés vers le ciel, par cet homme ayant placé ses espoirs et son destin dans les mains de Dieu, mais cela me semble suffisant pour emprunter ce chemin mystique. Ce faisant, il n'y a plus de raisons de trouver invraisemblables un accident de fourgon blindé, un incident technique sur un hélicoptère, le passage d'une femme à vélo etc...

    Ce mysticisme prégnant n'empêche cependant pas que le film soit éminemment concret. La mise en scène peut même se faire assez rêche. Adepte de longue date (en fait, depuis ses débuts) de la caméra subjective, Skolimowski y a recours une nouvelle fois ici encore. Le procédé est utilisé au début et ce choix peut se défendre : l'immersion, la tension, l'identification sont ainsi facilitées. Dès lors qu'il s'agit de prendre de la hauteur par rapport au sujet, Skolimowski n'y fait plus appel. Cependant, les quelques plans concernés m'ont légèrement gêné. J'ai senti là qu'un déséquilibre du rythme et de la vision était provoqué, bien plus que lorsque s'intercalaient des plans faisant basculer le point de vue, pris depuis les hélicoptères des chasseurs. Dans ce second cas, le basculement soudain renforce le propos métaphorique alors que dans le premier, l'insertion paraît plus facile et moins riche de sens. A travers la caméra, être avec le fugitif, à ses côtés, aurait, à mon sens, suffi et nous n'avions nul besoin de nous sentir de temps en temps, si artificiellement, "dans sa peau".

    Ces excès stylistiques ne sont pas les seuls. D'inutiles flashbacks sur le passé, plus ou moins fantasmé, du "héros" viennent encombrer la route. Il y a également, dans une scène citée partout, un plan insistant sur des grosses jambes féminines écartées qui rend l'instant, déjà marquant, résolument malsain. Mais plus généralement, une fois la menace militaire écartée, les rencontres avec quelques locaux laissent perplexe, les nouveaux types de relations entretenus peinant à trouver véritablement leur place dans l'architecture du récit. Les vingt dernières minutes accusent ainsi une chute évidente.

    Je n'ai pas parlé jusque là de Vincent Gallo. Il est très bien (que l'on n'entende jamais sa voix sert à rendre crédible le personnage, contrairement à ce qui se passe avec celui, secondaire, d'Emmanuelle Seigner, Skolimowski, en en faisant une muette, tirant alors trop à la ligne). Toutefois, lorsque des adorateurs le trouvent ici, et encore une fois, absolument "génial", je crains qu'ils ne s'aveuglent quelque peu en regardant leur astre et qu'ils ne pensent voir quelque chose qui ne se trouve absolument pas dans le film, la performance de l'acteur étant certes remarquable mais essentiellement, et pour ne pas écrire exclusivement, physique.

     

    essentialkilling00.jpgESSENTIAL KILLING

    de Jerzy Skolimowski

    (Pologne - Irlande - Norvège - France - Hongrie / 83 mn / 2010)

  • Signes particuliers : néant, Walkover & La barrière

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    (Chronique dvd parue sur Kinok)

    Les trois premiers longs métrages de Jerzy Skolimowski forment une série d'essais pour trouver l'expression la plus juste et la plus fidèle possible d'une subjectivité. Au début des années soixante, dans un pays, la Pologne, au passé si présent, le but du jeune cinéaste est celui-ci : proposer un regard neuf sur le contemporain. Neuf, forcément, parce que singulier, unique, ayant une orgine précise, assumée, affirmée. Cette ambitieuse volonté le mène vers des impasses mais fait aussi naître en lui de superbes intuitions. Le parcours est donc aussi personnel qu'inégal et les films prennent toute leur valeur à être regroupés. Ils paraissent plus grands collés les uns aux autres que séparés - contrairement aux suivants qui souffriront moins d'être détachés du reste de l'œuvre.

    Andrzej Leszczyc, l'étudiant de Signes particuliers : néant, n'a pu, en quatre ans, se résoudre à choisir le moindre sujet pour valider son diplôme. Rattrapé par l'armée et le service militaire qu'il avait évité jusque là, il est brutalement mis au pied du mur et doit, provisoirement, tout quitter. Mais ce tout n'est pas grand chose et sa dernière journée en civil a moins le goût amer de la perte que celui de la révélation de la futilité environnante. Amis magouilleurs et machistes, compagne indifférente, petit chien adorable auquel on s'attache un moment mais qu'on laisse sans trop de pincement au vétérinaire lorsqu'on le dit atteint par la rage. On parle de divorcer mais est-on même marié ? Dans ce vide existentiel, il n'est guère étonnant de voir Andrzej donner constamment aux gens qu'il rencontre de fausses identités, au gré de son humeur.

    Il n'est d'ailleurs guidé que par elle et comme le film épouse totalement son point de vue, elle nous guide à nous aussi, spectateurs entièrement à sa merci. De longs plans séquences en caméra subjective scandent ostensiblement la déambulation et de cette ligne directrice capricieuse surgit un film décousu, heurté, aussi stimulant qu'agaçant, tantôt charmant, tantôt fumiste. Jerzy Skolimowski réalisateur, scénariste et acteur principal se lance un défi : filmer la vie, celle qui nous glisse entre les doigts, exactement comme il la perçoit lui-même, sans médiation. Pour ce faire, il n'hésite pas à en mettre, s'il le faut, plein la vue, comme avec ce plan séquence du début, quasiment wellesien dans sa démesure. "Je voudrais être entraîné quelque part malgré moi, tout en pouvant exercer mon libre arbitre malgré tout", dit Andrzej à un reporter l'interrogeant en pleine rue. Programme difficilement réalisable mais qui, après tout, laisse entrevoir une issue. De fait, très dynamique, la fin du film propulse effectivement vers autre part et annonce un changement.

    Une fille sur un quai et Andrzej dans le train : Walkover reprend les choses là où Signes particuliers : néant les avait laissé, en ne maintenant dans l'ombre que le temps du service militaire accompli entre les deux trajets ferroviaires. Les deux films sont donc indéfectiblement liés et s'éclairent l'un l'autre d'un jour nouveau, ce qui nous fait dire que pour réussir Walkover, Skolimowski devait impérativement en passer par Signes particuliers. L'équilibre y est en effet mieux tenu entre l'objectif et le subjectif, délaissant le procédé un peu grossier de la caméra subjective pour le remplacer par des pauses bien marquées lors desquelles nous nous retrouvons les yeux dans les yeux avec Andrzej.

    Poursuivant le mouvement amorcé dans le final de Signes particuliers, Skolimowski passe de la marche à la course. Il passe au jazz, à la boxe, à la lutte. Il n'y a pas beaucoup plus d'événements dans Walkover que dans le précédent, mais le rythme est haletant. Des travellings s'emballent tout à coup, prennent soudain de la vitesse pour accompagner les déplacements syncopés du héros. Et quand ce ne sont pas ses courses, ce sont les entrées et les sorties de champ, les interventions inattendues, les apparitions incongrues (une vache, une chèvre), qui dynamisent de façon extraordinaire les plans séquences. Parmi ceux-ci, les moins mobiles sont aussi concernés. Qu'ils soient concentrés sur un coin de commissariat ou d'appartement, ils laissent régulièrement advenir le parasitage de l'action première par des éléments secondaires, comme un poste de radio qui changerait de station tout seul. De plus, le soin apporté aux transitions (par les mouvements des corps, la lumière...) permet à chaque plan d'entraîner le suivant. Ainsi, l'impression de virtuosité un peu gratuite s'efface et une incroyable énergie est maintenue d'un bout à l'autre du film, sans jamais fléchir.

    Cette plus grande maîtrise s'exprime également à travers la personnalité d'Andrzej, plus résolu que dans sa première aventure. Plus résolu mais pas moins ambigu. Son statut social paraît toujours aussi flou : vaguement étudiant, vaguement ingénieur, vaguement boxeur professionnel ? Cette indécision se propageant aux autres personnages, les relations qui s'instaurent prennent vite le goût de l'insolite. Entre homme et femme, notamment. Andrzej a avec sa collègue rencontrée à la gare des échanges qui laissent penser, dès le début, qu'ils ont une vie antérieure commune plus étoffée qu'ils ne le laissent paraître. Leurs propos dépassent alors l'énonciation de formules sur le mal être moderne et en deviennent plus profonds. Bien sûr, cela ne suffit pas encore totalement : les êtres et les choses n'offrent toujours pas de prise et des jeunes femmes continuent de se jeter sous les trains ou les voitures. Mais au moins, il y a ce désir de boxer, de lutter, de courir.

    Avec La barrière, Skolimowski opère un changement esthétique radical et convoque une autre forme de subjectivité, abandonnant, pourrait-on dire, celle du témoin pour exprimer celle de l'Artiste. Il n'est plus, ici, devant la caméra et a donc tout le loisir de soigner sa mise en scène, comme jamais auparavant. Il tente là, déjà, son 8 1/2 à lui, son sur-film dans lequel toutes ses obsessions personnelles se retrouvent (de la "trahison" de l'université aux traces de la guerre, du goût pour les divers moyens de transport à celui des décors détournés de leur usage premier), mais pour se voir intégrées à une forêt de symboles, à un réseau obscur dans lequel il est parfois difficile de se retrouver, tant de clés semblant nous manquer, notamment concernant toute une imagerie chrétienne.

    Se faisant, le cinéaste se déconnecte de la réalité. Les décors ne sont plus seulement déplacés (comme avant avec ces promenades amoureuses sur les chantiers ou dans les usines) mais stylisés à l'extrême. L'introduction du film est un leurre : ce que l'on croyait être une séance de torture en temps de guerre n'est qu'un jeu entre étudiants de l'université. Au restaurant, extraordinaire séquence, dansant avec son amie devant un poster maritime, le héros s'exclame : "Tout ceci n'est pas vrai". Le cinéaste se déconnecte de la réalité mais il la reconfigure. Il montre une réalité rêvée, par lui.

    Une fois ce fait admis, La barrière devient plus agréable, plus attachant, et ses délires visuels s'acceptent mieux. Il sort du cadre du grand film d'auteur très composé et un peu prétentieux que sa première partie laissait craindre. Mais ce changement de regard a une explication supplémentaire. En effet, la bascule se fait suite à la rencontre avec une jeune femme, une conductrice de tram (occasion de confronter encore une fois étudiants et jeunes ouvriers), qui, progressivement va même prendre en charge le récit, au détriment de l'homme. Paradoxalement, c'est donc dans le plus étudié, le plus abstrait, le plus formaliste de ces trois films que se développe la relation homme-femme la plus touchante. Et c'est dans le plus réflexif, le plus refermé sur lui-même que l'on trouve la touche finale la plus optimiste.

     

    neant00.jpgwalkover00.jpgbarriere00.jpgSIGNES PARTICULIERS : NÉANT (Rysopis)

    WALKOVER (Walkower)

    LA BARRIÈRE (Bariera)

    de Jerzy Skolimowski

    (Pologne / 76 mn, 78 mn, 83 mn / 1964, 1965, 1967)