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  • Retour de La Rochelle (2/12) : Les innocents charmeurs

    Vu au 40e Festival International du Film de La Rochelle

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    wajda,pologne,60s

    Après quatre grands films historiques sur la guerre de 40 (Une fille a parlé, Kanal, Cendres et diamants, Lotna, réalisés entre 1955 et 1959), qu'est-ce qui a poussé Andrzej Wajda, certes encore très jeune à l'époque (34 ans en 1960), à se saisir d'une histoire contemporaine aussi mince (une journée dans la vie d'un jeune médecin sportif et surtout la soirée qu'il passe avec une fille) que généralisable (derrière les personnages, c'est bien sûr toute la jeunesse polonaise qui est portraiturée) ? Probablement le chamboulement provoqué par l'émergence de la Nouvelle Vague française. Peut-être aussi le bouillonnement ambiant, saisissant notamment deux personnes se retrouvant dans Les innocents charmeurs parmi les petits rôles mais aussi, pour le second, parmi les scénaristes : Roman Polanski (déjà auteur d'une demi-douzaine de courts métrages) et Jerzy Skolimowski (qui se lance à son tour dans la réalisation, cette même année 1960). Si on ajoute que le compositeur Krzysztof Komeda débute quasiment à cette occasion (jouant de surcroît, à l'écran, plus ou moins son propre rôle), que l'icône Zbigniew Cybulski est toujours fidèle à Wajda, que les filles de l'Est sont aussi charmantes que d'habitude, que le jazz résonne et que la rue bruisse, on a vite fait de qualifier le film de manifeste du Jeune Cinéma polonais.

    Malheureusement, il déçoit et irrite. La première séquence, sur laquelle se cale le générique, est consacrée au lever de Basile (Tadeusz Lomnicki) dans son petit appartement. Il nous est présenté en train d'effectuer mille choses à la fois : il se rase, fait couler et boit son café, met la radio et un magnétophone en route, remplit une grille de mots croisés, tout cela en se déplaçant et en se contorsionnant pour utiliser ses mains et ses pieds. Le problème, à la vision de cette séquence, est que sa longueur et l'accumulation qu'elle impose provoquent l'évanouissement du naturel. La désinvolture affichée paraît forcée. Et ce grief est à faire à bien des endroits, tout du long. Même à partir de ce petit sujet, Wajda se complaît à étaler sa virtuosité dans les plans séquences, à cadrer régulièrement en plongée ou contre-plongée. Cette esthétique, qui peut accompagner si bien les débordements dramatiques de ses films les plus ambitieux, joue ici contre le film.

    Agacent également les comportements et les mots. Ceux-ci sont à chaque instant mis en décalage, en suspens, signalent une indécision ou un contre-pied. Ils ne sont jamais directs dans cette ambiance de tergiversations et de refus d'aller au bout des choses. Pour faire se déshabiller une fille, consentante, on doit en passer par un jeu de gamin. Et encore, une ultime pudeur vient tout gâcher... La quantité importante des références culturelles pour nous, aujourd'hui, obscures, n'arrange rien. En voulant trop coller tout à coup à la jeunesse de son pays, Wajda éloigne les autres de son film. Dès lors, si on tient à rester dans ce registre-là, mieux vaut se tourner vers d'autres films. Ceux du dynamique Skolimowski ou du mordant Polanski par exemple...

     

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    wajda,pologne,60sLES INNOCENTS CHARMEURS (Niewinni czarodzieje)

    d'Andrzej Wajda

    (Pologne / 87 min / 1960)

  • Essential killing

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    Dans le désert, un combattant islamiste est capturé par l'armée américaine. Après interrogatoire, il est transferé vers une base militaire au nord de l'Europe. Étant parvenu à s'évader, il doit alors survivre dans une nature hostile, avec les soldats à ses trousses.

    Essential killing est un étrange film, pas facile à appréhender et produisant de drôles d'effets. Parfois impressionnant mais inégal, voire maladroit par endroits, il est aussi déroutant dans sa façon de partir d'un sujet fort pour mieux s'en éloigner ou, du moins, ne pas donner lieu à une interprétation trop évidente. A l'entame, la description de la machine de guerre anti-terroriste américaine, via les camps illégaux de type Guantanamo, peut laisser penser que la question politique innervera tout le récit. Mais on peut tout aussi bien se dire, déjà, que Skolimowski, bien qu'il renverse audacieusement le point de vue habituel en se plaçant du côté du (présumé) terroriste, ne fait justement là qu'une simple description d'un fait. De toute manière, le sous-texte politique est rapidement évacué, le cinéaste empruntant d'autres voies que celle ouverte en premier.

    L'homme que l'on va suivre dans cette épreuve est un homme sans nom, sans voix et (presque) sans passé. Même s'il est caractérisé par sa religion, son aptitude au combat et son statut de coupable aux yeux des Américains, il finit par représenter bien autre chose que le taliban poursuivi : l'Homme qui lutte pour sa survie. Dès lors, Essential killing prend une dimension mystique. En premier lieu, l'omniprésence des animaux et notamment des chiens, dans une nature à la végétation endormie, tire l'ensemble vers le surnaturel. Ensuite, notre homme, à l'allure étrangement christique, manque de mourir à plusieurs reprises, et semble à chaque fois "ressusciter", cela avant un dénouement que je ne dévoilerai pas mais qui ponctue le parcours fort logiquement. Enfin, il est intéressant d'étudier sous cet angle les multiples retournements de situations et autres faits du hasard qui permettent la poursuite du périple de l'homme traqué. Si Skolimowski nous fait épouser aussi étroitement le point de vue de ce dernier, il faut alors, sans doute, essayer de voir les choses comme lui. Et pour ce croyant, ces événements surprenants sont probablement beaucoup moins des coïncidences heureuses que le résultat d'une action divine. A l'image cela se traduit seulement par quelques regards tournés vers le ciel, par cet homme ayant placé ses espoirs et son destin dans les mains de Dieu, mais cela me semble suffisant pour emprunter ce chemin mystique. Ce faisant, il n'y a plus de raisons de trouver invraisemblables un accident de fourgon blindé, un incident technique sur un hélicoptère, le passage d'une femme à vélo etc...

    Ce mysticisme prégnant n'empêche cependant pas que le film soit éminemment concret. La mise en scène peut même se faire assez rêche. Adepte de longue date (en fait, depuis ses débuts) de la caméra subjective, Skolimowski y a recours une nouvelle fois ici encore. Le procédé est utilisé au début et ce choix peut se défendre : l'immersion, la tension, l'identification sont ainsi facilitées. Dès lors qu'il s'agit de prendre de la hauteur par rapport au sujet, Skolimowski n'y fait plus appel. Cependant, les quelques plans concernés m'ont légèrement gêné. J'ai senti là qu'un déséquilibre du rythme et de la vision était provoqué, bien plus que lorsque s'intercalaient des plans faisant basculer le point de vue, pris depuis les hélicoptères des chasseurs. Dans ce second cas, le basculement soudain renforce le propos métaphorique alors que dans le premier, l'insertion paraît plus facile et moins riche de sens. A travers la caméra, être avec le fugitif, à ses côtés, aurait, à mon sens, suffi et nous n'avions nul besoin de nous sentir de temps en temps, si artificiellement, "dans sa peau".

    Ces excès stylistiques ne sont pas les seuls. D'inutiles flashbacks sur le passé, plus ou moins fantasmé, du "héros" viennent encombrer la route. Il y a également, dans une scène citée partout, un plan insistant sur des grosses jambes féminines écartées qui rend l'instant, déjà marquant, résolument malsain. Mais plus généralement, une fois la menace militaire écartée, les rencontres avec quelques locaux laissent perplexe, les nouveaux types de relations entretenus peinant à trouver véritablement leur place dans l'architecture du récit. Les vingt dernières minutes accusent ainsi une chute évidente.

    Je n'ai pas parlé jusque là de Vincent Gallo. Il est très bien (que l'on n'entende jamais sa voix sert à rendre crédible le personnage, contrairement à ce qui se passe avec celui, secondaire, d'Emmanuelle Seigner, Skolimowski, en en faisant une muette, tirant alors trop à la ligne). Toutefois, lorsque des adorateurs le trouvent ici, et encore une fois, absolument "génial", je crains qu'ils ne s'aveuglent quelque peu en regardant leur astre et qu'ils ne pensent voir quelque chose qui ne se trouve absolument pas dans le film, la performance de l'acteur étant certes remarquable mais essentiellement, et pour ne pas écrire exclusivement, physique.

     

    essentialkilling00.jpgESSENTIAL KILLING

    de Jerzy Skolimowski

    (Pologne - Irlande - Norvège - France - Hongrie / 83 mn / 2010)

  • Signes particuliers : néant, Walkover & La barrière

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    (Chronique dvd parue sur Kinok)

    Les trois premiers longs métrages de Jerzy Skolimowski forment une série d'essais pour trouver l'expression la plus juste et la plus fidèle possible d'une subjectivité. Au début des années soixante, dans un pays, la Pologne, au passé si présent, le but du jeune cinéaste est celui-ci : proposer un regard neuf sur le contemporain. Neuf, forcément, parce que singulier, unique, ayant une orgine précise, assumée, affirmée. Cette ambitieuse volonté le mène vers des impasses mais fait aussi naître en lui de superbes intuitions. Le parcours est donc aussi personnel qu'inégal et les films prennent toute leur valeur à être regroupés. Ils paraissent plus grands collés les uns aux autres que séparés - contrairement aux suivants qui souffriront moins d'être détachés du reste de l'œuvre.

    Andrzej Leszczyc, l'étudiant de Signes particuliers : néant, n'a pu, en quatre ans, se résoudre à choisir le moindre sujet pour valider son diplôme. Rattrapé par l'armée et le service militaire qu'il avait évité jusque là, il est brutalement mis au pied du mur et doit, provisoirement, tout quitter. Mais ce tout n'est pas grand chose et sa dernière journée en civil a moins le goût amer de la perte que celui de la révélation de la futilité environnante. Amis magouilleurs et machistes, compagne indifférente, petit chien adorable auquel on s'attache un moment mais qu'on laisse sans trop de pincement au vétérinaire lorsqu'on le dit atteint par la rage. On parle de divorcer mais est-on même marié ? Dans ce vide existentiel, il n'est guère étonnant de voir Andrzej donner constamment aux gens qu'il rencontre de fausses identités, au gré de son humeur.

    Il n'est d'ailleurs guidé que par elle et comme le film épouse totalement son point de vue, elle nous guide à nous aussi, spectateurs entièrement à sa merci. De longs plans séquences en caméra subjective scandent ostensiblement la déambulation et de cette ligne directrice capricieuse surgit un film décousu, heurté, aussi stimulant qu'agaçant, tantôt charmant, tantôt fumiste. Jerzy Skolimowski réalisateur, scénariste et acteur principal se lance un défi : filmer la vie, celle qui nous glisse entre les doigts, exactement comme il la perçoit lui-même, sans médiation. Pour ce faire, il n'hésite pas à en mettre, s'il le faut, plein la vue, comme avec ce plan séquence du début, quasiment wellesien dans sa démesure. "Je voudrais être entraîné quelque part malgré moi, tout en pouvant exercer mon libre arbitre malgré tout", dit Andrzej à un reporter l'interrogeant en pleine rue. Programme difficilement réalisable mais qui, après tout, laisse entrevoir une issue. De fait, très dynamique, la fin du film propulse effectivement vers autre part et annonce un changement.

    Une fille sur un quai et Andrzej dans le train : Walkover reprend les choses là où Signes particuliers : néant les avait laissé, en ne maintenant dans l'ombre que le temps du service militaire accompli entre les deux trajets ferroviaires. Les deux films sont donc indéfectiblement liés et s'éclairent l'un l'autre d'un jour nouveau, ce qui nous fait dire que pour réussir Walkover, Skolimowski devait impérativement en passer par Signes particuliers. L'équilibre y est en effet mieux tenu entre l'objectif et le subjectif, délaissant le procédé un peu grossier de la caméra subjective pour le remplacer par des pauses bien marquées lors desquelles nous nous retrouvons les yeux dans les yeux avec Andrzej.

    Poursuivant le mouvement amorcé dans le final de Signes particuliers, Skolimowski passe de la marche à la course. Il passe au jazz, à la boxe, à la lutte. Il n'y a pas beaucoup plus d'événements dans Walkover que dans le précédent, mais le rythme est haletant. Des travellings s'emballent tout à coup, prennent soudain de la vitesse pour accompagner les déplacements syncopés du héros. Et quand ce ne sont pas ses courses, ce sont les entrées et les sorties de champ, les interventions inattendues, les apparitions incongrues (une vache, une chèvre), qui dynamisent de façon extraordinaire les plans séquences. Parmi ceux-ci, les moins mobiles sont aussi concernés. Qu'ils soient concentrés sur un coin de commissariat ou d'appartement, ils laissent régulièrement advenir le parasitage de l'action première par des éléments secondaires, comme un poste de radio qui changerait de station tout seul. De plus, le soin apporté aux transitions (par les mouvements des corps, la lumière...) permet à chaque plan d'entraîner le suivant. Ainsi, l'impression de virtuosité un peu gratuite s'efface et une incroyable énergie est maintenue d'un bout à l'autre du film, sans jamais fléchir.

    Cette plus grande maîtrise s'exprime également à travers la personnalité d'Andrzej, plus résolu que dans sa première aventure. Plus résolu mais pas moins ambigu. Son statut social paraît toujours aussi flou : vaguement étudiant, vaguement ingénieur, vaguement boxeur professionnel ? Cette indécision se propageant aux autres personnages, les relations qui s'instaurent prennent vite le goût de l'insolite. Entre homme et femme, notamment. Andrzej a avec sa collègue rencontrée à la gare des échanges qui laissent penser, dès le début, qu'ils ont une vie antérieure commune plus étoffée qu'ils ne le laissent paraître. Leurs propos dépassent alors l'énonciation de formules sur le mal être moderne et en deviennent plus profonds. Bien sûr, cela ne suffit pas encore totalement : les êtres et les choses n'offrent toujours pas de prise et des jeunes femmes continuent de se jeter sous les trains ou les voitures. Mais au moins, il y a ce désir de boxer, de lutter, de courir.

    Avec La barrière, Skolimowski opère un changement esthétique radical et convoque une autre forme de subjectivité, abandonnant, pourrait-on dire, celle du témoin pour exprimer celle de l'Artiste. Il n'est plus, ici, devant la caméra et a donc tout le loisir de soigner sa mise en scène, comme jamais auparavant. Il tente là, déjà, son 8 1/2 à lui, son sur-film dans lequel toutes ses obsessions personnelles se retrouvent (de la "trahison" de l'université aux traces de la guerre, du goût pour les divers moyens de transport à celui des décors détournés de leur usage premier), mais pour se voir intégrées à une forêt de symboles, à un réseau obscur dans lequel il est parfois difficile de se retrouver, tant de clés semblant nous manquer, notamment concernant toute une imagerie chrétienne.

    Se faisant, le cinéaste se déconnecte de la réalité. Les décors ne sont plus seulement déplacés (comme avant avec ces promenades amoureuses sur les chantiers ou dans les usines) mais stylisés à l'extrême. L'introduction du film est un leurre : ce que l'on croyait être une séance de torture en temps de guerre n'est qu'un jeu entre étudiants de l'université. Au restaurant, extraordinaire séquence, dansant avec son amie devant un poster maritime, le héros s'exclame : "Tout ceci n'est pas vrai". Le cinéaste se déconnecte de la réalité mais il la reconfigure. Il montre une réalité rêvée, par lui.

    Une fois ce fait admis, La barrière devient plus agréable, plus attachant, et ses délires visuels s'acceptent mieux. Il sort du cadre du grand film d'auteur très composé et un peu prétentieux que sa première partie laissait craindre. Mais ce changement de regard a une explication supplémentaire. En effet, la bascule se fait suite à la rencontre avec une jeune femme, une conductrice de tram (occasion de confronter encore une fois étudiants et jeunes ouvriers), qui, progressivement va même prendre en charge le récit, au détriment de l'homme. Paradoxalement, c'est donc dans le plus étudié, le plus abstrait, le plus formaliste de ces trois films que se développe la relation homme-femme la plus touchante. Et c'est dans le plus réflexif, le plus refermé sur lui-même que l'on trouve la touche finale la plus optimiste.

     

    neant00.jpgwalkover00.jpgbarriere00.jpgSIGNES PARTICULIERS : NÉANT (Rysopis)

    WALKOVER (Walkower)

    LA BARRIÈRE (Bariera)

    de Jerzy Skolimowski

    (Pologne / 76 mn, 78 mn, 83 mn / 1964, 1965, 1967)

  • L'homme de marbre

    (Andrzej Wajda / Pologne / 1977)

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    hommedemarbre.jpgEn 76, Andrzej Wajda est, en quelque sorte, le cinéaste "officiel" de la Pologne, ce qui ne veut pas dire qu'il ménage le régime alors en place. Trop brûlant, le projet de L'homme de marbre (Czlowiek z marmuru) fut bloqué pendant treize ans. Avec aplomb, Wajda s'ingénie alors à traduire à l'intérieur-même de son film les difficultés qu'il a rencontré sur son propre chemin, en lui donnant la forme d'une enquête impossible, menée par Agnieszka, une jeune réalisatrice désireuse de se pencher, pour un travail de fin d'études en collaboration avec la télévision, sur la figure de Mateusz Birkut. Ce dernier fut, dans les années 50, l'un des "ouvriers de choc" mis sur un piédestal par le régime stalinien polonais. Du statut de héros populaire immortalisé dans le marbre et sur pellicule, Birkut passa brutalement à celui d'indésirable et finit par disparaître totalement de la circulation. Vingt ans plus tard, Agnieszka ausculte donc les archives filmées, rencontre des témoins toujours réticents, se heurte à sa hiérarchie et ne boucle pas son film... contrairement à Wajda.

    La première qualité de ce long-métrage de 2h40 est une construction sans faille offrant à l'enquête une progression logique (de la découverte d'une sculpture reléguée dans un sous-sol de musée, à celle de diverses bandes cinématographiques, puis à la recherche des acteurs de l'époque) mais jamais répétitive. En effet, Wajda prend soin de ne pas articuler systématiquement chaque rencontre d'Agnieszka avec un flash-back explicitant les propos tenus et la moindre discussion peut ainsi relancer tout le récit (et notre intérêt).

    Birkut apparaît tout d'abord tel que la propagande l'a montré, Wajda filmant alors son acteur (Jerzy Radziwilowicz) dans le plus pur style du réalisme soviétique. Ensuite, dans la partie qui se révèle la plus passionnante, le récit centré sur ce héros positif se poursuit en nous montrant, à la faveur de l'illustration de certains témoignages, l'envers du décor de ces mises en scène de propagande. Wajda filme ce passé-là de manière classique, en opposition à l'urgence qui caractérise la mise en scène du présent (celui d'Agnieszka). Enfin, dans la dernière partie, Birkut disparaît littéralement de l'écran, les témoignages ne parvenant plus à susciter son incarnation. Ce trou noir, cette incertitude sur toutes ces années, entre la disgrâce du héros et le dénouement de l'enquête, montrent bien la volonté qu'a eu Wajda de ne jamais tomber dans le manichéisme. Sur ce point, il n'y a qu'à voir également comment apparaît le personnage du cinéaste (Bursky) ayant façonné l'image de Birkut : par bien des aspects, c'est le moins séduisant du film. Or, cet homme, interviewé par Agnieszka, qui est accueilli comme un héros national à son retour d'un festival à l'étranger et qui laisse trôner sur sa bibliothèque quantité de récompenses cinématographiques n'est-il pas une projection de Wajda lui-même ?

    Il est à noter enfin que ce dernier, avec L'homme de marbre, n'a pas seulement saisi l'occasion de bousculer le pouvoir en place, il a aussi décidé, d'une certaine manière d'en découdre avec ses collègues plus jeunes que lui, de ré-affirmer sa position dans le présent du cinéma polonais après une série d'œuvres tournées vers le passé. De cette envie irrépressible viennent sans doute les quelques scories du film, presque toutes liées à sa partie contemporaine, le regard de Wajda paraissant ambivalent par rapport à la jeunesse (les attitudes, les postures, la nervosité et l'hyper-activité du personnage d'Agnieszka, interprété par Krystyna Janda, désarçonnent régulièrement). De même, le filmage "moderne", avec caméra à l'épaule, est utilisé mais aussi moqué à l'occasion d'une boutade entre la réalisatrice et son technicien. Ces réserves n'entament toutefois l'ampleur et la force de l'œuvre que de façon très minime.

    (Présenté au Festival du Film d'Histoire de Pessac)

  • Un conte d'été polonais

    (Andrzej Jakimowski / Pologne / 2007)

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    sztuczki.jpgVivant avec sa grande soeur et sa mère dans une petite ville de Pologne, le jeune garçon Stefek traverse la pause estivale en observant son petit monde, en jouant avec le hasard et en se persuadant que son père absent depuis si longtemps est bien là, sur le quai de la gare, et pourrait lui revenir. Un conte d'été polonais (Sztuczki) est basé sur une suite de courtes scènes impressionnistes, souvent humoristiques et sensuelles. Andrzej Jakimowski (réalisateur, producteur et scénariste) place un enfant au centre de son récit, mais de Stefek à la moindre silhouette de clochard, chaque personnage du film, quelque soit son importance, trouve sa place dans un bel équilibre. Le cadre ouvert (pratiquement toutes les scènes se passent en extérieurs) est cependant restreint à la bourgade, ce qui nous épargne les arabesques parfois fatigantes du film d'auteur choral contemporain.

    L'enfance est le sujet premier d'Un conte d'été polonais: l'enfance et cette envie de grandir, l'enfance et ce besoin d'être au contact des jeunes adultes (s'enivrer de vitesse sur la moto du copain de la soeur ou enlacer la plantureuse voisine en maillot de bain). Il en est un deuxième : le hasard. Non pas abordé de façon théorique comme l'avait (si bien) fait le compatriote Kieslowski, ni surexploité dans un entremêlement narratif tendant vers le discours pseudo-philosophique, mais perçu comme un jeu d'enfant. Là réside la principale réussite du film, faire passer ce thème au travers du regard de Stefek. Je place mes soldats de plomb sur les rails et je vois si le train les renverse. Je jette un papier dans le parc et je vois qui le ramasse. De ces expériences et observations précises, naît aussi le plaisir de tester sa capacité à détourner le cours des événements. Stefek se construit un récit qui deviendrait la réalité, il tente tout simplement d'accorder le monde à ses désirs. Cette quête prend de plus en plus d'importance et devient d'autant plus nécessaire à ses yeux quand il s'agit de déplacer litéralement la trajectoire de son père vers le foyer délaissé. On s'aperçoit ainsi, peu à peu, que chaque scène du film est placée sous le signe du hasard ou du choix. L'intelligence de Jakimowski est d'assurer la variété des formes qu'ils prennent : iconographiques (les aiguillages), psychologiques (la mère qui ne sait jamais quoi se mettre), humoristiques (le petit ami et sa moto qui démarre mal ou ses rapports avec la bimbo d'à côté)... De même, séduit la diversité dans l'importance des effets produits et l'absence d'un deus ex machina déshumanisant le récit. Cela assure la subtilité et la crédibilité de l'ensemble.

    Le contentement narratif est assuré par le jeu du hasard. Sur le plan plastique, il vient du goût prononcé des personnages pour la déambulation et de la photogénie inépuisable des déplacements en trains, voiture, moto... La topographie de la ville nous devient très vite familière et l'arbitraire des rencontres s'en trouve fortement atténué. Tous ces mouvements, Jakimowski les fluidifie, notamment lors d'une très belle séquence musicale lors de laquelle le montage alterne trois vitesses différentes : la course de Stefek, la marche tranquille du père et l'attente immobile de Elka. On pense au cinéma de Jerzy Skolimowski, auquel la course train/moto rend peut-être hommage (si l'on se remémore cet extrait, apparu il y a peu chez l'ami Joachim).

    Un joli mouvement de balancier ferroviaire, nocturne et irréel nous mène jusqu'au dénouement de ce qui est bien un conte, avec tout ce que cela comporte de légèreté et de mélancolie (essentiellement portée par le beau personnage de Elka, la soeur). Jakimowski a réussi là un film doux-amer très attachant, doublé d'une ode ensoleillée aux mini-jupes des filles.

  • Katyn

    (Andrzej Wajda / Pologne / 2007)

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    katyn.jpgAndrzej Wajda souhaitait réaliser ce film sur les massacres de Katynde 1940 depuis des années, lui dont le père, officier polonais, compte parmi les victimes des Soviétiques. Présenté en Pologne dès la fin 2007, Katyn a été là-bas le plus gros succès de l'année.

    On suit une poignée de personnages de 1939, date du désarmement de l'armée polonaise par les soviétiques occupant "pacifiquement" l'est du pays quand les nazis sont dans l'ouest (les accords ont été passés entre Hitler et Staline et le pacte de non-agression est donc en vigueur) à 1945, moment où la Pologne doit se reconstruire, sous l'emprise de l'URSS. Si quelques militaires pris dans l'étau se détachent à l'intérieur du récit, le point de vue adopté est plutôt celui des femmes et des enfants, en retrait mais toujours menacés et en attente de nouvelles. Wajda se place donc du côté des vivants et fait le choix, dans un premier temps, de ne pas représenter le massacre, tout en déroulant les faits chronologiquement jusqu'à la sortie de la guerre, tels qu'ils sont (mal) connus à l'arrière.

    Nous laissant en suspend, dans l'attente éventuelle d'images de l'horreur, Wajda élabore une narration intéressante, assez adroite dans ses développements et ses culs-de-sacs brutaux, mettant bien en évidence l'importance du traumatisme et le déchirement qu'il induit au sein d'une population prise en otage. En pointant les choix impossibles que doivent faire à la fin de la guerre ces gens, le cinéaste insiste sur la position intenable d'un pays pris éternellement entre le marteau et l'enclume, ballotté par l'histoire et devenu le jouet des grandes nations.

    Les premières images liées aux massacres que l'on voit sont celles que l'on connaît du fameux reportage allemand sur la découverte des fosses. Les nazis les montrent à partir de 1941, une fois la guerre à l'URSS déclarée et les territoires polonais entièrement conquis, dénonçant sous la propagande ce qui s'avère être la réalité. En 44 les soviétiques ayant repoussé les allemands ré-ouvrent les fosses et tournent leurs propres images en accusant les nazis. Wajda montre successivement les deux films, dont la confrontation est assez sidérante, en intégrant parfaitement leurs projections à la fiction.

    Katyndonne une quantité d'informations qui poussent à explorer plus avant le sujet (le débat qui accompagnait la séance, auquel participait une historienne et un spécialiste de Wajda, fut de ce point de vue fort éclairant). La mise en scène est classique, sans doute trop fonctionnelle mais non dénuée de subtilité. Le dernier quart d'heure est finalement consacré à la représentation de l'un des massacres. Placé ici, il permet bien évidemment, en termes de dramaturgie, de terminer sur le moment le plus fort. Il faut cependant noter que le choix est également cohérent sur le plan narratif : l'arrivée de la séquence (de 1940) concorde avec la remontée à la surface de la vérité aux yeux de l'héroïne (en 1945). Répétition des gestes et efficacité des bourreaux, les scènes sont terribles.

    Sans être réellement bouleversant, le film de Wajda remplit sa mission première avec honnêteté et justesse, abordant au-delà du témoignage quelques problèmes passionnants tels que la fidélité envers les siens ou les capacités de résistance et de rébellion de chacun.

    Vu au 19e Festival International du Film d'Histoire de Pessac. Sortie française annoncée pour le 21 janvier.