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  • Taipei Story (Edward Yang, 1985)

    Au milieu des années 80, le regretté Edward Yang lançait, avec Hou Hsiao-hsien, la nouvelle vague taïwanaise. Taipei Story en est une œuvre fondatrice, un portrait de couple précis et déchirant, qui se triple de ceux d’une ville et d’une génération inquiète.

    Il peut être aussi émouvant que revigorant de remonter à la source d’un mouvement cinématographique. Jalon du nouveau cinéma taïwanais, Taipei Story resurgit plus de trente ans après sa réalisation par Edward Yang (A Brighter Summer Day, Yi Yi), assisté dans son écriture et sa production par son camarade Hou Hsiao-hsien qui interprète également le rôle masculin principal. L’énergie et la volonté sont aussitôt palpables et se sent l’envie de faire du cinéma, de capter la réalité et de raconter autrement. Taipei Story s’attache à un couple en crise mais élargit son champ par la relation des protagonistes aux autres et à leur environnement. La ville était le concept de départ et sa présence est rendue magistralement par une mise en scène kaléidoscopique. Le constat est sombre sur l’état du Taïwan d’alors, lancé sans frein vers la modernité, tendu vers le Japon et l’Amérique. Les architectes ne reconnaissent plus leurs immeubles, les anciens ne comprennent plus les jeunes, les trentenaires sont nostalgiques quand ils ne sacrifient pas leurs idéaux à la réussite économique. En alternant dialogues anodins et déclarations plus profondes, en assurant un montage elliptique et surprenant, en confrontant l’habitant et l’architecture, Edward Yang adapte le cinéma d’Antonioni et fait naître le sien. En cadres immobiles, rigoureux et palpitants, il montre surtout des personnages condamnés à l’instabilité, incapables de se fixer, ballottés entre deux appartements, deux amants, deux activités ou deux pays. Une dispute entraîne vers un dernier tiers d’une beauté poignante, dans laquelle deux êtres ne cessent de glisser et de se perdre.

    (Texte paru dans L'Annuel du Cinéma 2018)

  • A brighter summer day (Edward Yang, 1991)

    ***
    Il faudrait comparer avec la version de 3 heures distribuée à l'époque car dans celle-ci qui monte à 4, la dernière provoque une baisse de l'attention, alors que le récit se fait plus tragique, faisant que l'on est moins sensible aux belles vibrations produites par la mise en scène. Mais c'est très probablement le chef-d'œuvre d'Edward Yang. Il impressionne par son ampleur émotionnelle, historique, sociale et cinématographique alors qu'il est justement concentré sur quelques lieux et quelques mois. S'il est difficile tout d'abord, de se repérer, on admire vite, par la suite, la complexité de la toile et la limpidité de sa présentation. L'une des choses qui frappent est la capacité de Yang à intégrer des éléments de cinéma de genre (notamment à travers la violence qui fait irruption régulièrement alors que tout a l'air si calme) sans faire dévier d'un pouce sa conception de la mise en scène, basée sur le temps, l'observation, l'ellipse, la ramification. La partie centrale du film est ainsi magnifique, donnant à voir des plans superbement composés, discrètement animés (ils sont le plus souvent fixes mais jamais contraignants) et intimement reliés par un découpage des scènes tout sauf classique. Très long mais très beau film. 

  • Breathless

    (Yang Ik-june / Corée du Sud / 2009)

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    breathless03.jpgYang Ik-june, jeune réalisateur-scénariste-producteur-acteur principal, n'est pas Jean-Luc Godard. Il ne s'en réclame d'ailleurs aucunement. Mais son Breathless affiche le même air frondeur qu'A bout de souffle et les points communs entre les deux films ne sont pas rares. Ces deux premiers longs métrages réalisés comme en contrebande et lancés sans ménagement à la figure des spectateurs partagent notamment, au-delà d'une entrée en matière fracassante, une envie d'en découdre avec le monde environnant, une figure centrale de petite frappe, une rencontre décisive avec une jeune femme, une vulgarité provocatrice dans les dialogues, une prédilection pour la cigarette et une fin tragique...

    Car fin tragique il y a. Rassurez-vous, cette révélation ne tient pas vraiment du spoiler (pour parler dans la langue universelle, à l'instar des distributeurs de films asiatiques, ceux du présent ouvrage ne faisant pas exception à la règle en rebaptisant, certes de manière habile comme nous venons de le remarquer, Ddongpari, soit "Mouche à merde", en Breathless, "A bout de souffle" donc), tant le dénouement semble écrit dès l'entame du récit. Il n'y a qu'à voir la teneur de ces moments arrachés  à la violence du quotidien, ceux où Sang-hoon, la racaille toujours prête à taper sur tout ce qui bouge un peu trop, et Yeon-hee, la lycéenne forte tête, se baladent ensemble en ville, débarrassés pour un temps de la pression qui pèse sur eux. Au sein d'un film où tout ne semble être qu'agressions, affrontements, rapports de force, rituels de domination, défis lancés aux autres, qu'il s'agit de tenir en respect à coups de baffes, ces îlots génèrent leur propre nostalgie. Captés de loin, au téléobjectif, sans paroles audibles et seulement accompagnés d'une musique atmosphérique, alors que le reste est saisi dans une proximité extrême et sans la moindre note, ils décrivent un présent déjà passé.

    Il est en effet trop tard. Un final contrasté signera le refus d'installer trop confortablement les idées d'apaisement, de réparation et de solidarité par le déplacement simple mais très efficace d'une séquence qui vient en cisailler une autre, tel un morceau de gène qui s'insèrerait dans un autre pour en modifier radicalement l'expression. Selon l'humeur, on détectera, dans le glissement presque mélodramatique qu'opère le récit, une lueur d'espoir ou bien un pessimisme radical.

    Tout au long de Breathless, Yang Ik-june nous aura malmené pour mieux pointer des faillites, toutes liées les unes aux autres. Celle du système éducatif (l'école est une perte de temps et les lycéens et lycéennes sont constamment moqués par les caïds) et surtout celle des pères qui, invariablement, frappent les mères et terrorisent les enfants, leur transmettant ainsi non pas des valeurs de droiture et de respect mais bien le virus de la violence. Ces hommes en mal d'autorité se conduisent comme des dictateurs familiaux, des petits Kim Il-sung. L'insulte est proférée par Sang-hoon au cours de l'un de ses tabassages et c'est donc bien Yang Ik-june qui parle alors et qui élargit cette vision désespérante à toute la société coréenne actuelle.

    Le message ainsi adressé, accentué sur la fin par l'arrivée des larmes de mélodrame peut faire craindre la leçon de morale. Mais le cheminement du film est tortueux. La progressive ouverture au monde du petit voyou à la mandale facile ne se fait pas sans détours. Les étapes les plus marquantes de cette accession à une plus grande humanité, liens renoués avec les uns, aide apportée aux autres, sont en effet suivies soit d'un déchaînement de violence plus imprévisible encore, soit d'un affaissement passager, soit de l'expression inattendue d'une douleur. Plus généralement, c'est la construction de Breathless dans son ensemble qui est paradoxale. L'espace géographique arpenté étant relativement limité (à un quartier de Séoul), les fils du scénario semblent tissés de manière évidente. Les personnages sont posés d'une telle façon que les croisements sont assez faciles à prévoir. De même, très vite, un parallèle s'établit entre l'histoire passée et présente de Sang-hoon et celle de Yeon-hee. Or, si déterminé que paraît être le récit, surprises et ruptures, contre-pieds et contretemps abondent.

    Cela confère au film son incroyable énergie et cela caractérise aussi la vision de la violence qu'a Yang Ik-june. Nous l'avons dit, celui-ci cadre serré. A deux ou trois reprises, il se sert de cette absence de recul pour décupler l'effet d'une soudaine intrusion dans le cadre. Ailleurs, il peut faire preuve d'un certain humour à froid, désamorçant la violence par des trouvailles de montage rappelant celles dont est friand Takeshi Kitano (d'un pugilat, nous pouvons passer en une coupe à un repas apaisé avec les mêmes protagonistes). Breathless, acte rageur et malpoli de cinéma, impressionne finalement par sa maîtrise sur ce plan-là, qui l'empêche constamment de tomber dans la complaisance. Ici, la violence n'a rien de sadique, elle ne procure pas de plaisir à celui qui en use (on note par ailleurs l'absence totale d'acte ou de désir sexuel), elle n'est qu'un moyen dans un univers déréglé. En la montrant de manière cyclique et irrépressible, Yang Ik-june, que l'on sent si proche de son sujet, pose la question de l'héritage (voire de l'hérédité) de cette violence et s'inquiète de trouver en si peu d'endroits l'espoir d'en stopper la contamination. Au moins, pour lui, au-delà de la catharsis, faire un film de cela, c'est déjà faire quelque chose et s'extirper du néant.

     

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