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En choisissant comme entrée en matière quelques images de guerre sans commentaire et entrecoupées de larges passages au noir, Emile de Antonio plonge le spectateur directement dans le vif du sujet. Mais ce faisant, il entraîne sur une fausse piste, celle de l'essai documentaire et du film expérimental, car se met en place, aussitôt après cette introduction saisissante, un ouvrage très classiquement construit, et pour ainsi dire, pédagogique.
Vietnam, année du cochon, film réalisé "à chaud" en 1968, a eu un fort retentissement, aux Etats-Unis et en Europe. Privilégiant une approche historique et factuelle, œuvrant dans un registre sobre, se gardant d'épouser les formes de la propagande, il n'en est pas moins clairement pacifiste et anti-colonialiste. C'est un film-dossier qui réunit les pièces pour tenter d'amener le spectateur à la réflexion et à l'adhésion de sa cause. Emile de Antonio assemble, le long d'un fil chronologique, des extraits d'entretiens donnés par des spécialistes et des images d'archives et d'actualités. Le rythme est relativement rapide, les différents discours très découpés et les intervenants nombreux (militaires, diplomates, journalistes, universitaires, sénateurs...). L'éloignement de l'événement et le peu d'aide apporté par les incrustations présentant les personnes font que des noms, des fonctions et quelques autres éléments avancés ne nous évoquent pas grand chose. Mais la remise en perspective est instructive, les auteurs revenant sur l'histoire récente de l'Indochine et désignant comme date-pivot celle de la chute de Dien Bien-Phu. Entre images fortes (comme celles, tristement célèbres, de l'immolation d'un moine bouddhiste lors d'une manifestation contre le régime de Ngô Dinh Diêm) et instantanés glaçants (ce gradé louant ses soldats, "a sacred bunch of killers"), Emile de Antonio déroule calmement son exposé, s'essayant à peine à quelques contrepoints musicaux pour accompagner des déroutes françaises ou américaines. En termes de cinéma, c'est donc avant tout et presque uniquement l'intelligence de la démonstration qui est remarquable. On gagne en compréhension ce que l'on perd en émotion et en puissance esthétique.
Mais Vietnam, année du cochon est aussi de ces quelques films dont la réception diffère radicalement d'une époque à l'autre. Aujourd'hui, après avoir vu tant d'images du conflit (profusion dont la date de réalisation du film ne permettait pas encore de rendre compte), ce documentaire provoque deux effets, non prévisibles en 1968, de valeurs opposées. Le premier, "positif" (si l'on peut dire), c'est la sensation que la conduite de la guerre au Vietnam par les Américains, ainsi mise à jour, est menée sur des chemins qui seront plus tard allègrement repris, par l'Occident en général, pour diriger d'autres interventions : soutien plus ou moins affirmé à des régimes impopulaires et autoritaires (ici celui de Diêm), diabolisation de l'adversaire, occultation de vérités historiques (comme la spécificité du communisme de Hô Chi Minh, forgé dans le nationalisme et la lutte contre l'impérialisme), légitimation de l'action engagée par l'aide à l'accession du peuple à la liberté (masquant la méconnaissance, voire le mépris envers celui-ci), provocations militaires déguisées en ripostes défensives, engrenage menant des bombardements de "cibles militaires" au "search and destroy"... Le second, "négatif", c'est la frustration que provoque la brièveté de certaines interventions (pourquoi convoquer un déserteur pour si peu ?). La polyphonie, alliée au sérieux du travail, parut sans doute nouvelle, pertinente et féconde à l'époque mais elle a ouvert la voie à une esthétique du reportage télévisé dont on constate chaque jour les navrantes dérives à travers ces compilations de témoignages agrégés à toute vitesse et ne laissant place à aucun déploiement véritable de la parole. Cela dit, il est évident qu'Emile De Antonio, en instruisant en 68 son dossier-documentaire, avait d'autres considérations...
Film visible gratuitement (avec quelques autres) jusqu'au 30 juin sur la plateforme MUBI, dans le cadre d'un partenariat avec la Semaine de la Critique du festival de Cannes.
VIETNAM, ANNÉE DU COCHON (In the year of the pig)
d'Emile de Antonio
(Etats-Unis / 103 mn / 1968)