(Jean Renoir / Etats-Unis / 1946)
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Aprés la vision de ce film, en revenant sur mes lointains souvenirs de la version que Bunuel proposa ensuite et dans mon ignorance totale du roman d'Octave Mirbeau, je déclarais tranquillement à ma femme : "Bunuel a dû pas mal broder par rapport au livre avec son histoire de meurtre de petite fille. Renoir doit être plus fidèle." Bravo Ed ! Mes recherches d'infos le lendemain m'ont prouvé que j'avais tout faux. Renoir a complètement bouleversé le récit et c'est Bunuel qui s'est montré le plus proche de la vision de Mirbeau. Donc, Moralité n°1 : Je devrai lire plus. Et Moralité n°2 : Même avec les cinéastes que l'on admire le plus, il faut toujours se méfier de ses à-prioris.
Le journal d'une femme de chambre (The diary of a chambermaid) fait partie de la poignée de films réalisés par Jean Renoir en exil à Hollywood pendant la seconde guerre mondiale. Cette version est bien sûr beaucoup moins marquante que celle de Luis Bunuel et c'est une oeuvre qui est loin d'égaler les pics successifs que le cinéaste aligna tout au long de la décennie précédente. La légende a retenu que Renoir avait eu les pires difficultés à s'adapter au système hollywoodien. De L'étang tragique à La femme sur la plage, les films de cette période sont peu disponibles et presque toujours réputés mineurs.
Si Le journal... reste selon moi passionnant, c'est parce que d'une part, il révèle les tensions entre deux visions du cinéma (schématiquement, l'américaine et l'européenne) et d'autre part il fait résonner des échos de l'oeuvre antérieure du cinéaste. On peut s'amuser ainsi à repérer les caractéristiques affleurant ici et là de chacun des deux "auteurs" : Renoir et Hollywood. L'abondance musicale, le happy end sont assez éloignés des habitudes du réalisateur. Son art de peaufiner chaque second rôle afin de le rendre inoubliable est atténué ici, l'interprétation des silhouettes secondaires étant moins subtile et leur caractérisation passant beaucoup par le registre de la farce. Le travail des acteurs principaux est plus convaincant (Francis Lederer en fils de famille, Hurd Hatfield en valet et, bien sûr, Paulette Goddard, éclatante Célestine). Les poussant le plus possible vers le naturel lors des échanges amoureux (courte scène magnifique où Joseph détache les cheveux de Célestine) ou lors d'affrontements physiques, Renoir parvient aussi à glisser quelques détails réalistes dont il a le secret, tel ce costume qui tombe lorsque les femmes de chambre ouvrent la penderie. On remarque également plusieurs plans restant sur un personnage muet alors que d'autres débattent hors-champ et on se régale surtout de la fluidité de cette caméra. A cet égard, les scènes de fête foraine sont de grands moments : tout d'abord quand on suit la course enivrante de Célestine et de Mauger d'un stand à l'autre et enfin quand on assiste à la bagarre entre Joseph et Lanlaire, littéralement porté par les mouvements de la foule puis par un fabuleux travelling surplombant allant chercher la victime étendue.
Si édulcorée qu'elle soit, l'adaptation laisse passer des éclats d'une belle noirceur dans les rapports humains et sociaux. La valse des maîtres et des domestiques rappelle évidemment La règle de jeu (de même que l'on retrouve les apartés dans la serre ou sur la terrasse et l'importance scénographique de la cuisine comme lieu de tous les passages). D'ailleurs, Le journal... est par certains côtés le négatif de La règle... Certes ce dernier était bien le "drame gai" décrit par son auteur, mais, ici, le pessimisme est plus flagrant, les caractères plus tranchés, peu de personnages sont sauvés au bout du compte. D'où une complexité moins grande que dans le chef d'oeuvre absolu de 1939, mais pour un résultat nullement négligeable.