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  • French cancan

    (Jean Renoir / France - Italie / 1955)

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    Au fil des ans, la bonne place que je persistais à laisser à ce French cancanparmi les meilleurs films des années 50, sans jamais le revoir, devenait de plus en plus fragile. Le jeune cinéphile que j'étais ne s'était-il pas laissé un peu trop influencé par la réputation de l'oeuvre ? N'y avait-il pas là un divertissement un peu trop futile ? Car tout de même, Renoir et Gabin, c'était plutôt les années 30... Hier soir, devant ma télévision et dès les premières scènes, le doute s'est envolé. Verdict sans appel : French cancan est un régal.

    Tout commence avec ces rupins qui viennent s'encanailler du côté de Montmartre et du petit peuple, dans ce bistrot où l'on danse sans se soucier des convenances. Et on sent déjà que Renoir n'a rien perdu de son élégance, de sa vigueur et de sa capacité à lier entre eux les personnages les plus disparates et les plus dispersés. Valse des partenaires et valse des regards.

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    L'hommage est dirigé, encore une fois, vers le théâtre, et il est ici d'autant plus émouvant qu'il porte sur ses composantes les moins nobles : chansonniers, siffleurs, danseuses de cancan. Tout du long, des figures pittoresques se succèdent comme autant de choeurs antiques commentant les situations. D'innombrables entrées dans le champ se font par les côtés du cadre, comme sur une scène. Tous les personnages du film sont en représentation. Seulement, ils sont dans le même temps, parfaitement sincères. La leçon de morale que donne Danglard/Gabin à Nini/Françoise Arnoul, pérorant sur le théâtre et sur la vie, nous pouvons la trouver excessive. La sincérité de la tirade ne fait pourtant plus aucun doute quand on voit, quelques minutes plus tard, Danglard rester seul en coulisses pendant le clou du spectacle, battant le rythme et renversant sa tête, soulagé et tellement émouvant à cet instant, lorsqu'il entend les applaudissements du public. De même, d'autres protagonistes et Nini la première, peuvent paraître arrivistes, mais les juger ainsi, c'est ne pas remarquer que toujours la séduction a lieu avant que l'argent n'entre dans les conversations.

    Dans ces années de qualité française, la Belle époque a souvent été filmée et rarement autrement que dans des reconstitutions figées. Chez Renoir, les décors, les dialogues et les interprètes pétillent. Des scènes d'habitude ingrates ou trop faciles comme les répétitions et les auditions des apprentis-artistes sont jubilatoires. La trivialité n'est pas incompatible avec l'élégance quand Nini vient perdre sa virginité chez son boulanger ou quand dans l'embrasure d'une porte, pendant le cours de danse de la vieille Guibole, une femme dévoile ses charmes en prenant un bain.

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    Surtout, Renoir est inégalable dans le crescendo et le mouvement. Une inauguration des plus officielles, en compagnie d'un ministre, voit d'abord quelques tensions se faire jour entre Lola de Castro et Nini au son pourtant très digne de la Marseillaise, avant de sombrer dans un ahurissant pugilat, une bagarre générale magnifique. Le style du cinéaste est pourtant plus simple et plus posé que dans les années 30, saisissant les scènes les plus agitées de façon calme, à quelques panoramiques près. C'est qu'enregistrer un envahissement du cadre suffit, comme dans ce stupéfiant final. Il n'y a là aucun suspense, le succès est d'ores et déjà assuré par l'affluence et l'incroyable déboulé de la foule dans la grande salle du Moulin Rouge. L'énergie est déjà là. Il ne manque qu'une apothéose, celle qu'apportent ces danseuses de cancan qui surgissent de chaque recoin de la salle, de chaque bord du cadre (même d'en haut). Et il n'y a plus de scène. La salle est la scène. Le théâtre devient la vie. Les danseuses virevoltent au milieu des spectateurs qui s'agitent tout autant. La fin de French cancanréalise un double idéal renoirien : l'art contamine le réel et les classes sociales ne sont certes effacées mais se mélangent, bourgeois et voyous, princes et boulangères, tous emportés par le même élan vital.

    Photos : dvdbeaver & Synoptique.

  • La règle du jeu

    (Jean Renoir / France / 1939)

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    Révision de classiques renoiriens (3/3).

    Bien sûr, La règle du jeu, c'est notre monument national : celui qui, chez les professionnels, distance jour après jour Les enfants du paradis pour le titre de "meilleur film français de tous les temps", celui qui, chez les critiques, après avoir supplanté Charlot et le bon vieux Potemkine, n'a plus comme rival que Citizen Kane au niveau international (attention à la montée de La nuit du chasseur, quand même), celui qui, dans les lycées, a été le première oeuvre cinématographique inscrite au programme du bac. Je vous l'accorde, tout cela sent l'embaumement consensuel, le bon goût officiel. Mais peu importe après tout. Cela n'empêche pas d'y revenir régulièrement dans cette Sologne de 1939, par exemple avec le beau coffret dvd des Editions Montparnasse, sorti il y a de cela 3 ou 4 ans, et dont les multiples bonus démontrent la richesse inépuisable. Surtout, cela n'empêche pas de l'aimer un peu plus à chaque fois. Voici ce que je retiens de ma énième visite :

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    L'interprétation : D'une équipe impeccable se détache le duo que forment le Marquis de la Chesnaye et le braconnier Marceau (respectivement Marcel Dalio et Carette), "couple" le plus simple et le plus drôle, par-delà la différence de classe. Les répliques et les attitudes de Carette sont inoubliables, comme cette façon qu'il a de lâcher à la fin d'une longue tirade et dans le même souffle "Tu veux une cigarette ?", à l'attention de Schumacher (Gaston Modot). Dalio, en marquis poudré, intelligent et détaché, nous touche dans son refus de se laisser aller à l'émotion lorsqu'il congédie Marceau ou quand il réalise qu'Octave est lui aussi amoureux de Christine, sa femme.

    Les dialogues : Du célèbre "Tout le monde a ses raisons" à l'onctueux "Bonjour Schumacher, tu veux mon lapin ?", le plaisir est continu. Au plus fort de la pagaille, la plus belle trouvaille est bien cet échange entre le Marquis et son intendant : "- Corneille, faîtes cesser cette comédie ! - Laquelle Monsieur le Marquis ?".

    La technique : Pratiquement pas un seul plan n'est anodin ou passe-partout. La continuité est parfaite entre les lieux. Mais la grande affaire de La règle, c'est la profondeur de champ. Celle qui, associée à la fluidité d'une caméra qui balaye tout le décor, permet de capter tant d'intrigues parallèles en même temps.

    Le rythme : La brillante introduction à l'aéroport du Bourget puis dans les appartements parisiens du Marquis est déjà secouée par la brève et extraordinaire séquence de l'accident de voiture de Jurieux et Octave. A partir de là, l'arrivée des convives au Château de la Colinière déclenche ce tourbillon incroyable qui ne cessera qu'au petit matin suivant. Renoir, tout en conservant l'épaisseur humaine de chaque personnage, orchestre un ballet mécanique d'une complexité et d'une rapidité folle. Le point d'orgue esthétique du fameux croisement entre maîtres et serviteurs est le plan séquence qui colle aux basques de Schumacher cherchant Lisette en même temps que Christine, qui, elle, flirte avec Saint-Aubin sous les yeux de Jurieux...

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    La morale : La mort rôde. La partie de chasse est montrée sans chichis, en insistant bien sur ces lapins abattus en pleine course (comme plus tard un homme...). Le soir, au plus fort de la fête, la petite représentation théâtrale provoque l'invasion de fantômes dans toute la salle, amorcée par ce plan magnifique qui part du piano mécanique pour cadrer la scène et les spectres. La description de cette société qui court à sa perte est ironique, certes, mais de là à voir dans La règle du jeu une préfiguration des massacres des années noires suivantes ou une volonté de dénoncer violemment un ordre établi, il y a un pas que certains ont toujours fait trop rapidement à mon avis. Il y a trop d'humanité dans le regard de Renoir pour condamner qui que ce soit et se laisser aller à tant de pessimisme.

    Photos : Allocine.com

  • Toni

    (Jean Renoir / France / 1934)

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    Révision de classiques renoiriens (2/3).

    Près de Marseille, Toni, immigré italien, vit avec Marie mais est amoureux de Josepha. C'est Albert, le contremaître, qui séduit cette dernière. Les deux couples se marient le même jour. Quelque temps plus tard, Josepha, poussée à bout, tue Albert. Toni endosse alors la responsabilité du meurtre.

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    Toni, c'est Renoir sur le terrain de Pagnol. Pas de pittoresque, ni de théâtre cependant, dans ce drame du Sud, mais la vie et le cinéma qui transpirent par tous les plans. Encore une fois, la multiplicité des angles et des mouvements transcendent la réalité. Le récit se troue d'ellipses temporelles. Souvent, la situation est posée par le premier dialogue, et ensuite, il n'y a plus qu'à laisser couler, sans artifice de scénario.

    La représentation du travail n'est pas au centre du film, mais en est la toile de fond. Illustration parfaite : la plongée du haut de la carrière, qui cadre Fernand et Toni en train de discuter, avec dans la profondeur, tout en bas, les ouvriers au labeur. Le tableau des immigrés est extraordinaire, juste, honnête, montrant contradictions et réticences. Les chansons italiennes qui rythment le récit donnent une belle chaleur. Le réalisme de Toni c'est aussi ces rapports humains directs, ces répliques crédibles dans chaque situation et non dictées par les conventions cinématographiques.

    Et des plans sublimes : Marie qui est sauvée de la noyade ou Toni qui courre le long de la voie ferrée...

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    Photos : dvdbeaver.com

  • La chienne

    (Jean Renoir / France / 1931)

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    Révision de classiques renoiriens (1/3).

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    Employé effacé, Maurice Legrand est marié à une veuve de guerre insupportable. Pour sortir de cette grisaille, il s'adonne à la peinture et se lie à Lulu, prostituée brutalisée par son souteneur Dédé. Lulu feint de s'attacher à Legrand afin de profiter de son argent. La chienne est peut-être le film le plus noir de son auteur. A l'opposé des visées humanistes que l'on trouve habituellement chez Renoir, voici un défilé de personnages tous aussi antipathiques les uns que les autres : Dédé est un homme violent, affabulateur et suffisant, Lulu est vénale, la femme de Legrand est une mégère. Le héros lui-même n'échappe pas à la médiocrité ambiante, n'hésitant pas à user du mensonge pour s'en sortir devant la police. Il croit pouvoir s'évader par la peinture d'abord, puis dans l'illusion romanesque d'une aventure amoureuse. La révélation de la duplicité de Lulu est si brutale qu'elle le transforme en assassin. La scène est d'anthologie : Renoir organise un éblouissant va-et-vient entre la chambre à l'étage où se déroule le meurtre et l'attroupement en contrebas autour d'un chanteur de rue.

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    La mise en scène est confondante : longs plans séquences, grande mobilité de la caméra (jusqu'à l'accompagnement d'une valse), tournage en décors réels qui propose une continuité parfaite entre intérieurs et extérieurs et travail sur les sons d'ambiance (2 ans après l'arrivée du sonore). En ces fantastiques années 30, c'est vraiment cette impression de réalisme naissant pourtant d'un travail de composition évident qui rend unique le cinéma de Renoir. Il n'y a qu'à voir, dans La chienne, tous ces plans cadrant l'action au travers de fenêtres ou de portes ouvertes. Très étonnant, l'épilogue suivant Michel Simon (admirable de bout en bout) clochardisé annonce clairement Boudu, jusque dans la volonté d'en finir.

    Photos : dvdtoile.com

  • La petite marchande d'allumettes

    (Jean Renoir / France / 1928)

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    1424416480.jpgUn petit film de Renoir, par sa durée (une trentaine de minutes), par son importance au sein de la filmographie et par le peu de moyens dont le cinéaste a disposé. Bien qu'ayant déjà réalisé le prestigieux Nana (1926), il en est encore à se chercher et à expérimenter. Ici, tout tient du bricolage, souvent ingénieux, avec ces maquettes de la ville sous la neige, ces surimpressions et autres effets visuels.

    La petite marchande d'allumettes est bien l'adaptation du célèbre conte d'Andersen, si triste à entendre quand on est tout gamin. Renoir n'a malheureusement pas cherché à étoffer le court récit et n'a pas insisté plus que cela sur l'aspect social. Il propose une illustration possible mais pas une incarnation véritable. De la présentation des malheurs de la jeune fille, on passe vite à la visualisation de ses hallucinations, qui constituent la plus grande partie du film. La perte de la raison à cause du froid et de la faim, difficile à rendre en travaillant ainsi en petit décor et sous la neige artificielle, ne sert pas la gorge comme elle devrait. Dans le rôle titre, Catherine Hessling, muse du Renoir des années du muet, est tout à fait bien mais n'est pas vraiment une fillette.

    La séquence du rêve démarre sur une longuette animation de jouets au milieu desquels l'héroïne baguenaude, mais continue avec une course qui aère soudain le film. Cette très belle poursuite à cheval dans les nuages donne à voir des images dont la beauté évoque celle des trajets ferroviaires de La bête humaine. L'aisance technique dont Renoir fait preuve ici démontre également, encore une fois, à quel point cet aspect de son cinéma a été plus ou moins volontairement occulté au fil du temps, laissant trop souvent croire au miracle de l'improvisation et de l'enregistrement tout simple de la vie. Au terme de la chevauchée, la victoire de la Mort et le retour au réel, avec son carton tombant comme un couperet ("Il faut être bien bête pour croire que l'on peut se réchauffer avec une boîte d'allumettes"), libèrent enfin l'émotion que suscitait dans notre mémoire embrumée le conte d'Andersen.

  • Le journal d'une femme de chambre

    (Jean Renoir / Etats-Unis / 1946)

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    3e91de7c2271f9040dbc68c154cd6ea1.jpgAprés la vision de ce film, en revenant sur mes lointains souvenirs de la version que Bunuel proposa ensuite et dans mon ignorance totale du roman d'Octave Mirbeau, je déclarais tranquillement à ma femme : "Bunuel a dû pas mal broder par rapport au livre avec son histoire de meurtre de petite fille. Renoir doit être plus fidèle." Bravo Ed ! Mes recherches d'infos le lendemain m'ont prouvé que j'avais tout faux. Renoir a complètement bouleversé le récit et c'est Bunuel qui s'est montré le plus proche de la vision de Mirbeau. Donc, Moralité n°1 : Je devrai lire plus. Et Moralité n°2 : Même avec les cinéastes que l'on admire le plus, il faut toujours se méfier de ses à-prioris.

    Le journal d'une femme de chambre (The diary of a chambermaid) fait partie de la poignée de films réalisés par Jean Renoir en exil à Hollywood pendant la seconde guerre mondiale. Cette version est bien sûr beaucoup moins marquante que celle de Luis Bunuel et c'est une oeuvre qui est loin d'égaler les pics successifs que le cinéaste aligna tout au long de la décennie précédente. La légende a retenu que Renoir avait eu les pires difficultés à s'adapter au système hollywoodien. De L'étang tragique à La femme sur la plage, les films de cette période sont peu disponibles et presque toujours réputés mineurs.

    Si Le journal... reste selon moi passionnant, c'est parce que d'une part, il révèle les tensions entre deux visions du cinéma (schématiquement, l'américaine et l'européenne) et d'autre part il fait résonner des échos de l'oeuvre antérieure du cinéaste. On peut s'amuser ainsi à repérer les caractéristiques affleurant ici et là de chacun des deux "auteurs" : Renoir et Hollywood. L'abondance musicale, le happy end sont assez éloignés des habitudes du réalisateur. Son art de peaufiner chaque second rôle afin de le rendre inoubliable est atténué ici, l'interprétation des silhouettes secondaires étant moins subtile et leur caractérisation passant beaucoup par le registre de la farce. Le travail des acteurs principaux est plus convaincant (Francis Lederer en fils de famille, Hurd Hatfield en valet et, bien sûr, Paulette Goddard, éclatante Célestine). Les poussant le plus possible vers le naturel lors des échanges amoureux (courte scène magnifique où Joseph détache les cheveux de Célestine) ou lors d'affrontements physiques, Renoir parvient aussi à glisser quelques détails réalistes dont il a le secret, tel ce costume qui tombe lorsque les femmes de chambre ouvrent la penderie. On remarque également plusieurs plans restant sur un personnage muet alors que d'autres débattent hors-champ et on se régale surtout de la fluidité de cette caméra. A cet égard, les scènes de fête foraine sont de grands moments : tout d'abord quand on suit la course enivrante de Célestine et de Mauger d'un stand à l'autre et enfin quand on assiste à la bagarre entre Joseph et Lanlaire, littéralement porté par les mouvements de la foule puis par un fabuleux travelling surplombant allant chercher la victime étendue.

    Si édulcorée qu'elle soit, l'adaptation laisse passer des éclats d'une belle noirceur dans les rapports humains et sociaux. La valse des maîtres et des domestiques rappelle évidemment La règle de jeu (de même que l'on retrouve les apartés dans la serre ou sur la terrasse et l'importance scénographique de la cuisine comme lieu de tous les passages). D'ailleurs, Le journal... est par certains côtés le négatif de La règle... Certes ce dernier était bien le "drame gai" décrit par son auteur, mais, ici, le pessimisme est plus flagrant, les caractères plus tranchés, peu de personnages sont sauvés au bout du compte. D'où une complexité moins grande que dans le chef d'oeuvre absolu de 1939, mais pour un résultat nullement négligeable.