(Woody Allen / Espagne - Etats-Unis / 2008)
■■■□
Cristina prend un verre à la terrasse d'un café, en compagnie de Vicky et son mari Doug. Elle leur avoue avoir fait l'amour avec Maria Elena, l'ex de son amant Juan Antonio. Un flashback s'amorce pour illustrer la scène en question. Passés les premiers baisers et caresses, nous revenons au présent, à la terrasse, pour continuer le dialogue. Cristina et Vicky sont filmées côte à côte, se détachant d'un fond animé, dissemblables mais complices, parlant avec naturel et sérieux. Suit alors le contrechamp sur Doug, cadré seul, sans rien autour de lui, comme aspiré par le vide de la perspective. Sa défense d'une sexualité "normale" cache bien mal son trouble, suscité par la superposition de cette vision de sa femme et son amie, réunies face à lui, et des propos de cette dernière.
Comment faire la fine bouche devant le trente-huitième long-métrage de Woody Allen alors qu'il est truffé de ce genre de trouvailles discrètes ? La moindre séquence est ici un modèle d'élégance : la série de plans rapprochés qui retarde l'arrivée sur l'écran de celui dont tout le petit groupe parle à l'exposition (Juan Antonio), les fondus enchaînés précédents le premier baiser entre Vicky et Juan Antonio, la coupe en miroir entre deux plans symétriques lorsque Cristina téléphone à Vicky (leurs hommes respectifs placés dans la profondeur), ce pré verdoyant pentu où l'on suivra Cristina en un plan étonnamment long... Pour autant, le film, convoquant l'art photographique et le tourisme, n'est pas qu'une série de brillants instantanés. Allen y fait à nouveau preuve de son art musical des transitions. Les liaisons entre les plans sont notamment assurées par une voix off que d'aucuns jugent impersonnelle alors qu'elle apporte justement la distance et le soupçon d'ironie qui transforment le simple récit en conte moral.
Clichés touristiques ! reproche-t-on au film. Les deux héroïnes sont des jeunes femmes aisées et cultivées en vacances à Barcelone. Dîtes-moi alors comment n'iraient elles pas faire un tour à la Sagrada Familia ou au Parc Guell ? Oui, les personnages sont également stéréotypés. Mais l'avantage d'un stéréotype, c'est qu'il nous plonge directement dans le vif du sujet, qu'il plante le décor dès la première minute. Et à partir de là, on peut l'approfondir. Il suffit de se rappeler de ce que Woody Allen est parvenu à tirer l'an dernier de Ewan McGregor et de Colin Farrell pour se persuader qu'il est l'un des plus grands directeurs d'acteurs en activité. Cette fois-ci encore, il fait jouer un quatuor époustouflant. Trouble de Rebecca Hall, voix cassante de Scarlett Johansson, intensité de Penelope Cruz, oscillation entre force et tendresse de Javie Bardem (si j'étais une fille, je referai sûrement ma vie avec lui). Une idée géniale parmi d'autres : au sein du triangle amoureux, imposer, parfois sans succès, à Maria Elena (Cruz) de parler en anglais et non en espagnol, y compris dans ses crises de nerfs. Le mélange des langues et l'aisance de la comédienne dégage alors un extraordinaire sentiment de vie.
La comédie est des plus plaisantes mais cache, comme souvent chez Allen, un pessimisme certain. L'amour inassouvi est le thème du film. "Je ne veux pas de cette vie-là" hurle-t-on pendant la crise finale. Le drame c'est que les désirs ne s'accordent pas et s'il arrive que ce soient les mêmes, les moyens de les assouvir diffèrent. Pire, une simple "insatisfaction chronique" peut déséquilibrer l'édifice que l'on croyait idéal.
Vicky Cristina Barcelonaest le meilleur Woody Allen de la décennie.
Commentaires
Très belle critique qui a le mérite de montrer que Woody Allen n'est pas qu'un bon narrateur (ce sur quoi j'ai insisté) mais un véritable metteur en scène.
D'accord sur toute la ligne, si ce n'est avec la dernière phrase : je crois que je préfère quand même "Match point". Mais ce n'est qu'un infime détail...
Merci Doc
Joli billet en effet.
Après, je m'interroge. Je lis les critiques de ce film sur des sites et sur des blogs, mais personne n'a compris ce que Woody Allen raconte.
Sauf toi, tu es sur la voie.
http://abfaboune.blogspot.com/2008/11/vicky-cristina-barcelona-le-film-que.html
Optique intéressante, abfaboune, que ce "Juan Antonio n'existe pas". Juste un point, cependant : à l'exposition, je ne sais plus précisément qui aborde le sujet en premier, mais les amis américains de Vicky et Cristina répondent tout de suite à la question "qui est cet homme ?". Partagent-ils eux aussi ce fantasme ? Et si oui, est-ce parce qu'ils sont américains et rêvent sur l'image du mâle hispanique ?
Sinon, pour ce qui est de la citation du film d'Hitchcock par Woody Allen, je n'ai pas pu en tirer d'enseignements, mon souvenir de "Shadow of a doubt" est bien trop lointain.
La théorie est certes séduisante mais ne me convainc pas tout à fait. Je suis rassuré parce que j'avais identifié la citation, sans avoir vraiment cherché à creuser dans la mesure où j'en tiens pour l'hypothèse Lubitsch. Néanmoins, le point commun du Allen et du Hitchcock, c'est l'irruption d'un personnage séduisant, direct, cultivé, dans la vie de personnes bien sages et qui aide à les révéler à elles-mêmes. C'est déjà pas mal. C'est aussi le film d'un européen venu à Hollywood et qui fait, dans son film, une critique virulente de la vie quotidienne américaine. Bon. Mais Oncle Charlie n'est pas un fantasme, ou alors tout le film n'est qu'un rêve (mais tous les films ne sont ils pas des rêves ? ). Juan Antonio ne serait donc qu'un rêve ? Barcelone serait alors Brigadoon...
Ce qui m'a interrogé en voyant le Woody Allen, c'est l'utilisation systématique du hors-champ pour les scènes où Juan Antonio est là. On parle de lui, de son ex femme qui a failli le tuer, etc.
Mais on ne le voit qu'à travers les yeux de Vicky et Victoria.
Le lien avec le film d'Hitchcock me fait dire que ce personnage est le fruit de leur imagination, à partir de quelques éléments dont elles ont entendu parler. C'est leur fantasme à elles deux, qui ne matérialisent devant nous jusqu'à ce qu'elles retournent dans leurs vies normales, aux Etats-Unis.
Après, libre à chacun d'avoir sa propre analyse, ou de pouffer de rire à la mienne !