Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Soy Cuba

(Mikhail Kalatozov / Cuba - URSS / 1964)

■■□□

soycuba.jpgDevant une œuvre excessive, hyper-formaliste et engagée, comme l'est Soy Cuba, il n'est pas illogique de passer par divers états successifs oscillant entre l'adhésion et le retrait. Le film de Kalatozov repose avant tout sur une série de tours de force techniques impressionnants. Les focales tordent les lignes de fuite verticales (palmiers, bâtiments...), les plans larges paraissent vouloir embrasser l'île toute entière, l'image a la même netteté qu'elle fixe la jungle, une rue ou un dancing. Surtout, la caméra bénéficie d'une liberté de mouvement stupéfiante : elle trace, en plans-séquences, des arabesques qui défient l'entendement, allant, sans jamais briser la continuité, du toit d'un immeuble à la piscine en contrebas (et sous l'eau !) ou surplombant une ruelle en la remontant dans toute sa longueur.

Le but de Kalatozov était de retracer quelques étapes menant à l'accomplissement de la révolution castriste à travers quatre histoires distinctes : une fille des bidonvilles est obligée de se prostituer auprès des riches étrangers, un vieil homme se voit privé de son champ, de son abri et de sa récolte, un étudiant participe à des actions contre la police de Batista et un paysan s'engage dans l'armée rebelle après le bombardement de sa cabane. Force est de constater qu'aujourd'hui la virtuosité du style (jusqu'à une "gratuité" évidente) semble mieux servir la description des lieux de farniente et de débauche de la bourgeoisie cubaine que l'envolée révolutionnaire exemplaire. Ainsi, le mouvement perpétuel qui dicte l'avancée du récit dans la première partie, les travellings flottants passant d'un personnage à l'autre et l'omniprésence de la musique préfigurent les grisantes scènes de bar ou de casino du cinéma de Scorsese, voire l'esthétique de certains video-clips (la séquence de la piscine pré-citée y fait furieusement penser).

L'excès visuel sied encore bien à l'histoire, drapée dans le mythe, du vieux paysan dépossédé de ses biens. En revanche, les boursouflures deviennent encombrantes lorsqu'il s'agit d'accompagner le parcours de l'étudiant devenant martyr révolutionnaire : un nouveau plan-séquence se charge péniblement d'expliciter le cas de conscience que pose un acte terroriste et, plus loin, un symbolisme sans retenue  nous met sérieusement à l'épreuve (pigeon abattu par les flics, chaîne humaine faisant front et lyrisme de la mort du héros - pas très intelligent sur le coup car s'avançant vers le policier avec une simple pierre à la main). La dernière partie, aussi dramatique, est un peu moins plombée mais l'édification nous empêche à nouveau de nous attacher vraiment aux personnages (et la question de la violence est encore éludée, la voix off assurant au paysan prenant les armes : "Tu ne tires pas pour tuer, tu tires contre ton passé...").

Au bout de 2h20, Soy Cuba et son grand huit de la mise en scène laissent légèrement lessivé.

(Présenté au Festival du Film d'Histoire de Pessac)

Commentaires

  • Toujours très belle la programmation de Pessac, j'ai vu qu'il y a deux de mes "films du siècle".
    Sur celui-ci, je comprends bien tes réticences mais moi, j'ai marché. En fait j'aime bien les élans révolutionnaires :)
    Disons plus sérieusement que la forme, moi qui suis toujours un peu méfiant face à ça, m'a vraiment transporté. Les images de ce film dégagent une poésie visuelle que la conscience de la virtuosité ne suffit pas à entamer. Je peux revoir des dizaines de fois le mouvement qui traverse la fabrique de cigare et remonte la rue lors des obsèques du révolutionnaire et rester bouche bée dix fois Et puis la voix off, on dirait du Welles.
    Sinon, puisque l'on parle beaucoup de la photographie du dernier Haneke en perdant tout sens des valeurs, "Soy Cuba", c'est ce que j'appelle une photographie en noir et blanc sublime.

  • Si ça t'intéresse, j'avais écris ceci quand nous avions diffusé le film à Nice : http://inisfree.hautetfort.com/archive/2006/05/21/soy-cuba.html

  • Deux de tes films du siècle ? "Ninotchka" ? Et puis... ?
    Le programme est effectivement très riche. Par manque de temps, je me limite à trois-quatre films que je ne connaissais pas et à quelques avant-premières, mais j'aurais adoré revoir "Bouge pas, meurs, ressuscite", "Ninotchka", "Le hasard", "La commissaire" ou un Eisenstein...

    Pour "Soy Cuba", tu as très bien fait de lier ta note, particulièrement intéressante (et qui confirme mon intuition : il me semblait bien que Scorsese était un admirateur du film). Sur la forme, disons qu'elle se met tellement en avant qu'on ne peut que juger en termes de préférence de telle ou telle scène, de tel ou tel épisode, de tel ou tel plan... Ainsi, je n'aime pas trop les atermoiements de l'étudiant (et surtout de la caméra) sur le toit au moment de prendre son arme et la scène de la manifestation m'est un peu tombée des yeux (elle est en plus très longue). Mais il y a aussi des choses stupéfiantes. Le mouvement de caméra que tu cites, il faut vraiment le voir pour le croire... (et encore !).
    Quant au noir et blanc, oui, il "scintille", il vibre, alors que celui d'Haneke a tendance à dévitaliser.

  • Et puis, j'avais surtout noté "Palombella rossa " et "Land and freedom".
    Le fameux mouvement de caméra, j'avais lu je ne sais plus où que l'appareil était monté sur des fils et glissait sur un trajet compliqué. C'est encore plus fascinant quand on réalise que ça n'a pas été fait avec des moyens très sophistiqués mais beaucoup d'inventivité.

  • beau film mais j'ai un souvenir beaucoup plus ému de Quand passent les cigognes

  • Soy Cuba est tout simplement l'un des plus grands chefs-d'œuvre de tous les temps. A ce stade là, le cinéma devient poésie. Si Scorsese et Coppola ne l'avaient pas exhumé, nous n'aurions jamais eu accès à ce film superbe.

  • Vincent : Il y a sans doute une formidable inventivité, mais il me semble aussi que le film a bénéficié de moyens particulièrement imposants pour l'époque (et pour la production cubaine, associée ici avec les soviétiques).

    Christophe : Plutôt un bon souvenir des "Cigognes", mais c'est très lointain.

    Julien : Quel enthousiasme...

  • Dans le top 5 de mon top 100... tout simplement.

  • Je ne relis pas ta note mais je voulais t'apporter un ou deux éléments, ceux qui m'ont sans doute aussi influencés, et que tu as peut-être zappés :

    1. Soy Cuba est un film de propagande, une coproduction soviétique et cubaine, à la gloire de la révolution. Il est découpé en quatre mouvements qui représentent une allégorie du Cuba pré-castriste. (Ça, je sais que tu l'as pas zappé.)

    2. Une fois le film terminé, il est aussitôt enterré. Le pouvoir n'est pas du tout satisfait du résultat. En ouvrant bien les yeux, on se rend compte immédiatement de la charge subversive, iconoclaste, de Soy Cuba, qui s'en prend à tous les totalitarismes. (Et ça, je l'ai pas trouvé dans ta note si mes souvenirs sont bons, tu lis un peu trop Soy Cuba au 1er degré si j'ose dire - le mec, on lui passe une commande, il s'exécute.)

    Si on élude les conditions matérielles (en fait idéologiques) dans lesquelles baignait le film (on dit que Castro visionnait les rushes), on passe un peu à côté du tour de force et de l'audace de ce véritable poème visuel. Car en plus, d'un simple point de vue cinématographique, ce film, réalisé en 1964 (!!!), tient du prodige technique. Scorsese disait, à ce propos, qu'il reprenait à zéro le langage du cinéma, qu'il le réinventait. Tu peux découper le film en centaines de photos, il n'y en aura pas une de loupée. Mais ces photos ne rendraient pas compte des mouvements majestueux de la caméra et des plans séquences absolument sidérants (non mais comment ils ont fait sur la barque, à l'hôtel et dans le bar ? combien de réalisateurs sont capables de faire tourner des scènes pareilles ?).

    Je me permets de coller un lien ici, qui renverra tes lecteurs sur une analyse du film avec les photos (un poème visuel, ça se montre) : http://www.kinoglaz.fr/soy_cuba.php

  • Qu'un film de propagande déplaise à ses commanditaires n'est pas automatiquement un gage de qualité, ni même la preuve d'une "résistance" à une idéologie. Ainsi, je ne vois pas trop comment, par exemple, pourrait-on retourner les deux derniers épisodes et y déceler une critique contre le pouvoir en place. Sur le fond, c'est parfaitement dans la ligne révolutionnaire. Sur la forme, c'est effectivement autre chose et de là viennent, je pense, les ennuis de distribution d'un film qui a dû paraître bien trop formaliste, bien trop "mis en scène" (le cinéaste tirant trop, en quelque sorte, la couverture à lui). Peut-être aussi que les autorités ont réalisé que la première partie, qui se veut dénonciatrice, était en fait des plus séduisantes...
    Maintenant, il est certain, et je l'ai signalé, que le film est souvent sidérant visuellement (mais je dirai que cela ne m'a pas suffi et que les tours de forces successifs m'ont paru masquer plusieurs faiblesses).

  • Tu écouteras notamment Scorsese à propos du film, il ne dit pas autre chose : Kalatozov se range du côté des iconoclastes avec ce film. Et oui, tout son film est une critique du totalitarisme. Comme tu le notes, sur le fond il est censé suivre l'idéologie révolutionnaire (le script) mais sur la forme, et grâce à son immense talent, il réussit le tour de force de la subversion. C'est admirable car c'est l'expression de l'Art, rien de moins. Un art visuel et réflexif. Que demande le peuple ?

    Un petit extrait lu sur dvdclassik : "Scénario monolithique et édifiant donc, empreint de quelques poncifs (la colombe blanche abattue par l’armée) qui pourtant ne viennent jamais encombrer la vision du film. Au point que l’on sente Kalatozov souvent gêné par la caricature du script qui lui fut offert : ainsi, censé railler la vie de débauche des touristes américains dans le fameux plan de l’hôtel/piscine, le cinéaste russe ne peut s’empêcher de traduire toute la fascination exercée par l’hédonisme américain sur cette île de soleil et de fête. Dès les premières minutes du film, l’on sait que le ver est dans le fruit, et que ce film de propagande couve son propre anti-poison. Chez les besogneux de l’endoctrinement, qu’il soit russe ou américain, français ou allemand, le fond l’emporte toujours sur la forme. Ici, tout comme chez Eisenstein ou chez Capra pendant la seconde guerre mondiale (Why we are fighting), nulle lame de fond… Mais bien une majesté de la forme, une audace visuelle et graphique qui emporte tout sur son passage, jusqu’aux clichés les plus éculés sur la révolution cubaine."

Les commentaires sont fermés.