(David Lean / Grande-Bretagne - Etats-Unis / 1984)
■■■□
En 84/85, La route des Indes (A passage to India) devait déjà apparaître comme un film déphasé, hors de son temps. David Lean sortait d'un silence de 14 ans (La fille de Ryan, 1970) sans se soucier le moins du monde des fluctuations de la mode au moment de livrer un ultime grand spectacle romanesque. La route des Indes, film classique, forcément. Film académique si vous y tenez. Mais si c'est cela l'académisme...
Les connaisseurs disent fidèle et intelligente cette adaptation par Lean du livre de E.M. Foster. Même sans avoir lu celui-ci, on sent très bien tout le parti que le cinéaste a su en tirer pour peaufiner l'écriture des dialogues, la construction du récit et la présentation des personnages. Les caractères sont d'une richesse et d'une complexité rares, tous rendus de belle manière par leur interprète respectif : de Judy Davis, extraordinaire dans un rôle qui n'a rien de facile, celui de la tourmentée Adela, à Peggy Ashcroft en Mrs Moore, formidable vieille dame prête à flirter sans cesse avec les interdits posés par les gens de sa classe, en passant par Victor Banerjee, acteur vu chez Satyajit Ray, qui parvient à échapper d'un bout à l'autre au ridicule et à la convention dans lesquels pourrait tomber son sensible et exalté médecin indien Aziz, ou James Fox dans la peau de Fiedling, d'abord faussement nonchalant puis véritablement engagé. Cette consistance que Lean et ses collaborateurs réussissent à préserver sur près de trois heures fait pâlir à côté bien des adaptations en costumes d'une part et bien des scénarios faméliques d'autre part.
La question coloniale est traitée avec une justesse exemplaire, sans avoir recours à des discours appuyés mais en organisant des séries d'oppositions par le montage et en parsemant les scènes de détails significatifs (l'avocat anglais qui, lors du procès, lève les yeux au ciel lorsque le public indien de la salle d'audience se fait trop bruyant). A aucun moment les scènes de foules, pourtant nombreuses et montrant parfois des fêtes locales, ne se réduisent à de l'imagerie exotique. Jamais, contrairement à la majorité des cinéastes s'étant essayés à ce genre de production, David Lean ne semble diriger des groupes de figurants. Sa maîtrise est ici impressionnante. Il ne s'agit pas d'en mettre plein la vue mais de donner du souffle, et cela est évident dès les premiers plans du film.
Esthétiquement, La route des Indes est régulièrement superbe. Entre mille choses, les trains inspirent Lean, qui peut créer de fabuleuses images nocturnes et iréelles composées à partir d'une ligne d'horizon parcourue par les wagons ou qui peut faire passer dans des séquences plus dynamiques le frisson du vertige lors d'une montée vers la montagne. L'œil du cinéaste a toujours été reconnu. En revanche, son art du montage est beaucoup moins souvent évoqué. Il trouve certes son origine dans un travail classique sur les raccords, mais avec quelle efficacité, quelle fluidité et quel lyrisme ! La longue séquence du procès en est toute retournée, avec le montage parallèle de l'ultime voyage de Mrs Moore sur l'océan, puis l'insertion de flash-backs qui signent le retour des pulsions qui avaient été refoulées par Adela. Dans un autre but, Lean peut aussi coller deux images dont les sujets sont éloignés, donnant ainsi à la confrontation la valeur d'un champ-contrechamp. Un groupe de dames de la noblesse britannique et des femmes indiennes, une foule de manifestants et les Anglais réunis dans leur Club : c'est la coupe qui dit le colonialisme et il n'est nul besoin d'en rajouter. De la même manière, David Lean sait que la vision d'une avancée à dos d'éléphant dans un paysage aride et majestueux est suffisamment belle et forte pour se passer d'accompagnement musical (tout le film est étonamment et heureusement discret sur ce plan-là). Un dernier exemple pour finir : le rendez-vous donné à Aziz par Fiedling. Ce dernier est encore sous la douche lorsque le premier arrive et le dialogue s'instaure malgré la séparation de la baie vitrée opaque séparant la salle de bain du reste de la maison. Cette simple trouvaille dynamise la scène et la creuse : homosexualité latente, distance entre les races et pourtant, naissance à ce moment même d'une amitié...
Oui, si c'est tout cela l'académisme, alors vive l'académisme !
Un avis complémentaire à lire sur Goin' to the Movies.
Commentaires
Pfff mais qu'est-ce que je vais bien pouvoir écrire après ça?
Je suis d'acc, même note. C'est clair que le film est à plusieurs moments formellement brillants et aussi très subtil dans son analyse des rapports coloniaux. Alors, classique, académique, on s'en fout un peu!
Bref, ma critique est commencée, j'ose espérer la finir bientôt. Bonne soirée!
Oui, disons que "classique", "académique" et tout ça, c'est un peu pour la polémique...
J'attends la publication de ton texte... A plus.
ha, belle critique, j'aimerais bien être aussi enthousiaste que toi.
mais y a pas David Lean, à part Lawrence d'Arabie, je n'accroche plus.
c'est juste, c'est pondéré, c'est de bon goût, mais qu'est ce que c'est chiant! J'y retrouve à la fois la frilosité tête-à-claques du cinéma anglais et la lourdeur des grosses machines hollywoodiennes (qu'est ce que c'est long pour ce que ça raconte!)...
ta critique m'a donné envie de revoir celui-ci ceci-dit. en salles j'aimerais bien.
Honnêtement, Christophe, cela faisait longtemps que je n'avais pas fréquenté le cinéma de David Lean. Oui, sans aucun doute Lawrence d'Arabie domine-t-il aisément l'ensemble. Je n'ai pas revu Le pont de la rivière Kwai depuis l'adolescence. J'ai un très bon mais très flou souvenir de Brève rencontre. Les amants passionnés m'avait ennuyé je crois. Oliver Twist, pas mal... Je ne connais pas Jivago ni La fille de Ryan, ni les autres...
La route des Indes ne m'a paru ni chiant ni frileux ni trop long (les 2h45 passent très bien). J'espère que tu auras l'occasion de le revoir.
Jette toi sur La fille de Ryan, tu devrais adorer je pense.
le DVD a une image sublime en plus.
Il m'est souvent arrivé de penser qu'un certain académisme était plus novateur que bien des tics "à la mode".
L"académisme" de Lean, j'adore. Il est souvent novateur sous les apparences de ses grosses productions et je rejoins Eeguab sur ce point. Le coup de l'allumette dans "Lawrence d'Arabie", c'est inoubliable. Que ce soit sur le montage ou le sens de l'espcae, il a peu d'équivalent. J'avais vu "La route des Indes" à sa sortie et même si ce n'était pas l'enthousiasme fou, j'en ai un bon souvenir.
Nous sommes donc d'accord avec la remarque d'Eeguab (et j'essaierai de voir La fille de Ryan...).
Bonjour Ed, j'ai vu ce film à sa sortie sur très grand écran: j'avais adoré. La musique en particulier m'avait plu. C'est bien que D. Lean ait terminé sa carrière avec ce film un peu méconnu et c'est dommage. Bonne journée.
Bonjour dasola. Oui, celui-ci est un peu méconnu. Cela vient du fait, je pense, qu'il est venu tardivement, qu'il est isolé dans la fin de carrière de D. Lean.
Je me situe exactement entre ton texte et les remarques de Christophe : c'est beau, c'est d'un classicisme parfait, c'est de bon goût mais c'est aussi un peu pompeux (la musique de Maurice Jarre), un peu long (certains passages sont académiques) et je trouve que les personnages sont caractérisés de façon plus grossière que ce que tu veux bien dire.
Ceci dit, le film m'a donné envie de redécouvrir l’œuvre de Lean.