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Les Ailes du désir (Wim Wenders, 1987)

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- L'odeur et le goût du café dans un gobelet qui réchauffe aussi les mains.

- La façon qu'a Bruno Ganz de pencher légèrement la tête d'un côté en écoutant et en regardant les autres, image même de la compassion.

- La fillette brune assise à côté de Damiel et qui n'arrête pas de lui parler pendant les numéros de cirque.

- Cassiel qui, les yeux clos et la tête posée contre celle de la statue, couvre son oreille de la paume de sa main droite pour ne plus entendre la musique.

- Le travelling latéral accompagnant la marche de Marion, le soir, sur le trottoir. Le travelling avant suivant la marche de Damiel, le jour, au milieu de la rue.

- L'enchaînement The Carny/From Her To Eternity.
(Comment faire la différence entre un cinéaste qui ne fait que se servir du rock et un cinéaste qui l'aime vraiment ? Le premier place un morceau, un extrait de concert, au milieu des autres scènes, publicitairement. Le second, lui, filme dans la continuité l'enchaînement de deux morceaux - voir aussi Jonathan Demme et les Feelies dans Dangereuse sous tous rapports.)

- L'Histoire et la Guerre qui s'invitent derrière les vitres de la voiture et dans la mémoire de Cassiel assis à l'arrière.

- Le suicidaire qui saute deux fois de suite.

- Je ne me rappelais pas que Peter Falk était lui aussi un ex-ange.

- Wenders réinvente la figure de l'ange au cinéma, ainsi que la notion d'invisibilité (modulée par la magnifique idée des visions des enfants), par des moyens très simples : des têtes qui se tournent pour porter le regard au loin, "à travers" l'ange tout proche, des mains qui n'attrapent ni ne touchent vraiment... Par cette nouvelle approche de la présence/absence, il réinvente même, en passant, le nu (de dos) féminin.

- Le film brasse toutes les histoires. La grande, articulée autour de la Seconde Guerre mondiale, avec Berlin au centre de celle-ci, qui taraudait Wenders, comme elle taraudait encore tout le monde à l'époque. Et celle du cinéma évidemment, avec le tournage de film dans le film et surtout le noir et blanc, qui renvoie au muet, à l'expressionnisme, à Cocteau-Alekan (le rêve de Marion), au cirque chaplinien, à l'avant-garde des années 20 (séquence des tourments de Cassiel), puis, avec le renfort de la couleur, au documentaire, au film d'errance...

- Il y a deux plans qui saisissent tout à coup. Ils sont tous les deux consacrés à Solveig Dommartin. Après de longues minutes en noir et blanc, c'est le premier plan en couleurs, très bref, la montrant sur son trapèze et vue d'en bas. La justification de ces 3 ou 4 secondes colorées n'est, à ce moment-là, pas encore accessible au spectateur. Et à la fin, en plein milieu de sa déclaration amoureuse en forme de long monologue, alors que la caméra la fixe depuis longtemps déjà de profil, face à Bruno Ganz, c'est le plan soudain très rapproché sur son visage, plan qui intensifie encore la séquence, qui fait la décision et qui engage pour de bon, qui provoque le contrechamp sur le partenaire et qui lie les deux êtres.

- Il n'y a pas film plus aérien. Pas seulement céleste, puisque la caméra a justement pour rôle de lier ciel et terre. Ces plans en mouvement sont d'une beauté encore impensable, donnant des images d'avant les drones qui rendent maintenant tout visible et tout possible. Et ces mouvements verticaux de liaison ne sont pas gratuits, qu'ils soient amples pour signaler la présence des anges dans les hauteurs ou plus modestes, à niveau d'acteur, pour traduire la tentation de Damiel de se rapprocher du sol en suivant la ligne imaginaire tracée par celle qui fait l'ange sur son trapèze, l'humaine qu'il peut regarder d'en bas.

- Elle reste extraordinaire cette segmentation des pensées, attrapées au vol. Leur collage crée le rythme poétique. Ainsi peut cheminer la langue de Peter Handke et se faire sans gêne le saut qualitatif de la parole pour chacun (un cran au-dessus pour tout le monde). Et si cela ne suffit pas à le justifier, il faut se dire que nous entendons ce que veulent bien entendre cette armée des anges.

- Lorsque la caméra passe de la salle de concert au bar et inversement, l'intensité du son varie ("logiquement", et pourtant on le remarque aussitôt). Ces allers-retours entre deux pièces, à travers une large porte ouverte, me fait penser au bar de l'hôtel Overlook de Shining. Le passage se fait sans rupture entre deux lumières, deux décors, deux ambiances différentes, et presque deux temps (Marion, dans son monologue, prend le temps de parler de toute sa vie et de son futur). Bien sûr, l'un des deux bars est plus sain que l'autre. Mais de toute façon, Nicholson était déjà fou avant d'y entrer, comme Ganz est déjà un homme amoureux. Dans les deux cas, il ne s'agit que de la cristallisation d'un état.

- Les anges voient le monde en noir et blanc, les humains en couleurs. Wenders a eu tout juste. Le noir et blanc, avec ses échelles de gris, est intemporel. L'image en couleurs vieillit, devient tout de suite datable. Elle donne immédiatement une idée de l'âge de l'objet, du corps, du vêtement (la veste bariolée choisie par Damiel devenu homme, mais pas encore "de goût"). C'est quand le film passe à la couleur que l'on sait qu'il est de 1987. De plus, le noir et blanc permet plus aisément le rapprochement d'époques différentes. Une image de désastre guerrier passé peut être collée sans hiatus à une autre, pacifiée et actuelle. Ainsi coule le fleuve de pensées des anges. En revanche, le temps présent des humains, lui, ne peut être qu'en couleurs périssables (l'archive en couleurs de 1945 est d'ailleurs la seule désignant quelqu'un avec précision : la femme qui secoue ses couettes de lit dans l'immeuble éventré).

- Il y a bien marqué au dernier plan : "À suivre". Wenders avait donc le droit de réaliser en 1993 Si loin, si proche !. Mais cette "suite" n'est rien, elle n'existe pas, elle a disparu de la mémoire. Les Ailes du désir se tiennent seules, film unique, le (l'un des) plus beau(x) du monde.

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