(Germaine Dulac / France / 1927 & 1928)
■■■□ / ■■■□
Figure de proue de l'avant-garde française des années 20 aux côtés de Louis Delluc, Marcel L'Herbier ou Jean Epstein, Germaine Dulac signe en 1927 L'invitation au voyage, film d'une quarantaine de minutes, prenant comme point de départ un poème de Baudelaire. Une femme délaissée par son mari se rend un soir seule dans un cabaret. Repoussant les avances d'un premier homme, elle accepte ensuite celles d'un officier de la marine et, entre deux verres et deux pas de danse, laisse ses pensées voguer vers des fantasmes d'adultère et d'aventures exotiques.
Nous quittons donc le cabaret par moments, grâce aux songes de cette femme. Germaine Dulac nous fait partager ses rêveries. Elle s'appuie sur l'ambiance du lieu et, bien que le film soit bien sûr muet, sur la musique qui aide tout autant à voyager (différents numéros se succèdent sur la scène et dans la salle). Le décor du dancing est réaliste. A l'opposé, ce sont les brèves séquences évoquant la vie maritale qui semblent irréelles : le mari n'est vu que de dos, la représentation de la chambre et du salon est réduite à quelques meubles. Le silence aidant, les réactions des personnages sont étranges. L'homme semble visualiser lui aussi les fantasmes de romance maritime de la femme : il ouvre un hublot au-dessus de leur siège et fait mine de fixer l'horizon... qui se révèle être une arrière cour sordide. De la même manière, plus tard, la réalité reprendra le dessus. L'officier découvre que sa conquête est mère de famille (le jeu des mains, des alliances et des médaillons donne de très beaux plans de détails). Il en invite aussitôt une autre à la table, bien plus habituée des lieux. La femme n'a plus qu'à rentrer chez elle pour se coucher avant le retour de son mari. Pas de moralisme cependant, car quelque chose a réellement bougé.
Après le merveilleux, le cauchemar. La coquille et le clergymanest un scénario d'Antonin Artaud. Dulac décide de le mettre en images et se rapproche du surréalisme. Au contraire de celle de Bunuel, qui tournera quelques mois plus tard Un chien andalou, sa mise en scène ne tient pas vraiment du collage, ni de la discontinuité, du renversement ou de la provocation. Si obscure soit-elle, une histoire nous est bien contée. Un ecclésiastique se sert d'une étrange coquille dans un sous sol pour faire quelques expériences. Un militaire arrive, s'en empare et la jette à terre. L'homme de foi le poursuit alors partout, pour contrarier sa relation avec une belle femme, lui-même étant certainement en proie au désir.
Le film n'a comme logique que celle d'un rêve ou d'un cerveau malade. La sexualité est plus qu'allusive, comme dans cette scène où l'ecclésiastique en vient à arracher, dans l'église, le corsage de la femme, découvrant sa poitrine. Toute cette séquence, organisée autour d'un confessionnal, est d'ailleurs assez stupéfiante de par le corps à corps violent entre les deux hommes, un dédoublement de personnalité et plusieurs trouvailles visuelles. L'ambiance nous fait penser à quelque chose, on est pas sûr, on verra plus tard... Le fantastique se fait ainsi beaucoup plus inquiétant que dans L'invitation au voyage. Les décors sont sombres, les personnages apparaissent et disparaissent tels des spectres, courent comme des vampires ou des morts-vivants, bras tendus. Puis arrive cette séquence où l'homme en noir poursuit calmement ses deux proies, en traversant une pièce vide en direction d'une porte qui donne sur une pièce vide qu'il faut traverser jusqu'à une porte qui donne sur une pièce vide... Juste avant, un plan inversait pour un instant, sans raison, la position du poursuiveur et de la poursuivie. Enfin, l'ouverture de la dernière porte nous emmène dans une grande salle décorée au sol de motifs géométriques. Si tout cela ne vous dit rien, c'est que vous n'avez malheureusement jamais eu la chance de voir l'anthologique séquence du dernier épisode de Twin Peaksdans laquelle l'agent Dale Cooper se retrouve dans le "monde noir". Car ce sont bien les mondes parallèles de Lynch qu'évoque aujourd'hui La coquille et le clergyman (un plan bref nous montre l'homme descendant un escalier alors qu'il n'a plus de tête et c'est tout Eraserheadqui revient dans la nôtre). Voilà un croisement singulier qui donne encore au film de Germaine Dulac une dimension nouvelle.
Dès la première projection publique au Studio des Ursulines, Artaud dénigra le travail de Dulac et les surréalistes s'empressèrent de crier à la trahison. Des années plus tard, Ado Kyrou dans son ouvrage Le surréalisme au cinéma adopta la même position, dénonçant notamment la féminisationdu scénario. La plupart des historiens et critiques de cinéma ont depuis suivi cette ligne dure, balayant l'oeuvre de Dulac d'un revers de manche, ne louant que ses scénaristes ou se limitant à informer qu'elle fût à l'origine du premier film surréaliste. La découverte de ces deux courts poèmes m'incite plutôt, pour ma part, à voir les autres (peu nombreux, Germaine Dulac n'ayant plus tourné à partir de 1933, jusqu'à sa mort en 1942).